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ROMANS NATIONAUX
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'Paris. — Imprimerie Jules ^onaventure, GAUTHIER- VILLARS^ successeur,
55, quai des Grands-Q/îugustins,
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-LES SEPT OUVRAGES COMPLETS.—
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ERCKMANN
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CHATRIAN) C^
- LE CONSCRIT DE i8i3 - WATERLOO -
MADAME THÉRÈSE OU LES VOLONTAIRES DE 92
L'HOMME DU PEUPLE. - LA GUERRE.
ILLUSTRÉS PAR RIOU
L'INVASION, iLLUfTBÉB PAU FUCHS.
LE BLOCUS, ILLUSTRÉ par Théophile SCHULER :
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PARIS
]. HETZEL a G", ÉDITEURS, 18, RUE JACOB
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iKuTiMu. ILLUSTRATIONS DE THÉOPHILE SCHULER. loci
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■ÀDAtlE Th£rÈSE — l'iNVASIOK — WATERLOO.
io LIVRAISONS -
1 GRAVURES PAR LIVRAISON.
AVERTISSEMENT
Leeuccès éclatant de ces bons livres est un
des meillenra signes de notre temps. Il proure
que la Huse de l'histoire vraie parle encore à
tous les ccenrs. Il prouve aussi que l'amour de
la patrie et de la famille, que le développement
des sentiments nobles, que le dévouement
aux grandes idées de progrès, de justice 'et
d'humanité ont des échos dans toutes les
consciences. Il nous enseigne que si l'âme
de la France peut parfois s'endormir, elle s'é-
veille toujours au premier cri des esprits gô-
néreui.
ROMANS NATIONAUX.
Jamais plume n'a été teaue d'une main pluB
ferme et plus honnête que celle qui a tracé les
admirables, les glorieux, les poignants récits
qui se déroulent dans les quatre livres que
~ nous réunissons sous le titre de Romans
nationaux. Jamais notre histoire n'a été abor-
dée avec plus de franchise et de droiture que
dans ces oeu-vres à la fois si émouvantes et si
simples. Pasunmotdansces épopées ingénues
et profondes ne blessera )a conscience du
citoyen, n'alarmera la pudeur du foyer. Voilà
des livres, voilà un aliment moral qu'on peut
présenter avec tranquillité à la famille tout
entière : le père, la mère, les enfants, l'aïeul,
en feront la lecture en commun, et après avoir
lu, tous, oui tous, nous osons le dire, se senti-
ront meilleurs et comme fortifiés. Chacun de
ces ouvrages est l'image d'une des grandes
guerres de la Révolution et de l'Empire. Nos
pères ont gardé et nous ont transmis le sou-
venir de ces luttes gigantesques, elles ont fait
palpiter autrefois la France tout entière, elles
vivent encore aujourd'hui dans la mémoire
de beaucoup d'hommes de notre temps : —
le vieux soldat, le paysan, l'ouvrier retrouve-
ront avec attendrissement et âerté, dans les
Romans naUonauXy le fidèle souvenir des jours
de leurs épreuves et de leur vaillance.
La forme de ces admirables récits est d'une
simplicité magistrale, qui les a mis tout d'un
coup à la portée de tous les Âges et de tous les
esprits.
Nous avous tenu, dans cette édition, à faire
revivre par le crayon, avec une fidélité scru-
puleuse, la physionomie exacte des temps, des
pays, des hommes, des choses racontées. Pour
accomplir cette tâche, M. Riou s'est transporté
sur les lieux mêmes qui furent le théâtre de
ces luttes mémorables. C'est en Alsace,' dans
les Vosges, au cœur de ces héroïques dépar-
tements qui ont versé le plus pur de leur
sang pour la défense de la patrie; c'est à
Wissembourg, â Landau, à Mayence, à
Leipzig, sur l'une et l'autre rive du Rhin,
qu'il a été recueillir les matériaux de son
illustration.
Son œuvre, comme celle des écrivains, aura
donc le cachet de réalité, de vérité absolue qui
fait la force de l'histoire, et laisse loin tout ce
qui n'est qu'œuvre de fantaisie. I^es costumes,
les sites,les terrains, les maisons, les mes, les
intérieurs, les paysages, tout a été étudié sur
nature par cet habile artiste.
Mettre à la portée de tous par le bon marché,
par le fractionnement en livraisons à 10 cent.
ces œuvres graves, saines et charmantes, c'est
servir le goût du public dans ce qu'il a de
meilleur et de plus respectable.
Chacun concourra suivant son pouvoir à
répandre ces bons livres, nous n'en doutons
pas; nous faisons sur ce point appel à tous les
cœurs patriotiques, à tous les esprits honnêtes
qui comprennent que si les mauvais livres
sont à craindre, le contre-poison ne peut être
que dans la lecture d'œuvrea robustes et forti-
fiantes, — or, les Romans natîonava sont entre
tous, de ces œuvres de choix sur lesquelles
l'assentiment est unanime.
Les ËDrrKURS.
HISTOIRE
cP
,^^CR'T De
) ERCKMANN-CHATRIAN Vj ■
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Ceux qui n'ont pas vu la gloire de l'Empereur
Napoléon dans les années 1810, 1811 et 1812,
ne sauront jamais à quel degré de puissance
peut monter on homme.
Quand il Iravereait la Champagne, la fioi-
raine ou l'Alsace, les gens, au milieu de la
moiason ou des vendanges, abandonnaient tout
pour courir & sa rencontre; il en arrÏTait de
huit et dix lieues; les femmes, les enfants, les
vieillards se précipitaient sur sa route en levant
las mains et criant: • Yivt VEmptrear! vive
fJïmpereur/i On aurait cru que c'était Dieu;
qu'il iaîBait respirer le monde et que si par
malhexir il mourait, tout serait fini. Quelques
ROMANS NATIONAUX.
andens de la République qui hochaient la tête
et se permettaient de dire, entre deux vins, que
l'Empereur pouvait tomber, passaient pour des
fous. Cela paraissait contre nature, et même on
n*y pensait jamais.
Moi, j'étais en apprentissage^ depuis 1804
chez le vieil horloger Melchior Goulden, à
Phalsbourg. Gomme je paraissais faible et que
je boitais un peu, ma mère avait voulu me faire
apprendre un métier plus doux que ceux de
notre village; car, au Dagsberg, on ne trouve
que des bûcherons, des charbonniers et des
schlitteurs. M. Goulden m'aimait bien. Nous
demeurions au premier étage de la grande
maison qui fait le coin en face du Bosuf-Rouge,
jrès de la porte de France.
C'b2*- là qu'il fallait voir arriver des princes,
des ambasb^deurs et des généraux, les uns à
cheval, les autres en calèche, les autres en
berline^ avec des habits galonnés, des plumets,
des fourrures et des décorations de tous les
pays. Et sur la grande route il fallait voir pas-
ser les courriers, les estafettes, les convois de
poudre, de boulets, les canons, les caissons, la
cavalerie et l'infanterie ! Quel temps ! quel mou-
vement I
En cinq ou six ansThôtelier Georges fit for-
tune ; il eut des prés, des vergers, des maisons et
des écuB en abondance, car tous ces gensairi-
vant d^Allemagne, de Suisse, de Russie, de Polo-
gne ou d'ailleurs ne regardaient pas à quelques
poignées d'or répandues sur les grands che-
mins; c'étaient tous des nobles, qui se faisaient
gloire en quelque sorte de ne rien ménager.
Du matin au soir, et même pendant la nuit,
rhôtel du Bœuf'Rouge tenait table ouverte. Le
long des hautes fenêtres en bas, on ne voyait
que les grandes nappes blanches, étincelantes
d'argenterie et couvertes de gibier, de poisson
et d'autres mets rares, autour desquels ces voya-
geurs venaient s'asseoir côte à côte. On n'en-
tendait dans la grande cour derrière que les
hennissements des chevaux, les cris des pos-
tillons, les éclats de rire des servantes, le rou-
lement des voitures, arrivant ou partant, sous
les hautes portes cochèreî . Ah ! l'hôtel du Bœuf-
Rouge n'aura jamais un temps de prospérité
pareille I
On voyait aussi descendi^e là des gens de la
ville, qu'on avait connus dans le temps pour
chercher du bois sec à la forêt, ou ramasser le
fumier des chevaux sur les grandes routes. Ils
étaient passés commandants^ colonels, gêné-*
raux, un sur mille, à force de batailler dans
tous les pays du monde.
Le vieux Melchior, son bonnet de soie noire
tiré sur ses larges oreilles poilues, les pau-
pières flasques, le nez pincé dans ses grandes
besicles de corne et les lèvres serrée», ne pou-
vait s'empêcher de déposer sur l'établi sa loupe
et son poinçon et de jeter quelquefois un regard
vers l'auberge, surtout quand les grands coups
de fouet des postillons à lourdes bottes, petite
veste et perruque de chanvre tortillée sur la
nuque, retentissaient dans les échos des rem-
parts, annonçant quelque nouveau person-
nage. Alors il devenait attentif, et de temps en
temps je l'entendais s'écrier :
« Tiens 1 c'est le fils du couvreur Jacob, de la
vieille ravaudeuse Marie-Anne ou du tonnelier
*
Franz-Sépel! Il a fait son chemin... le- voilà
colonel et baron de l'Empire par-dessus le mar-
ché! Pourquoi donc est-ce quil ne descend pas
chez son père, qui demeure là-bas dans la rue
des Capucins? >
Mais lorsqu'il les voyait prendre le chemin
de la rue, eu donnant des poignées de main à
droite et à gauche aux gens qui les reconnais-
saient, sa figure changeait; il s'essuyait les
yeux avec son gros mouchoir à carreaux, en
murmurant :
« C'est la pauvre vieille Annette qui va avoir
du plaisir ! A la bonne heure, à la bonne heure!
il n'est pas fier celui-là, c'est un brave homme;
pourvu qu'un boulet ne l'enlève pas de silcl ! »
Les uns passaient comme honteux de recon-
naître leur nid, les autres traversaient llèie-
ment la ville, pour aller voir leur sœur ou leur
cousine. Ceux-ci, tout le monde en parlait, on
aurait dit que tout Phalsbourg portait leurs
croix et leurs épaulettes ; les autres, on les mé-
prisait autant et même plus que lorsqu'ils ba-
layaient la grande roule.
On chantait presque tous les piois des Te Deum
pour quelque nouvelle victoire, et le canon de
l'arsenal lirait ses vingt et un coups, qui vous
faisaient trembler le cœur. Dans les huit jours
qui suivaient, tous les familles étaient dans
l'inquiétude, les pauvres vieilles femmes sur-
tout attendaient une lettre; la première qui
venait, toute la ville le savait : ■ Une telle a reçu
des nouvelles de Jacques ou de Claude ! • et
tous couraient pour savoir s'il ne disait rien de
leur Joseph ou de leur Jean-Bapliste. Je ne
parle pas des promotions, ni des actes de dé-
cès; les promotions, chacun y croyait, il fal-
lait bien remplacer les morts ; mais pour les
actes de décès, les parents attendaient en pleu-
rant, car ils n^arrivaient pas tout de suite, quel-
quefois même ils n'arrivaient jamais, et les
pauvres vieux espéraient toujours, pensant :
« Peut-être que notre garçon est prisoxmier. . .
Quand la paix sera faite, il reviendra... Com-
bien sont revenus qu'on croyait morts 1 » Seu-
lement la paix ne se faisait jamais , une guerre
finie, on en commençait une autre. 11 noua
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
manquait toujours quelque chose, soit du côté
de la Russie, soit du côté de l'Espagne ou ail-
leurs*, — l'Empereur n'était jamais content.
Souvent, au passage des régiments qui tra-
versaient la villoy — la grande capote retroussée
sur les hanches, le sac au dos, les hautes guê-
tres montant jusqu'aux genoux et le fusil à
volonté; allongeant le pas, tantôt couverts de
boue, tantôt blancs de poussière, — souvent le
père Melchior, après avoir regardé ce défilé,
me demandait tout rêveur :
• Dis donc, Joseph, combien penses-tu que
nous en avons vu passer depuis 1804 ?
— Oh! je ne sais pas, monsieur Goulden, lui
disais-je, au moins quatre ou cinq cent mille.
— Oui... au moins ! faisait-il. £t combien en
as-tu vu revenir? »
Alors je comprenais ce qu'il voulait dire, et
je lui répondais :
« Peut-être qu'ils rentrent par Mayence, ou
par une autre route... Ça n'est pas possible
autrement! »
Mais il hochait la tête et disait :
> Ceux que tu n'as pas vu revenir sont morts,
comme des centaines et des centaines de mille
autres mourront, si le bon Dieu n'a pas pitié
de nous, car l'Empereur n'aime que la guerre!
Il a déjà versé plus de sang pour donner des
couronnes à ses frères, que notre grande Ré-
volution pour gagner les Droits de l'Homme. •
Nous nous remettions à l'ouvrage, et les ré-
ftexions de M. Goulden me donnaient terrible-
ment à, réfléchir. .
Je boitais bien un peu de la jambe gauche^
mais tant d'autres avec des défauts avaient reçu
leur feuille de route tout de même !
Ces idées me trottaient dans la tête, et quand
yy pensais longtemps, j'en concevais un grand
chagrin. Cela me paraissait terrible, non-seu-
lement parce que je n'aimais pas la guerre,
mais encore parce que je voulais me marier
avec ma cousine Catherine des Quatre- Vents.
Nous avions été en quelque sorte élevés en-
semble. On ne pouvait voir de fille plus fraîche^
plus riante ; elle était blonde, avec de beaux
yeux bleus, des joues roses et des dents blan-
ches comme du lait; elle approchait de ses dix-
huit ans; moi j'en avais dix-neuf, et la tante
Margrédel paraissait contente de me voir ar-
river tous les dimanches de grand matin, pour
déjeuner et diner avec eux.
Catherine et moi nous allions derrière, dans
le verger; nous mordions dans les mêmes
pommes et dans les mêmes poires ; nous étions
les plus heureux du monde.
G*e8t moi qui conduisais Catherine à la grand'-
messe et aux vêpres, et, pendant la fête, elle
ne quittait pas mon bras et refusait de danser
avec les autres garçons du village. Tout le
monde savait que nous devions nous marier
un jour; mais si j'avaisle malheur de partira la
conscription, tout était fini. Je souhaitais d'être
encore mille fois plus boiteux, car, dans ce
temps^ on avait d'abord pris les garçons, puis
les hommes mariés, sans enfants, et malgré
moi je pensais : « Est-ce que les boiteux valent
mieux que les hommes mariés? est-ce qu'on ne
pourrait pas me mettre dans la cavalerie! •
Rien que cette idée me rendait triste: j'aurais
déjà voulu me sauver.
Mais c'est principalement en 1812,au com-
mencement de la guerre contre les Russes, que
ma peur grandit. Depuis le lîiois de février
jusquàlafinde mai, tous les jours nous ne
vîmes passer que des régiments et des régi-
ments : des dragons, des cuirassiers, des cara-
biniers, des hussards, des lanciers de toutes
les couleurs, de l'artillerie, des caissons, des
ambulances, des voitures, des vivres, toujours
et toujours, comme une rivière qui coule et
dont on ne voit jamais la fin.
Je me rappelle encore que cela commença
par des grenadiers qui conduisaient de gros
chariots attelés de bœufs. Ces bœufs étaient à
la place de chevaux, pour servir de vivres plus
tard, quand on aurait usé les muuitions. Cha-
cun disait : • Quelle belle idée 1 Quand les gre-
nadiers ne pourront plus nourrir les bœufs,
les bœufs nourriront les grenadiers. • Malheu-
reusement ceux qui disaient cela ne savaient
pas que les bœufs ne peuvent faire que sept à
huit lieues par jour, et qu*il leur faut sur huit
jours démarche un jour de repos au moins; de
sorte que ces pauvres bêtes avaient déjà la
corne usée, la lèvre baveuse, les yeux hors de
la tête, le cou rivé dans les épaules, et qu'il
ne leur restait plus que la peau et les os. Il en
passa pendant trois semaines de cette espèce,
tout déchirés de coups de baïonnette. La viande
devint bon marché, car on abattait beaucoup
de ces bœufs, mais peu de personnes en vou-
laient, la viande malade étant malsaine. Ils
n'arrivèrent pas seulement à vingt lieues de
l'autre côté du Rhin.
Après cela, nous ne vîmes plus déûler que
des lances, des sabres et des casques. Tout s'en-
gouffrait sous la porte de France, traversait la
place d'Armes en suivant la grande route, et
sortait par la porte d'Allemagne.
Enfin, le 10 mai de cette année 1812, de
grand matin, les canons de l'arsenal annon-
cèrent le maître de tout. Je donnais encore
lorsque le premier coup partit, en faisant gre-
lotter mes petites vitres comme un tambour,
et presque aussitôt M. Goulden, avec l9 chan-
delle allumée, ouvrit ma porte en n^e disant :
• Lève-toi... le voilà ! »
Nous ouvrîmes la fenêtre. Au milieu de la
nuit je vis s'avancer au grand trot, sous la
porte de France^ une centaine de dragons dont
plusieurs portaient des torcl^es;ils passèrent
avec un roulement et des piétinements terri-
bles; leurs lumières serpentaient sur la façade
des maisons comme de la flamme, et de toutes
les croisées on entendait partir des cris sans
fin : • Vive V Empereur! vive V Empereur! »
Te regardais la voiture, quand un cheval
s'abattit .sur le poteau du boucher Klein, où
Ton attachait les bœufs ; le dragon tomba comme
une masse, les jambes écartées, le casque dans
la rigole, et presque aussitôt une tête se pencha
hors de la voiture pour voir ce qui se passait,
une grosse tête pâle et grasse, une touffe de
cheveux sur le front : c'était Napoléon ; il te-
nait la main levée comme pouf prendre une
prise de tabac, et dit quelques mots larusque-
ment. L'olficier qui galopait à côté de la por-
tière se pencha pour lui répondre. Il prit sa
prise et tourna le coin, pendant que les cris
redoublaient et que le canon tonnait.
Voilà tout ce que je vis.
L'Empereur ne s'arrêta pas à Phalsbourg;
tandis qu'il courait déjà sur la route de Saverne,
le canon tirait ses derniers coups. Puis le si-
lence se rétablit. Les hommes de garde à la
porte de France relevèrent le pont, et le vieil
horloger me dit :
« Tu l'as vu î
— Oui, monsieur Goulden.
— Eh bien I flt-il, cet homme-là tient notre
vie à tous dans sa main ; il n'aurait qu'à souffler
sur nous et ce serait flni. Bénissons le ciel qu^il
ne soit pas méchant, car sans cela le monde
verrait des choses épouvantables, comme du
temps des rois sauvages et des Turcs. »
Il semblait tout rêveur; au bout d'une mi-
nute, il ajouta :
« Tu peux te recoucher; voici trois heures
qui sonnent. • -
Il rentra dans sa chambre, et je me remis
dans mon lit. Le grand silence qu'il faisait
dehors me paraissait extraordinaire après tout
ce tumulte, et jusqu'au petit jour, je ne cessai
point de rêver à l'Empereur. Je songeais aussi
au dragon, et je désirais savoir s'il était moi*t
du coup. Le lendemain, nous apprîmes qu'oa
l'avait porté à l'hôpital et qu'il en reviendrait.
Depuis ce jour jusqu'à la fin du mois de sep-
tembre, on chanta beaucoup de Te Deum à Té*
glise, et l'on tirait chaque fois vingt et un coup»
de canon pour quelque nouvelle victoire. C'é-
tait presque toujours le matin ; M. Goulden '
aussitôt s'écriait : '
« Hé, Joseph! encore une bataille gagnée J
cinquante mille hommes à terre, vingt-cinq
drapeaux, centbouches à feu!... Tout va bien...
tout va bien. — Il ne reste maintenant qu'à
faire ime nouvelle levée , pour remplacer ceux
qui sont morts ! »
Il poussait ma porte, et je le voyais tout gris,
tout chauve , en manches de chemise , le cou
nu, qui se lavait la figure dans la cuvette.
• Est-ce que vous croyez, monsieur Goulden,
lui disais-je dans im grand trouble, qu'on pren-
dra les boiteux?
— Non, non, faisait-il avec bonté, ne crains
rien, mon enfant; tu ne pourrais réellement
pas servir. Nous arrangerons cela. Travaille
seulement bien, et ne t'inquiète pas du reste. >
Il voyait mon inquiétude et cela lui faisait de
la peine. Je n'ai jamais rencontré d'honmie
meilleur. Alors il s'habillait pour aller remon-
ter les horloges en ville , celles de M. le com-
mandant de place, de M. le maire et d'autres
personnes notables. Moi, je restais à la maison,
M. Goulden ne rentrait qu'après le Te Deum ;
il ôtait son grand habit noisette, remettait sa
perruque dans la boite et tirait de nouveau son
bonnet de soie sur ses oreilles, en disant :
« L'armée est à Vilna, — ou bien à Smolensk,
— je viens d'apprendre ça chez M. le com-
mandant. Dieu veuille que nous ayons le des-
sus cette fois encore et qu'on fasse la paix ; le
plus tôt sera le mieux , car la guerre est une
chose terrible. •
Je pensais aussi que, si nous avions la paix,
on n'aurait plus besoin de tant d'hommes et
que je pourrais me marier avec Catherine. Cha-
cun peut s'imaginer combien de vœux je for-
mais pour la gloire de TEmpereur*
II
C'est le 1 5 septembre 1812 qu'on appri t notre
grande victoire de la Moskowa. Tout le monde
était dans la jubilation et s'écriait : « Mainte
nant nous allons avoir la paix... maintenant la
guerre est finie... •
Quelques mauvais gueux disaient qu'il res-
tait à prendre la Chine; on rencontre toujours
des êtres pareils pour désoler les gens.
Huit jours après, on sut que nous étions à
Moscou, la plus grande ville de Russie et la plus
riche ; chacun se figurait le butin que nous al-
lions avoir, et l'on pensait que cela ferait dimi-
nuer les contributions. Mais bientôt le bruit
courut que les Russes avaient mis le ^eu dans
leur ville, et qu'il allait falloir battre en retraite
sur la Pologne , si l'on ne voulait pas périr de
■> »
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
faim. On ne parlait que de cela dans les auber-
ges, dans les brasseries, à la halle aux blés,
partout ; on ne pouvait se rencontrer sans se
demander aussitôt : « Eh bien... eh bien... ça
va mal... la retraite a commencé 1 »
Les gens étaient pâles; et devant la poste,
des centaines de paysans attendaient du matin
au soir , mais il n'arrivait plus de lettres. Moi
je passais au travers de tout ce monde, sans
faire trop attention, car j'en av£âd tant vu I Et
puis j'avais une idée qui me réjouissait le cœur,
et qui me faisait voir tout en beau.
Vous saurez que depuis cinq mois je voulais
faire un cadeau magnifique à Catherine , pour
le jour de sa fête, qui tombait le 18 décembre.
Parmi les montres qui pendaient à la devanture
de M. &oulden, il s'en trouvait une toute petite^
quelque chose de tout à fait joli , la cuvette en
argent, rayée de petits cercles qui la faisaient
reluire comme une étoile. Autour du cadran,
sous le verre , était un filet de cuivre , et sur le
cadran on voyait peints deux amoureuix qui se
faisaient en quelque sorte une déclaration, car
le garçon donnait à la fille im gros bouquet de
i*oses, tandis qu'elle baissait modestement les
yeux, en avançant la main.
La première fois que j'avais vu cette montre,
je m'étais dit en moi*méme : • Tu ne la laisse-
ras pas échapper; elle sera pour Catherine.
Quand tu sorais forcé de travailler tous les jours
jusqu'à minuit, il faut que tu Faies. » M. Chûul-
den , après sept heures , me laissait travailler
pour mon compte. Nous avions de vieilles mon-
tres à nettoyer, à rajtisCer, à remonter. Cela
donnait beaucoup de peine, et quand j'avais
fait un ouvrage pareil, le père Melchior me
payait raisonnablement. Mais la petite montre
valait trente-cinq francs. Qu'on s'imagine, d'a-
près cela, les heures de nuit qu'il me fallut
passer pour Tavoir. Je suis sûr que si M. Goul-
den avait su que je la voulais , il m'en aurait
fait présent lui-même ; mais je ne m'en serais
pas seulement laissé rabattre un liard , j'aurais
regardé cela comme honteux ; je me disais :
« Il faut que tu Taies gagnée... que personne
n'ait rien à réclamer dessus. > Seulement, de
peur qu'un autre n'eût l'idée de l'acheter, je
l'avais mise à part dans ime boite, en disant au
père Melchior que je connaissais un acheteur
pour cette montre.
Maintenant chacun doit comprendre que
toutes ces histoires de guerre m'entraient par
une oreille et me sortaient par l'autre. Je me
figurais la joie de Catherine en travaillant ; du-
rant cinq mois je n'eus que cela devant les
yeux ; je me représentais sa mine lorsqu'elle
recevrait mon cadeau , et je me demandais :
• Qu'est-ce qu'elle dira ? • Tantôt je me figurais
qu'elle s'écriait : • 0 Joseph , à quoi penses-tu
donc? C'est bien trop beau pour moi... Non...
non... je ne peux pas recevoir une si belle
montre I • Alors je la foi'çais de la prendre, je la
glissais dans la poche de son tablier en disant :
« Allons donc, Catherine, allons donc... Est-ce
que tu veux me faire de la peine? • Je voyais
bien qu'elle la désirait, et qu'elle me disait cela
pour avoir l'air de la refuser. Tantôt je me re-
présentais sa figure toute rouge ; elle levait les
mains en disant : ■ Seigneur Dieu ! maintenant,
Joseph, je vois bien que tu m'aimes? • Et elle
m'embrassait, les larmes aux yeux. J'étais bien
content. La tante Grédel approuvait tout. Enfin
mille et mille idées pareilles me passaient par la
tête, et le soir, en me couchant, je pensais :
« Il n'y a pourtant pas d'homme aussi heureux
que toi, Joseph l Voilà maintenant que tu peux
faire un cadeau rare à Catherine par ton tra-
vail. Et sûrement qu'elle prépare aussi quelque
chose pour ta fête, car elle ne pense qu'à toi ;
vous êtes tous les deux très-heureux, et quand
vous serez mariés, tout ira bien. • Ces pensées
m*attendrissaient; jamais je n'avais éprouvé
d'aussi gntnde satisfaction.
Pendant que je travaillais de la sorte, ne
songeant qu'à ma joie, l'biver arriva plus tôt
que d^abltude, vers le commencement de no-
tB^embre. Il ne commença point par de la neige,
mais par un froid sec et de grandes gelées. En
Iquelques jours toutes les feuilles tombèrent,
la terre durcit comme de la pierre, et tout se
couvrit de givre : les tuiles, les pavés et les
vitres. II fallut faire du feu, cette année-là, pour
empêcher le froid d'entrer par les fentes I
Quand la porte restait ouverte une seconde,
toute la chaleur était partie ; le bois pétillait
dans le poêle ; il brûlait comme de la paille en
bourdonnant, et les cheminées tiraient bien.
Chaque matin je me dépêchais de laver les
vitraux de la devanture avec de l'eau chaude;
j'avais à peine refermé la fenêtre qu'une ligne
de givre les couvrait. On entendait dehors les
gens courir en respirant, le nez dans le collet
de leur habit et les mains dans les poches.
Personne ne s*arrétait, et les portes des mai-
sons se refermaient bien vite.
Je ne sais où s'en étaient allés les moineaux,
s*ils étaient morts on vivants, mais pas un
seul ne criait sur les cheminées, et sauf le ré-
veil et la retraite qu'on sonnait aux deux ca-
sernes, aucun autre bruit ne troublait le silence.
Souvent, quand le feu pétillait bien,M. Goul-
den s'arrêtait tout à coup dans son travail, et
regardant un instant les vitres blanches, il s'é-
criait :
« Nos pauvres soldats I nos pauvres soldats ! »
11 disait cela d'une voix si triste, que je sen-
ROMANS NATIONAUX.
la>s mon cœur se serrer et i^e je lui répondais :
• Mais, mouBieuT Goulden, ils doivent être
mainteDant en Pologne, dans de IionDes caser-
nes ; car de penser que des êtres humains puis-
sent snpporterun froid pareil, c'est impossible.
~Ua froid pareil I disait-il, oui, dans ce
pays, il fait froid, très-froid, à cause des cou-
rants d'air de la montagne ; et pourtant qu'est-
ce que ce froid auprès de celai du nord, en
Rueaie et en Pologne? Dieu veuille qu'ils soient
partis assez tâtl... Mon Dieu! mon Dieul com-
bien ceux qui conduisent les hommes ont une
charge lourde à porter! •
Alors il se taisait, et durant des heures je
EongeaisA ce qu'il m'avait dit; je me repré-
sentais nos soldats en route, courant pour se
rÈchaufTer. Mais l'idée de Catherine me reve-
nait toujours, et j'ai pensif bien souvenldepuis,
que Joraque l'homme est heureux, le malheur
des autres le touche peu, surtout dans la jeu-
nesse, où les passions sont plus fortes, et où
l'expérience des grandes misères vous manque
encore.
Aprèsles gelées, il tomba tellement de neige,
que les courriers en furent arrêtés sur la câta
des Qualre-Vents. J'eus peur de ne pouvoir pas
aller chei Catherine le jour de sa fête ; mais
deux compagnies d'infanterie sorlirent avec
des pioches, et taillèrent dans la neige durcie
une route pour laisser passer les voitures, et
cette routa resta jusqu'au commencement du
mois d'avril 1813.
Cependant la fête de Catherine approcnait de
jour en jour, et mon bonheur augmentait en
HISTOIRE DCN CONSCRIT DE 1813.
Oui rini (Page (S.)
proportion. J'avaUdéj les trente-dog francs,
mais je ne savais comment dire à M. Qouldeo
qae j'achetais la montre; j'aurais voulu tenir
loatet ces choses secrètes : cela m'ennuyait
beaucoup d'eu parler.
Enfin la veille de la fête, entre six et sept
heures du soir, comme nous travailhons en
âlence, la îampe entre nous, tout à coup je
pris ma résolution et je dis:
< VoussaTez.monsieurGoulden, que jevous
ai parlé d'un adieteur pour la petite montre en
argentT
—Oui, Joseph, fit-il sans se déranger; mais
Q n*e8t pas encore venu.
— Cest moi , monsieur Goulden , qui suia
facheleur. •
Àk»is il se redressa tout étonné. Je tirai les
(rante-citjq francs et je les pos^ sur l'établi.
Lui me regardait.
• Mais, fit-il, ce n'est pas une montre pour
toi, cela, Joseph; ce qu'il te faut, c'est une
grosse montre, qui te remplisse bien la poche
et qui marque les secoodes. Ces petites mon-
tres-là, c'est pour les femmes. •
Je ne savais que répondre.
M. Qoulden, après avoir rdvé quelques in-
stants, se mit à sourire.
( Ahl bon, bon, dit-il, maintenant je com-
prends, c'est demain la fête de Catherine t
Voilà donc pourquoi tu IraTaillais jour et nuiti
Tiens, reprends cet argent, je n'en veux pas. >
J'étais tout confus.
< Monsieur Goulden, je vous remercie bien,
lui dis-je, mais cette montre est pour Cathe-
10
ROMANS NATIONAUX.
rine, et je suis content de TaToir gagnée. Vous
me feriez de la peine si vous refusiez l'argent;
j^aimerais autant laisser la montre. •
Tl ne dit ^lus rien et prit les trente-cinq
francs; puis il ouvrit son tiroir et choisit une
belle chaîne d'acier, avec deux petites clefs en
argent doré qu'il mit à la montre. Après quoi
lui-même enferma le tout dans une boite avec
jne faveur rose. Il fit cela lentement, comme
attendri ; enfin il me donna la boite.
« C'est un joli cadeau, Joseph, dit-il; Cathe-
rine doit s'estimer bien heureuse d'avoir un
amoureux tel que toi. C'est une honnête fille.
Maintenant nous pouvons souper; dresse la
table, pendant queje vais lever le pot-au-feu. ■
Nous fîmes cela, puis M. Goulden tira de
l'armoire une bouteille de son vin de Metz, qu'il
gardait pour les grandes circonstances, et nous
soupâmes en quelque sorte comme deux ca-
marades; car, durant toute la soirée, il ne
cessa point de me parler du bon temps de sa
jeunesse, disant qu'il avait eu jadis une amou-
reux mais ju'en l'année 92 il était parti pour
la levée en masse, à cause de* Vinvasion des
Prussiens, et qu'à son retour à Fénétrange, il
avait trouvé cette personne mariée, chose na-
turelle, puisqu'il ne s'était jamais permis de
lui déclarer son amour ; cela ne Tempôcliait
pas de rester fidèle à ce tendre souvenir : il en
parlait d'un air grave. Moi je l'écoutais en rê-
vant à Catherine, et ce n'est que sur le coup
de dix heures, au passage de la ronde, qui re-
levait les postes toutes les vingt minutes , à
cause du grand froid, que nous remimes deux
bonnes bûches dans le poêle, et que nous al-
lâmes enfin nous coucher.
III
Le lendemain 18 décembre, je m'éveillai
vers six heures du malin. Il faisait im froid ter-
rible; ma petite fenêtre était comme couverte
d'nu drap de givre.
J'avais eu soin, la veille, de déployer au dos
d'une chaise mon habit bleu de ciel à queue de
iDorue, mon pantalon, mon gilet en poil de
(lièvre, une chemise blanche et ma belle cra-
vate de soie noire. Tout était prêt; mes bas et
mes Fouliers bien cirés se trouvaient au pied du
lit; je n'avais qu'à m'habiller, et, malgré cela,
le froid que je sentais à la figure, la vue de ces
vitres ^t le grand silence du dehors me don-
n<»ient le frisson d'avance. Si ce n'avait pas été
la fête de Catherine » je serais resté là jusqu'à
midi; mais tout à coup celte idée me fit sauter
du lit et courir bien vite au grand joêle do
faïence, où restaient presque toujours quelques
braises de la veille au soir, dans les cendres.
J'en trouvai deux ou trois, je me dépêchai de
los rassembler et de mettre dessus du petit bois
et doux grosses bûches , après quoi je courus
me renfoncer dans mon lit.
M. Goulden, sous ses grands rideaux, la cou-
verture tirée sur le nez et le bonnet de coton
sur les yeux, était éveillé depuis un instant ; il
m'entendit et me cria :
• Joseph, il n'a jamais fait un froid pareil
depuis quarante ans... je sens ça... Quel hiver
nous allons avoir ! •
Moi , je ne lui répondais pas; je regardais de
loin si le feu s'allumait : les braises p'^'^iaient
bien; on entendait le fourneau tir",, et d'un
seul coup tout s'alluma. Le bruit de la flamme
vous réjouissait; mais il fallut plus d'une bonne
demi-heure pour sentir un peu l'air tiède.
Enfin je me levai, je mliabillai. M. Goulden
parlait toujours; moi, je ne pensais qu'à Cathe-
rine. Et comme j'avais fini vers huit heures,
j'allais sortir, lorsque M. Goulden, qui me re-
gardait aller et venir, s'écria :
' Joseph , à quoi penses-tu donc , malheu-
reux? Est-ce avec ce petit habit que tu veux
aller aux Quatre- Vents? Mais tu serais mort à
moitié chemin. Entre dans mon cabinet , lu
prendras le grand manteau, les moufles et les
souliers à double semelle garnis de flanelle. •
Je me trouvais si beau, que je réfléchis s'il
fallait suivre son conseil, et lui, voyant ça, dit:
« Ecoute, on a trouvé hier im homme gelé
sur la côte de Wéchem; le docteur Steinbren-
ner a dit qu'il résonnait comme un morceau
de bois sec, quand on tapait dessus. C'était un
soldat; il avait quitté le village entre six et
sept heures, à huit heures on Ta ramassé ; aiiitfi
ça va vite. Si tu veux avoir le nez et les oreilles-
gelées, tu n'as qu'à sortir comme cela. »
Je vis bien alors qu'il avait raison; je mis
ses gros souliers, je passai le cordon des mou-
fles sur mes épaules, et je jetai le manteau par-
dessus. C'est ainsi que je sortis, après avoir re-
mercié M. Goulden, qui m'avertit de ne pas
rentrer trop tard, parce que le froid augnient:^
à la nuit, et qu'une grande quantité de loups
devsiont avoir passé le Rhin sur la glace.
Je n'étais pas encore devant l'église, que j'a-
vais déjà relevé le collet de peau de renard du
manteau, pour sauver mes oreilles. Le froid
était si vif , qu'on sentait comme des aiguilles
dans l'air, et qu'on se recoquillait malgré soi
jusqu'à la plante des pieds.
Sous la porte d'Allemagne, j'aperçus le sol-
dat de garde, dans son grand manteau gris, re-
culé comme un saint au fond de sa niche; il
UISTOIKE D'UN CONSCRIT DE 1813.
n
serraîtle îuail avec sa manche, pour n^avoir y-dé
les doigts gelés contre le fer, deux glaçons
pendaient à ses moustaches. Personne n^élait
su'^ \e pont, ni devant l'octroi. Un peu plus
loin, hors de Tavancée, je vis trois voitures au
milien de la route, avec leurs grandes bâches
serrées comme des bourriches, elles étince-
laient de givVe ; on les avait dételées et aban-
données. Tout semblait mort au loin, tous les
êtres se cachaient, se blottissaient dans quel-
que trou; on n'entendait que la glace crier
sous vos pieds.
En courant à côté du cimetière, dont les
croix et les tombes reluisaient au milieu de la
neige, je me dis en moi-même : « Ceux qui
dorment là n'ont plus froid ! • Je senrais le man-
teau contre ma poitrine et je cachais mon nez
dans la fourrure, remerciant M. Goulden de la
bonne idée qu'il avait eue. J'enfonçais aussi
mes mains dans les moufies jusqu'aux coudes,
et je galopais dans cette grande tranchée à
perte de vue , que les soldats avaient faite de-
puis la ville jusqu'aux Quatre-Venls. C'étaient
des murs de glace; en quelques endroits ba-
layés par la bise, on voyait le ravin du fond de
Piquet, la forêt du bols de chênes et la monta-
gne bleuâtre , comme rapprochés de vous à
cause de la clarté de Tair. On n'entendait plus
aboyer les chiens de ferme , il faisait aussi trop
froid i>our eux.
Malgré tout, la pensée de Catherine me ré-
chaufîait le cœur, et bientôt je découvris les
premières maisons des Quatre-Yents. Les che-
minées et les toits de chaume, à droite et à gau-
che de la route, dépassaient à peine les monta-
gnes de neige, et les gens, tout le long des
murs, jusqu'au bout du village , avaient fait
une tranchée pour aller les uns chez les autres.
Mais ce jour-là, chaque famille se tenait autour
de son être, et Ton voyait les petites vitres
rondes comme piquées d un point rouge, à cause
du grand feu de Tintérieur. Devant chaque
poi-te se trouvait une botte de paille, jwur em-
pêcher le froid de passer dessous.
 la cinquième porte à droite, je m'arrêtai
pour ôter mes moufles , puis j'ouvris et je re-
fermai bien vite; c*ètait la maison de ma tante
Grëdei Bauer, la veuve de Hathias Bauer et la
raère de Catherine.
Comme j'entrais grelottant et que la tante
Grédel , assise devant Tâtre, tournait sa tête
grise, tout étonnée à cause de mon grand col-
let de renard, Catherine, habillée en dimanche,
avec un€'J)elle jupe de rayage^ le mouchoir à
longues franges en croix autour du sein, le cor-
don du tablier rouge serré à sa taille très-
mince , un joli bonnet de soie bleue à bandes
de velours noir renfermant sa figure rose et
blonde, les yeux doux et le nez un peu relevé.
Catherine s'écria : « C'est Joseph ! »
Et sans regarder deux fois elle accourut
m'embrasser en disant : »
• Je savais bien (pie le froid ne t'empêcherait
pas de venir. •
J'étais tellement heureux que je ne pouvais
parler ! J'ôtai mon manteau que je pendis au
mur avec les moufles ; j*ôtai pareillement les
gros souliers de M. Goulden , et je sentis que
j'étais tout pâle de bonheur.
J'aurais voulu trouver quelque chose d'a-
gréable, mais comme cela ne venait pas, tout
à coup je dis :
«Tiens, Catherine, voici quelque chose pour
ta fêle ; mais d'abord il faut que tu m'embrasses
encore une fois avant d'ouvrir la boite. *
Elle me tendit ses bonnes joues roses et puis
s'approcha de la table ; la tante Grédel vint jaussi
voir. Catherine délia le cordon et ouvrit. Moi
j'étais derrière , et mon cœur sautait , sautait ,
j'avais peur en ce moment que la montre ne fût
pas assez belle. Mais au bout d'un instant, Catht*-
rine, joignant les mains, soupira tout J^as :
• Oh I mon Dieu I que c'est beau 1 . .. C'est une
montre.
— Oui , dit la tante Grédel , ça , c^est tout à
fait beau; je n'ai jamais vu de montre aussi
belle... On dirait de l'argent.
— Mais c'est de l'argent, • fit Catherine en
se retournant et me regardant pour savoir.
Alors je dis :
■ Est-ce que vous croyez, tante Grédel, que
je serais capable de donner une montre en
cuivre argenté à celle que j'aime plus que ma
propre vie? Si j'en étais capable, je me mépri-
serais comme la boue de mes souliers. •
Catherine, entendant cela, me mit ses deux
bras autour du cou, et, comme nous étiors
ainsi, je pensai : « Voilà le plus beau jour do
ma vie I ■
Je ne pouvais plus la lâcher; la tante Grédel
demandait :
t Qu'est-ce qu'il y a donc de peint sur le
veri'e? •
Mais je n'avais plus la force de répondre, cl
seulement à la fin, nous étant assis l'un à côté
de Tautre, je pris la montre et je dis :
• Cette peinture, tante Grédel, représente
deux amoureux qui s'aiment plus qu'on ne
peut dire : Joseph Bertha et Catherine Bauer;
Joseph offre un bouquet de roses à son amou-
reuse, qui étend la main pour le prendre. »
Quand la tante Grédel eut bien vu la montre,
elle dit :
« Viens que je t'embrasse aussi , Joseph ; je
vois bien qu'il t'a fallu beaucoup économiser
' et travailler pour cette montre, et je pense que
12
ROMANS NATIONAUX.
c'est très-beau.... que tu es un bon ouvrier et
que tu nous fais honneur. •
Je Tembrassai dans la joie de mon âme, et
depuis ce moment jusqu'à midi, je ne lâchai
plus la main de Catherine : nous étions heureux
en nous regardant.
La tante Grédel allait et venait 'autour de
râtre pour apprêter un pfainkougen, avec des
pruneaux secs et des kUciUen trempés dans du
vin à la cannelle, et d'autres bonnes choses ;
mais nous n^ faisions pas attention, et ce n'est
qu'au moment où la tante, après avoir mis son
casaquin rouge et ses sabots noirs, s'écria toute
contente : • Allons, mes enfants, à table I • que
nous vîmes la belle nappe, la grande soupière,
la cruche de vin et le pfankougm bien rond,
bien doré, sur une large assiette au milieu.
Gela nous réjouit la vue, et Catherine dit :
« Assieds-toi là, Joseph, contre la fenêtre, que
je te voie bien. Seulement il faut que tu m'arran-
ges la montre, car je ne sais pas où la mettre. »
Je lui passai la chaîne autour du cou, puis,
nous étant assis, nous mangeâmes de bon ap-
pétit. Dehors, on n'entendait rien ; le feu pé-
tillait sur l'âtre. Il faisait bien bon dans cette
grande cuisine, et le chat gris, un peu sauvage,
nous regardait de loin, à travers la balustrade
(le l'escalier au fond, sans oser descendre.
Catherine, après le dîner, chanta l'air : Der
Uebcr Gott. Elle avait une voix douce qui s'éle-
vait jusqu'au ciel. Moi je chantais tout bas,
seulement pour la soutenir. La tante Grédel,
qui ne pouvait jamais rester sans rien faire,
même les dimanches, s'était mise à filer; le
bourdonnement du rouet remplissait les si-
lences, et nous étions tout attendris. Quand un
air était fini, nous en commencions un autre.
A trois heures, la tante nous servit les kûchlen
à la cannelle; nous y mordions ensemble, en
riant comme des bienheureux, et la tante quel-
quefois s'écriait :
« Allons, allons, est-ce qu'on ne dirait pas
de véritables enfants? »
Elle avait l'air de se fâcher, mais on voyait
bien à ses yeux plissés qu'elle riait au fond de
son cœur.
Cela dura jusqu'à quatre heures du soir.
Alors la nuit commençait à venir, l'ombre en-
trait par les petites fenêtres, et, songeant qull
faudrait bientôt nous quitter, nous nous assî-
mes tiistement près de l'âtre où dansait la
Hammo rouge* Catherine me serrait la main;
moi, le front penché, j'aurais donné ma vie
pour rester. Cela durait depuisune bonne demi-
heui'e, lorsque la tante Grédel s'écria :
• Joseph.... écoute.... il est temps que tu
partes*, la lune ne se lève pas avant minuit, il
iTh %îre bientôt noir dehors comme dans un
four, et par ces grands froids un malheur est
si vite arrivé.... »
Ces paroles me portaient un coup, et je sen-
tais que Catherine me retenait la main , mais la
tante Grédel avait plus de raison que nous.
I C'est assez, dit-elle en se levant et décro-
chant le manteau du mur; tu reviendras di-
manche. • •
II fallut bien remettre les gros souliers, les
moufles et le manteau de M. Goulden.
J'aurais voulu faire durer cela cent ans;
malheureusement^ la tante m'aidait. Quand
j'eus le grand collet dressé contre les oreilles,
elle me dit :
t Embrassons-nous, Joseph. »
Je Tembrassai d'abord, ensuite Catherine,
qui ne disait plus rien. Après cela, j'ouvris la
porte, et le froid terrible entrant tout à coup
m'avertit qu'il ne fallait pas attendre.
« Dépêche-toi^ me dit la tante. .
— Bonsoir, Joseph, bonsoir I me criait Ca
therine; n'oublie pas de venir dimanche. »
Je me retournai pour agiter la main, puis je
me mis à courir sans lever la tête, car le froid
était tel que mes yeux en pleuraient derricro
les grands poils du collet.
J'allais ainsi depuis vingt minutes, osant à
peine respirer, quand une voix enrouée, une
voix d'ivrogne, me cria de loin : « Qui vive ! »
Alors je regardai dans la nuit grisâtre, et jo
vis, à cinquante pas devant moi, le colporteur
Pinacle, avec sa grande hotte, son bonnet de
loutre, ses gants de laine et son bâton à point
de fer. La lanterne pendue à la bretelle de la
hotte éclairait sa figure avinée, son menton
hérissé de poils jaunes, et son gros nez on
forme d'éteignoir ; il écarqnillait ses petits yeu.\
comme im loup, en répétant : t Qui vive? »
Ce Pinacle élait le plus grand gueux du pays;
il avait même eu. Tannée précédente, une mau
vaise affaire avec M. Goulden, qui lui réclamait
le prix d'une montre qu'il s'était chargé de re-
mettre à M. Anstett, le curé de Homert, et dont
il avait mis l'argent en poche, disant me l'avoir
payée à moi. Mais, quoique ce chenapan eût
levé la main devant le juge de paix, M. Goulden
savait bien le contraire, puisque, ce jour-là, ni
lui ni moi n*étions sortis de la maison. £n
outre, ce Pinacle ayant voulu danser avec
Catherine à la fête» des Quatre-Vents, elle avait
refusé, parce qu'elle connaissait l'histoire de la
montre, et que, d'ailleurs, elle restait toujoim
à mon bras.
Ce gueux, très-méchant, m'en voulait donc,
et de le voir là, tout à coup, au milieu de la
route, loin de la ville et de tout secouis, avec
son bâton de cormier garni d'une pointe en
fer, cela ne me réjouissait pas beaucoup. Heu-
reuseuient, le petit sentier qui tourne autour
du cimetière était à ma gauche^ et, sans ré-
pondre, je me dépéchai d'y courir, ayant de la
neige presque jusqu'au ventre.
Alors lui^ devinant qui j'étais, s'écria furieux :
« Ah! ah! c'est le petit boiteux.... Halte!...
halte !... il faut que je te souhaite le bonsoir.
Tu viens de chez Catherine, voleur de montre 1 •
Moi je sautais comme un lièvre par-dessus
les tas de neige. 11 essaya d'abord de me sui-
vre, mais sa hotte le gênait; c'est pourquoi,
voyant que je gagnais du terrain, il mit ses
deux mains autour de sa bouche, en criant :
« C'est égal, boiteux, c'est égal.... tu auras
ton compte tout de même : la conscription ap-
proche.... la grande conscription des borgnes^
des boiteux et des bossus...". Tu partiras.... tu
resteras là-bas avec tous les autres.... •
En même temps il reprit son chemin en riant
comme un ivrogne qu'il était, et moi, n'ayant
presque plus la force de respirer, je gagnai la
route, à rentrée des glacis, remerciant le ciel
d'avoir trouvé la petite allée si près de moi ;
car ce Pinacle, bien connu pour tirer son cou-
teau chaque fois qu'il se battait, aurait pu me
donner un mauvais coup.
Malgré le mouvement que je venais de me
donner, j'avais l'onglée sous mes grosses se-
melles, et je me remis à courir.
Cette nuit-là, l'eau gela dans les citernes de
Phalsbourg et le vin dans les caves, ce qui ne
s'était pas vu depuis soixante ans.
A Tavancée, au premier pont et jsous la porte
d'Allomagce, le silence me parut encore plus
grand que le matin, la nuit lui donnait quel-
que chose de terrible. Quelques étoilesbrillaient
entre les grands nuages blancs qui se dépliaient
au-dessus de la ville. Tout le long de la rue,
je ne rencontrai pas une âme, et quand j'ar-
rivai dans notre allée en bas, après avoir re-
fermé la porte, il me semblait qu'il y faisait
chaud; pourtant la petite rigole de la cour qui
longe le mur était gelée. J'attendis ime se-
conde pour reprendre haleine, puis je montai
dans l'ombre, la main sur la rampe.
En ouvrant la chambre , la bonne chaleur
du poêle me réjouit. M. Goulden était assis de-
vant le feu, dans le fauteuil, son bonnet de
soie noire tiré sur la nuque et les mains sur
les genoux.
« C'est toi, Joseph? me dit-il sans se retour-
ner.
—Oui, monsieur Goulden, lui répondis-je;
il fait bon ici. Quel froid dehors ! Nous n'avons
jamais eu un hiver pareil.
—Non, fit-il d'un ton grave, non, c'est un
hiver dont on se souviendra longtemps. •
Alors j'entrai dans le cabinet pour remettre
le manteau, les moufles et les souliers à leur
place.
Je pensais lui raconter ma rencontre avec
Pinacle, quand, en rentrant, il me demanda :
« Tu t'es bien amusé, Joseph^
—Oh oui I la tante Grédel et Catherine m'ont
fait des compliments pour vous.
—Allons, tant mieux! tant mieux ! dit-il, les
jeunes ont raison de s'amuser ; car, quand on
devient vieux, à force d'avoir soufTert, d'avoir
vu des injustices, de l'égoïsme et des malheurs,
tout est gâté d'avance. •
Il se disait ces choses à lui-même, en regar-
dant la flamme. Je ne l'avais jamais vu si triste,
et je lui demandai :
« Est-ce que vous êtes malade, monsieur
Goulden? »
Mais lui, sans me répondre, murmura :
« Oui, oui, voilà les grandes nations mili-
taires... voilà la gloire 1 »
Il hochait la tête et s'était courbé tout rêveur,
ses gros sourcils gris froncés.
Je ne savais que penser de tout cela, lorsque,
se redressant, il me dit :
« Dans ce moment, Joseph, il y a quatre cent
mille familles qui pleurent en France : notre
Grande- Armée a péri dans les glaces de Russie;
tous ces hommes jeunes et vigoureux, que nous
avons vus passer durant deux mois, sont en-
terrés dans la neige. La nouvelle est arrivée
cette après-midi. Quand on pense à cela, c'est
épouvantable! •
Moi, je me taisais; ce que je voyais de plus
clair, c'est que nous allions bientôt avoir une
nouvelle conscription, comme après toutes les
campagnes, et que cette fois les boiteux pour-
raient bien en être. Cela me rendait tout pâle,
et la prédiction de Pinacle me faisait dresser les
cheveux sur la tête.
t Va-t'en, Joseph, couche-toi tranquillement,
me dit le père Goulden ; moi je n'ai pas som-
meil, je vais rester là... tout cela me boulverse.
Tu n'as rien remarqué en ville?
— ^Non, monsieur Goulden. •
rentrai dans ma chambre et je me couchai.
Longtemps je ne pus fermer l'œil, rêvant à la
conscription, à Catherine, à tous ces milliers
d'hommes enterrés dans la neige, et me disant
que je ferais bien de me sauver en Suisse.
Vers trois heures, j'entendis M. Goulden se
coucher à son tour. Qeulques instants après?
je m'endormis à la grâce dé Dieu.
IV
Lorsque j'entrai le lendemain, vers sept heu-
res, dans la chambre de M. Goulden pour me
remettre à l'ouvrage, il était encore au lit et
tout abattu.
« Joseph, me dit-il, je ne suis pas bien, toutes
ces terribles histoires m'ont rendu malade; je
n'ai pas dormi.
— ^Est-ce qu'il faut vous faire du thé? lui de-
mandai-je.
— Non, mon enfant, non, c'est inutile ; ar-
range seulement un peu le feu, je me lèverai
plus tard. Mais, à cette heure, il faudrait aller
régler les horloges en ville, nous sommes au
lundi ; je ne peux pas y aller, car de voir tant
d'honnêtes gens dans une désolation pareille,
des gens que je connais depuis trente ans, cela
me rendrait tout à fait malheureux. Ecoute ,
Joseph, prends les clefs pendues derrière la
porte, et vas-y; cela vaudra mieux. Moi, je
vais tâcher de me remettre, de dormir un
peu... Si je pouvais dormir ime heure ou deux,
cela me ferait du bien>
— C'est bon, monsieur Goulden, lui dis-je, je
pars tout de suite. »
Après avoir mis du bois au fourneau, je pris
le manteau et les moufles, je tirai les rideaux
du lit de M. Goulden, et je sortis, le trousseau
do clefs dans ma poche. L'indisposition du père
Melchior me chagrinait bien un peu, mais une
idée me consolait; je me disais en moi-même :
« Tu vas grimper sur le clocher de la ville, et
tu verras de là-haut la maison de Catherine et
de la tante Grédel. • En songeant à cela j'arri-
vai chez le sonneur de cloches Brainstein, qui
demeurait au coin de la petite place, dans une
vieille baraque décrépite; ses deux garçons
étaient tisserands, et dans ce vieux nid on en-
tendait grincer les métiers et siffler les navet-
tes du matin au soir. La grand'mère, tellement
vieille qu'on ne voyait plus ses yeux, dormait
dans un antique fauteuil, au haut duquel per-
chait \me pie. Le père Brainstein, quand il
n'avait pas à sonner les cloches pour un bap-
tême, un enterrement ou un mariage, lisait
dans son almanach, derrière les petites vitres
rondes de la croisée.
A côté de leur baraque était une cabine, sous
le toit de la vieille halle, où trave.iiiait le save-
tier Koniam, et plus ioin se trouvait Tétalago
des bouchers et des fruitières.
J'arrivai donc chez les Brainstein; et le vieux
ei) xue voyant se leva, disant :
■ C'est vous, monsieur Joseph?
— Oui, père Brainstein, je viens à la place de
M. Goulden, qui n'est pas bien.
— Ah! bon... bon... c'est la même chose. »
Il mit son vieux tricot et son gros bonnet de
laine, en chassant le chat qui dormait dessus ;
puis il prit la grosse clef du clocher dans un
tiroir, et nous sortîmes, moi, bienheureux de
me trouver au grand air, malgré le froid, car
dans ce trou tout était gris de vapeur, et l'on
avait autant de peine à respirer que dans une
marmite; je n'ai jamais compris comment ces
gens pouvaient vivre de la sorte.
Enfin nous remontâmes la rue, et le père
Brainstein me dit :
• Vous connaissez le grand malheur de la
Russie, monsieur Joseph?
— Oui, père Brainstein; c'est terrible!
—Ah ! fit-il, bien sûr ! Mais ça rapportera
beaucoup de messes à Tègliso ; car, voyez-vous,
tout le monde voudra faire dire des messes
pour ses enfants, d'autant plus qu'ils sont morts
dans un pays de païens.
— Sans doute, sans doute, » lui dis-je.
Nous traversions alors la place, et devant la
maison commune , en face du corps de garde,
stationnaient déjà plusieurs personnes, des
paysans et des gens de la ville, qui lisaient une
affiche. Nous montâmes le perron et nous en-
trâmes dans Téglise, où plus de vingt femmes,
jeunes et vieilles, étaient à genoux sur le pavé,
malgré le froid épouvantable.
■ Voyez-vous, fit Brainstein, qu'est-ce que je
vous disais? Elles viennentdéjàprier,et je suis
sûr que la moitié sont là depuis cinq heures. »
Il ouvrit la petite porte de la tour par où Von
monte aux orgues, et nous nous mimes à grim-
per dans les ténèbres. Une fois dans les orgues,
nous primes à gauche du soufflet, et nous mon-
tâmes jusqu'aux cloches.
Je fus bien contçnt de revoir le ciel bleu et
de respirer le grand air, car la mauvaise odeur
des chauves-souris qui vivent dans ces boyaux
vous étouffait presque. Mais quel froid épou-
vantable dans cette cage ouverte à tous le.^
vents, et quelle lumière éblouissante par ces
temps de neige , où la vue s'étendait sur vini'i
lieues de pays! Toute la petite ville de Phals-
bourg, avec ses six bastions, ses trois demî-lu-
nés, ses deux avancées, ses casernes, ses pou-
drières, ses ponts, ses glacis et ses rompants,
sa grande place d'armes et ses petites maisons
X
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
1 j
bien alignées, se dessinait là comme sur un pa-
pier blanc. On -voyait jusqu'au fond des cours,
et moi qui n* étais pas encore habitué à cela, je
me tenais bien au milieu dé la plate-forme, de
peur d'avoir l'idée de m'envoler, comme on le
raconte de certaines gens qui deviennent fous
par les grandes hauteurs. Je n'osais m'appro-
cher de Thorloge, dont le cadran est peint der-
rière avec ses aiguilles, et si Brainstein ne m'a-
vait pas donné l'exemple , je serais resté là,
cramponné à la poutre des -cloches ; mais il me
dit:
■ Venez, monsieur Joseph, et regardez; est-ce
que c'est l'heure ? »
Alors je sortis la grosse montre de M. Goul-
den , qui marquait les secondes , et Je vis qu'il
y avait beaucoup de retard. Brainstein m'aidait
à tirer les poids, et nous réglâmes aussi les
touches.
• L'horloge est toujours en retard les hivers,
dit-il, à cause du fer qui travaille. •
Après m'être un peu familiarisé avec ces
choses, je me mis à regarder les environs : les
Baraques du bois de chênes , les Baraques d'en
haut, le Bigelberg, et finalement je reconnus
les Quatre- Vents sur la côte en face, et la mai-
son de la tante Grédel. Justement la cheminée
fumait comme un fil bleu qui monte au ciel. Et
je revis la cuisine : je me représentai Catherine
en sabots et petite jupe de laine, filant au coin
de râtre , en pensant à moi ! J'étais tellement
attendri , que je ne sentais plus le froid ; je ne
pouvais pas détacher mes yeux de cette che-
minée.
Le père Brainstein , qui ne savait ce que je
regardais, dit :
• Oui... oui, monsieur Joseph , maintenant,
malgré la neige, tous les chemins sont couverts
de monde; la grande nouvelle s'est déjà répan-
due, et chacun arrive pour savoir au juste son
malheur. »
Je vis qu'il avait raison : tous les chemins,
tous les sentiers étaient couverts de gens qui
venaient en ville ; et, regardant siur la place,
j'aperçus la foule qui grossissait devant le corps
de garde de la mairie et devant la poste aux
lettres. On entendait comme de grandes ru-
meurs.
Enfin, après avoir regardé de nouveau la mai-
son de Catherine^ il fallut bien descendre, et
nous nous mimes à tourner dans l'escalier
sombre, comme dans un puits. Une fois dans
l'orgue, nous vîmes du balcon que la foule
avait aussi beaucoup grossi dans l'église : tou-
tes les mères, toutes les sœurs, toutes les vieilles
grand'mères , les riches et les pauvres, étaient
à genoux dans les bancs, au milieu du plus
grand silence . t^H^B priaient pour ceux de là-
bas... offrant tout pour les revoir encore une
fois!
D'abord je ne compris pas bien cela, mais
tout à coup la pensée me vint que, si j'étais
parti l'année d'avant , Catherine serait aussi là
pour prier et me redemander à Dieu ; cela me
traversa le cœur, je sentis tout mon corps gre-
lotter.
« Allons-nous-en , allons- nous-en I dis-je à
Brainstein; c'est épouvantable!
— Quoi? fit-il.
— La guerre. •
Nous descendions alors l'escalier sous la
grande porte, et je traversai la place pour aller
chez M. le commandant Meunier, pendant que
Brainstein reprenait le chemin de sa maison.
Au coin de l'Hôtel de ville, je vis un specta-
cle que je me rappellerai toute ma vie. C'est là
qu'était la grande affiche ; plus de cinq cents
personnes : des gens de la ville et des paysans,
des hommes et des femmes, serrés les uns con-
tre les autres, tout pâles et le cou tendu, la re-
gardaient en silence comme quelque chose de
terrible. Ils ne pouvaient pas la lire, et de temps
en temps l'un ou l'autre disait en allemand ou
en français :
■ Ils ne sont pourtant pas tous morts !.*• il
en reviendra tout de même. •
D'autres criaient :
• Mais on ne voit rien... on ne peut pas ap-
procher ! •
Uue pauvre vieille, derrière, levait les mains
en criant :
• Christophe... mon pauvre Christophe ! »
D'autres, comme indignés de l'entendre, di-
saient :
« Faites donc taire cette vieille ! »
Chacun ne pensait qu'à soi.
Derrière, il en venait toujours d'autres par
la porte d'Allemagne.
A la fin, Harmenlier, le sergent de ville, sor-
tit de la voûte du corps de garde, et se mit au
haut des marches, avec une afiiche toute pa-
reille à celle du mur ; quelques soldats le sui-
vaient. Alors tout le monde courut de son côté,
mais les soldats écartèrent les premiers , et le
père Harmentier se mit à lire cette affiche,
qu'on appelait le 29* bulletin, et dans laquelle
l'Empereur racontait que pendant la retraite les
chevaux périssaient toutes les nuits par milliers.
— 11 ne disait rien des hommes !
Le sergent de ville lisait lentement, personne
ne soufflait mot; la vieille , qui ne comprenait
pas le français, écoutait comme les autres. On
aurait entendu voler une mouche. Mais quand
il en vint à ce passage : — « Notre cavalerie
« était tellement démontée, que l'on a dû réu-
nir lea officiers auxquels il restait un cheval,
ROMAMS NATIONAUX.
■.i «DfuU, à uUe 1 (ra{c tl.)
• pour en former quatre compagnies de cent
• cinquante ;hommea chacune. Les généraux
• faisaient les fonctions de capitaines, et les
■ colonels celles de sous-officiers. * — quand
il lut «e passive, qui en disait plus sur la
misère de la grande armée que tout le reste,
les cris et les gémissements sa firent entendre
de tous les c6léa; deux ou trois femmes tom-
bèrent... on les emmenait en les soutenant
par les bras.
11 est vrai que l'aSlche ajoutait : • La santé
de Sa Majesté n'a jamais étémeiUeure, > et c'é-
tait ime grande consolation. Malheureusement
ça ne pouvait pas rendre la vie aux trois cent
Oiilid àommes enterrés dans ta neige-, aussi les
gea»
s'en alleientbien tristes I D'autres venaient
ftsf
douzaines, qui n'avaient rien entendu, et.
d'heure en heure, Harmentier soriaît pour lire
le bulletin. Cela dura jusqu'au soir, et, chaque
fois, c'était la même chose. Je me sauvai...
j'aurai voulu ne rien savoir de tout cela.
Je montai chez H- le commaadaat de place.
En entrant dans son salon, je le vie qui déjeu-
nait. C'était un homme déjà vieux, mais solide,
la face rouge et de bon appétit.
• Ahl c'est toit flt-il; M. Gouldcnne vient
donc pas ?
— Non, monsieur le commandant, il est ma-
lade, à cause des mauvaises nouvelles.
— Ah 1 bon... bon... je comprends ça, Dt-ii
eu vidant son verre ; oui, c'est malheureui. •
Et tandis que je levais le globe de la pendule,
il ajouta:
I • Bahl tu diras d M. Goulden que nous au-
HISTOIRE D'DN CONSCRIT DB 1813.
;-'k)i
lli Jmduit la vautbt des Suédois. [Pi(£ SI.)
rang notre rennche.... On ne peat paa toujours
aToi4- ie dessus, que âiaUe 1 Depuis quinze ans
que nous les menons tambour battant, il est
assez juste qu'on leur laisse cette petite fiche
de consolation.... Et puis l'honneur est sauf,
noQs n'avons pas été battus : sans la neige et
le froid, ces pauvres Cosaques en auraient vu
des dores.... Hais un peu de patience ; les ca^
dres seront bientôt remplis, et alors gare ! •
Je remontai la pendule ; il se leva et vint re-
guder, étant grand amateur d'horlogerie, n
me pinça l'oreilled'un air joyeux; puis, comme
j'allais m5 retirer, U s'écria en reboutoimant
sa grosse cvpote, qu'il avait ouverte pour
« Dis an père Oonlden de dormir tranquille,
ta danse va recommencer an printemps ; ils
n'auront pas toujours l'hiver pour eux , les
Ealmoucks; dis-lui ça!
— Oui, monsieur le commandant, rèpondis-
je en fermant la porte.
Sa grosse figure et son air ds bonne humeur
m'avalent un peu consolé; mais dans toutes
les maisons où j'allai ensuite chez les Har-
wich, chei les Franti-Toni, chez les Durlach,
partout on n'entendait que dea plaintes. Les
femmes surtout étaient dans la désolation; les
hommes ne disaient rien et se promenaient do
long en large, la téta penchée, sans même re-
garder ce que je faisais chez eux.
Vers dix heures, il ne me restait plus que
deux personnes à voir : M. de La Vablerio-
Ghamberlan, mi ancien noble, qui demeurait
au bout de la grande rue, avec madame Cham-
18
ROMANS NATIONAUX.
berlan d'Ëcof et mademoiselle Jeanne, leur
flUe. C'étaient des émigrés revenus depuis trois
ou quatre ans. Ils ne fréquentaient personne
en ville, et ne voyaient que Urois ou quatre
vieux curés des environs. M. de La Vablerie-
Chamberlan n'aimait que la chasse ; il avait six
chiens au fond de sa cour et une voiture à deux
chevaux]; le père Robert, de la rue des Capu-
cins, leur servait de cocher, de palefrenier, de
domestique et de piqueur. M. de La Vablerie
portait toujours une veste de chasse, une cas-
quette en cuir bouilli et des bottes à éperons.
Toute la ville l'appelait h braque; mais on ne
disait rien ni de madame ni de mademoiselle
de Ghamberlan.
/étais bien triste en poussant la lourde porte
à poulie, dont le grelottement se prolongeait
dans le vestibule; aussi quelle ne fut pas ma
surprise d'entendre, au milieu de cette désola-
tion générale, im air de chant et de clavecin!
M. de La Vablerie chantait et mademoiselle
Jeanne raccompagnait. Je ne savais pas, dans
ce temps, que le malheur des uns fait le bon-
heur des autres, et je me dis, la main sur le
loquet : « Ils ne connaissent pas encore les
nouvelles de Russie. •
Mais comme j'étais ainsi, la porte de la cui-
sine s'ouvrit, et mademoiselle Louise, leur ser-
vante, penchant la tête, demanda :
> Qui est là?
— C*est moi, mademoiselle Louise.
— Ahl c'est vous, monsieur Joseph; passez
par ici. •
Ces gens avaient leur pendule dans un grand
salon où l'on n'entrait que rarement ; les hautes
fenêtres à persiennes donnant sur la cour res-
taient fermées; mais on y voyait assez pour ce
que j'avais à faire. Je passai donc par la cui-
sine, et je réglai l'antique pendule, une pièce
magnifique en marbre blanc. Mademoiselle
Louise regardait.
• Vous avez du monde, mademoiselle Louise?
lui dis-je.
— Non, mais monsieur m'a prévenue de ne
laisser entrer personne.
— Ils sont bien joyeux, chez vous....
— Ahl oui! flt-elle, c'est la première fois de-
puis des années ; je ne sais ;)as ce qu'ils ont. ■
Je remis le globe, et je sortis, rêvant à ces
choses qui me paraissaient extraordinaires.
L'idée ne me vint pas que ceux-ci se réjouis-
saient de notre défaite.
En partant de là, je tournai le coin de la rue
pour me tendre chez le père Ferai, qu'on appe-
lait Porte-Drapeau^ parce qu'à l'âge de qua-
rante-cinq ans, étant forgeron et père de fa-
mille depuis longtemps, il avait porté le dra-
peau des volontaires de Phalsbourg en 92, et
n'était revenu qu'après la campagne de Zu-
rich, n avait ses trois garçons à l'armée de
Russie, Jean, Louis et Georges Ferai; Georges
était commandant dans les dragons, les deux
autres officiers d'infanterie.
Je me figurais d'avance le chagrin du père
Ferai; mais ce n'était rien auprès de ce que je
vis en entrant dans sa chambre. Ce pauvre
vieux, aveugle et tout chauve, était assis dans
le fauteuil derrière le fourneau, la tête penchée
sur la poitrine, et ses grands yeux blancs écar-
quillés comme s'il avait vu ses trois garçons
étendus à ses pieds; il ne disait rien, mais de
grosses gouttes de sueur coulaient de son front
sur ses longues joues maigres, et s& figure
était tellement pâle qu'on aurait dit qu'il allait
rendre l'âmé. Quatre ou cinq de ses anciens
camarades du temps de la République : le père
Desmarets, le père Nivoi, le vieux Paradis^ le
grand Fioissard, étaient arrivés pour le con-
soler. Ils se tenaient autour de lui dans le plus
grand silence, fumant des pipes et faisant des
mines désolées.
De temps en temps l'un ou l'autre disait :
« Allons, Ferai, allons, est-ce que nous ne
sommes plus des anciens de l'armée de Sambre-
et-Meuse'^ •
Ou bien :
■ Du courage, Porte-Drapeau, dû courage!...
Est-ce que nous n'avons pas enlevé la grande
batterie de Fleurus au pas de course.
Ou quelque autre chose de semblable.
Mais il ne répondait rien; seulement, de
minute en minute, il soupirait, ses vieilles
joues creuses se gonflaient, puis il se penchait,
et les atitres se faisaient des signes, hochant la
tête comme pour dire : « Ça va mal. >
Je me dépêchai de régler Thorloge et de
m'en aller, car, de voir ce pauvre vieux dans
une telle désolation, cela me déchirait le cœur.
En rentrant chez nous, je trouvai M. Goulden
à son établi.
« Te voilà, Joseph, dit-il; eh bien?
— Eh bien, monsieur Goulden, vous avez eu
raison de rester : c'est terrible.
Et je lui racontai tout en détail.
« Oui, je savais cela, dit- il tristement, mais
ce n*est que le commencement de plus grands
malheurs : ces Prussiens, ces Autrichiens, ces
Russes, ces Espagnols, et tous ces peuples que
nous avons pillés depuis 1804, vont profiter de
notre misère pour tomber sur nous. Puisque
nous avons voulu leur donner des rois qu'ils
ne connaissaient ni d'Eve ni d'Adam , et dont
ils ne voulaient pas, ils vont nous en amener
d'autres, avec des nobles et tout ce qui s*en-
suit. De sorte qu'après nous être fait saignei
aux quatre membres pour les frères de TBmpe-
I
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813.
19
lenr, nous allons perdre tout ce que nous avions
gagné par la Révolution. Au lieu d'être les
premiers^ nous serons les derniers des der-
niers. Oui, voilà ce qui va nous arriver mainte-
nsnt. Pendant que tu courais la ville, je n'ai fait
que rêver à cela; c'est presque immanquable :
— puisque les soldats étaient tout chez nous et
que nous n'avons plus de soldats, nous ne
sommes plus rien! »
Alors il se leva, je dressai la table^ et, comme
nous diniooD en silence, les doches de l'église
se mirent à sonner.
I Quelqu'un est mort en ville, dit M. Goulden.
—Oui.... Je n'en ai pas entendu parler.
Dix minv4es après, le rabbin Rose entra pour
faire mettre un verre à sa montre.
I Qui donc est mort? lui demanda M. Goul-
den.
—C'est le vieux Porte-Drapeau.
—Comment 1 le père Ferai ?
—Oui, depuis une demi-heure, vingt mi-
nutes. Le père Desmarets et plusieurs autres
voulaient le consoler ; à la fin, iL leur demanda
de lui lire la dernière lettre de son fils Georges,
le commandant de dragons, qui lui disait qu'au
printemps prochain il espérait venir Tembras-
ser avec les épaulettes de colonel. En entendant
cela, tout à coup il voulut se lever, mais il re-
tomba la tête sur ses genoux : celte lettre lui
avait crevé le cœur ! »
M. Goulden ne fit aucune réflexion.
■ Voici, monsieur Rose, dit-il en remettant
sa montre au rabbin; c'est douxe sous. •
M. Rose sortit, et nous conlinuâmes à dîner
en silence.
Quelques jours après, la gazette annonça que
l'Empereur était à Paris, et qu on allait cou-
ronner le Roi de Rome et rimpératrice Marie-
Louise. M. le maire, M. l'adjoint et les conseil-
lers municipaux ne parlaient plus que des
droits du trône, et même on fit un discours
exprès dans la salle de la mairie. C'est M. le
professeur Burguet l'aîné qui fit ce discours,
et M. le baron Parmentier qui le lut. Mais les
gens n'étaient pas attendris, parce que chacun
avait peur d'être enlevé par la conscription, on
pensait bien qu'il allait falloir beaucoup de sol-
dats ; voilà ce qui troublait le monde, et pour
ma par^ j'en maigrissais à vue d'œil. M. Goul-
d^A avait beau me dire ■ Ne crains rien, Jo-
seph, tune peux pas marcher. Considère, mon
enfant, qu'un être aussi boiteux que tei res-
terait en route A la première étape î • Tout cela
ne m'empêchait pas d'être rempli d'inquiétude.
On ne pensait déjà plus à ceux de la Russie,
excepté leurs familles.
M. Goulden, quand nous étions seuls à tra-
vailler, me disait quelqufois :
• Si ceux qui sont nos maîtres, et qui disent
que Dieu les a mis sur la terre pour faire notre
bonheur, pouvaient se figurer, au commence-
ment d'une campagne, les pauvres vieillards,
les malheureuses mères auxquels ils vont en
quelque sorte arracher le cœur et les entrailles
pour satisfaire leur orgueil; s'ils pouvaient
voir leurs larmes et entendre leurs gémisse-
ments au moment où l'on viendra leur dire :
■ Votre enfant est mort... vous ne le verrez
plus jamais 1 il a péri sous les pieds des che-
vaux, ou bien écrasé par un boulet, ou bien
dans un hôpital, au loin, — après avoir été dé-
coupé,— dans la fièvre, sans consolation, en
vous appelant comme lorsqu'il était petit 1... »
s'ils pouvaient se figurer les larmes de ces
mères, je crois que pas un seul ne serait assez
barbare pour continuer. Mais ils ne pensent à
rien; ils croient que les autres n'aiment pas leurs
enfants autant qu'eux ; ils prennent les gens pour
des bêles! Ils se trompent : tout leur grand
génie et toutes leurs grandes idées de gloire ne
sont rien, car il n y a qu'une chose pour la-
quelle un peuple doit marcher, — les honunes,
les femmes, les enfants et les vieillards, — c'est
quand on attaque notre Liberté, conune en 92;
alors on meurt ensemble ou l'on gagne en-
semble; celui qui reste en arrière est un lâche;
il veut que les autres se battent pour lui... la
victoire n'est pas pour quelques-uns, elle est
pour tous, le fils et le père défendent leur fa-
mille; s'ils sont tués, c'est un malheur, mais
ils sont morts pour leurs droits. Voilà, Joseph,
la seule guerre juste, où personne ne peut se
plaindre ; toutes lesautressont honteuses, et la
gloire qu'elles rapportent n'est pas la gloire d'un
homme, c'est la gloire d'une bête sauvage I »*
Ainsi me parlait le bon M. Goulden, et je
pensais bien comme lui.
Mais tout à coup, le 8 janvier, on mit une
grande affiche à la mairie, où Ton voyait que
l'Empereur allait lever, avec un sénatus-con-
sulte, comme on disait dans ce temps-là, d'a-
bord 150,000 conscrits de 1813, ensuite 100
cohortes du premier ban de 1812, qui se
croyaient déjà réchappées, ensuite 100,000
conscrits de 1809 à 1812, et ainsi de suite jus-
qu'à la fin, de sorte que tous les trous seraient
bouchés, et que même nous aurions une plus
grande armée qu'avant d'aller en Russie.
Quand le père Fouze, le vitrier, vint nous
raconter celte affiche, un matin, je tombai prea^
que en faiblesse, car je me dis en moi-même :
■ Maintenant on prend tout : les pères de fa-
mille depuis 1809; je suis perdu I ■
H. Goulden me versa de Teau dans le cou ;
mes bras pendaient , j^étais pâle comme un
mort.
Du reste, je n'étais pas le seul auquel Tafflche
de la mairie produisit un pareil effet ; en cette
année beaucoup de jeunes gens refusèrent de
partir: les uns se cassaient des dents, pour
s^empécher de pouvoir déchirer la cartouche;
les autres se faisaient sauter le pouce avec des
pistolets, pour s'empêcher de poirvoir tenir le
fusil, d^autres se sauvaient dans les bois; on
les appelait les réfractaires, et Ton ne trouvait
plus assez de gendarmes pour courir après eux.
Et c'est aussi dans le même temps que les
mères de famille prirent le courage en quelque
sorte de se révolter, et d'encourager leurs gar-
çons à ne pas obéir aux gendarmes. Elles les ai-
daient de toutes les façons, elles criaient contre
l'Empereur, et les curés de toutes les religions
les soutenaient ; enfin la mesure était pleine I
Le jour même de l'afdche, je me rendis aux
Quatre-Yents ; mais ce n'était pas alors dans la
joie de mon cœur, c'était comme le dernier des
malheureux auquel on enlève son amour et sa
vie. Je ne me tenais plus sur mes jambes ; et
quand j'arrivai là-bas, ne sachant conmient
annoncer notre malheur, je vis en entrant
qu'on savait déjà tout à la maison, car Cathe-
rine pleurait à chaudes larmes, et la tante
Grédel était pâle d'indignation.
D'abord nous nous embrassâmes en silence,
et le premier mot que me dit la tante Grédel,
en repoussant brusquement ses cheveux gris
derrière ses oreilles, ce fut :
« Tu ne partiras pas I • . . Est-ce que ces guerres
nous regardent, nous? Le curé lui-même a dit
que c^était trop fort à la fin; qu'on devrait faire
la paix. Tu resteras 1 Ne pleure pas, Catherine,
je te dis qu'il restera. •
Elle était toute verte de colère, et bousculait
ses marmites en parlant.
« Voilà longtemps, dit-elle, que ce grand car-
nage 'me dégoûte; il a déjà fallu que nos deux
pauvres cousins Easper et Yokel aillent se faire
casser les os en Espagne, pour cet Empereur,
et maintenant il vient encore nous demander
les jeunes; il n'est pas content d'en avoir fait
périr trois cent mille en Russie. Au lieu de
songer à la paix, comme un homme de bon
sens, il ne pense qu'à faire massacrer les der-
niers qui restent... On verrai on verra I
—Au nom' du ciell tante Grédel, taisez-vous,
parlez plus bas, lui dis-je en regardant la fe-
nêtre, on pourrait vous entendre; nous serions
tous perdus.
—Eh bien, je parle pour qu'on m'entende,
reprit-elle; ton Napoléon ne me fait pas peur;
il a commencé par nous empêcher de parler,
pour faire ce qu'il voudrait... mais tout cela
va finir I... Quatre jeunes femmes vont perdre
' leurs maris rien que dans notre village, et dix
pauvres garçons vont tout abandonner, malgré
'. père et mère, malgré la justice, malgré le bon
Dieu, malgré la religion... n'est-ce pas abomi-
' nable? >
Et comme je voulais répondre :
« Tiens, Joseph, dit-elle, tais-toi, cet homme-
là n'a pas de cœur I... il finira mal 1... Dieu s'est
déjà montré cet hiver ; il a vu qu'on avait plus
peur d'un homme que de lui, que les mères
elles-mêmes^ comme du temps d'Hérode, n'o-
saient plus retenir la chair de leur chair, quand
il la demandait pour le massacre ; alors il a fait
venir le froid, et notre armée a péri... et tous
ceux qui vont partir sont morts d'avance : Dieu
est lasl — Toi, tû ne partiras pas, me dit cette
fenmie pleine d'entêtement, je ne veux pas
que tu partes ; tu te sauveras dans les bois avec
Jean Kraft, Louis Bême et tous les plus coura-
geux garçons d'ici ; vous irez par les monta-
gnes, en Suisse, et Catherine et moi nous irons
près de vous jusqu'à la fin de l'extermination. »
Alors la tante Grédel se tut d'elle-même. Au
lieu de nous faire un dîner ordinaire, elle nous
en fit encore un meilleur que l'autre diman-
che, et nous dit d'un air ferme :
« Mangez, mes enfants, n'ayez pas peur...
tout cela va changer. >
Je rentrai vers quatre heures du soir à Phals-
bourg un peu plus calme qu'en partant. Mais
comme je remontais la rue de laMunitionnaire,
voilà que j'entends, au coin du collège, le tam-
bour du sergent de ville Hafmantier, et que je
vois une grande foule autour de lui. Je cours
pour écouter les publications, et j'arrive juste
au moment où cela conmiençait.
Barman tier lut que, par le sénatus-consulte
du 3, le tirage de la conscription aurait lieu
le 15.
Nous étions le 8, il ne restait donc plus que
sept jours. Cela me bouleversa.
Tous ceux qui se trouvaient là s'en allaient
à droite et à gauche dans le plus grand silence.
Je rentrai chez nous fort triste, et jeudis à
M. Goulden :
« On tire jeudi prochain.
— Ah I fit-il, on ne perd pas de temps... ça
presse. »
11 est facile de se faire une idée de mon cha-
grin durant ce jour et les suivants. Je ne tenais
plus en place ; sans cesse je me voyais sur le
point d'abandonner le pays. Il me semblait
d'avance courir dans les bois, ayant à mei
UISTOlllE D ON CONSCRIT DS 1813.
trousses des gendarmes criant : ■ Halte 1 halte ! •
Puis je me représentais la désolation de Ca-
therine, de ia tante Grédel, de M. Goulden.
Quelquefois je croyais marcher en rang, avec
une quantité d'autres malheureux auxquels
ou criait : lEn avant!... A la baïonnette 1 «^
tandis que les boulets en enlevaient des files
entières. J*entendais ronfler ces boulets et siffler
les balles; enfin j'étais dans un état pitoyable.
« Du calme, Joseph, me disait M. Goulden;
ne te tourmente donc pas ainsi. Pense que de
toute la conscription, il n'y en a pas dix peut-
être qui puissent donner d'aussi bonnes rai-
sons que toi pour rester. Il faudrait que le chi-
rurgien fût aveugle pour te recevoir. D'ailleurs,
je verrai M. le conmiandant de place... Tran-
quiUise-toi ! ■
Ces bonnes paroles ne pouvaient me ras-
surer.
C'est ainsi que je passai toute une semaine
dans des transes extraordinaires, et quand ar-
riva le jour du tirage, le jeudi matin, j'étais
tellement pâle, tellement défait, que les pa-
rents de conscrits enviaient en quelque sorte
ma mine pour leur fils. • Celui-là, se disaient-
ils, a de la chance... il tomberait par terre en
soufflant desBusL.. Il y a des gens qui naissent
sous une bonne étoile 1 •
VI
Il aurait fallu voir la mairie de Phalsbourg
le matin du 15 janvier 1813, pendant le tirage.
Aujourd'hui^ c'est quelque chose de perdre à la
conscription, d^étre forcé d'abandonner ses pa-
rents, ses amis, son village, ses bœufs et ses
terres, pour aller apprendre, Dieu sait où; « —
Une... deussel... um... deussel... Halte/... Tite
droite. . . tètegauche.. . fvxe /. • . Portez armes l...etc,»
—Oui, c'est quelque chose, mais on en revient;
on peut se dire avec quelque confiance : • Dans
sept ans, je retrouverai mon vieux nid, mes
parents et peut-être aussi mon amoureuse...
J'aurai vu le monde... j'aurai même des titres
pour être garde forestier ou gendarme 1 \ Cela
console les gens raisonnables. Mais dans ce
temps- là, quand vous aviez le malheur de per-
dre, c'était fini ; sur cent, souvent pas un ne
revenait : l'idée de partir définitivement ne
pouvait presque pas vous entrer dans la tête.
Ce jour-là donc, ceux du Harberg, de Gar-
bourg et des Quatre- Vents devaient tirer ]?.&
premiers, ensuite ceux de la ville, ensuite ceux
de Wéchem et de Mittelbronn.
fie bon matin je fus debout, et les deux cou-
des sur rétabli, je me mis à regarder tous ces
gens défiler : ces garçons en blouse, ces pauvres
vieux en bonnet de coton et petite veste, ces
vieilles en casaquin et jupe de laine, le dos
courbé, la figure défaite, le b&ton ou le para-
pluie sous le bras. Ils arrivaient pai familles*
M. le sous-préfet de Sarrebourg, en ooUet d'a>
gent, et son secrétaire, descendus la veille au
Bœuf'Rouge^ regardaient aussi par la fenêtre.
Vers huit heures, M. Goulden se mit à l'ou-
vrage, après avoir déjeuné ; moi je n'avais rien
pris, et je regardais toujours, quandM. le maire
Parmentier et son adjoint vinrent chercher
M. le sous-préfet.
Le tirage commença sur les neuf heures, et
bientèt on entendit la clarinette de Pfifer-Karl
et le violon du grand Andrès retentir dans les
rues. Ils jouaient la marche des 5iiddo»; c'est
sur cet air que des milliers de pauvres diables
ont quitté la vieille Alsace pour toujours. Les
conscrits dansaient, ils se balançaient bras des-
sus bras dessous, ils poussaient des cris à fen-
dre les nuages, et frappaient la terre du talon
en secouant leurs chapeaux , essayant de pa-
raître joyeux, tandis qu'ils avaient la mort
dans l'âme... enfin, c'est la mode; et le grand
Andrès, sec, roide, jaune comme du buis, avec
son camarade tout rond, les joues gonflées jus-
qu'aux oreilles, ressemblaient à ces êtres qui
vous conduisent au cimetière, en causant entre
eux de choses indifférentes.
« Cette musique, ces cris me rendaient triste.
Je venais de mettre mon habit à queue de
morue et mon castor pour sortir, lorsque la
tante Grédel et Catherine entrèrent en disant :
«Bonjour, monsieur Goulden! nous arrivons
pour la conscription. »
Je vis tout de suite combien Catherine avait
pleuré, ses yeux étaient rouges; et d'abord elle
se pendit à mon cou pendant que sa mère tour-
nait autour de moi.
M. Goulden leur dit :
« Ce doit être bientôt Theure pour les jeunes
gens de la ville T
—Oui, monsieur Goulden, répondit Cathe-
rine d^une voix fiable; ceux dû Harberg ont
fini.
— Bon... bon... Eh bien, Joseph, il est temps
que tu parles, dit-il. Mais ne te chagrine pas..
Ne soyez pas effrayées. Ces tirages, voyez- vous ,
ne sont plus que pour la forme , depuis long-
temps on ne gagne plus, ou, quand on gagne,
on est rattrapé deux ou trois ans plus tard :
tous les numéros sont mauvais I Quand le uon-
seil de révision s'assemblera, nous verrons ce
qu'il sera bon de faire. Aujourd'hui, c'est nue
espèce de satisfaction qu*on donne aux gens de
tirer à la loterie... mais tout le monde pei*d.
22
ROMANS NATIONAUX.
-^'est égal, fit la tante Grédel , Joseph ga-
gnera.
— Oui| oui, répondit M. Goulden en souriant,
cela ne peut pas manquer.
Alors je sortis avec Catherine et la tante, et
nous remontâmes vers la grande place, où la
foule se pressait. Dans toutes les boutiques, des
douzaines de conscrits, en train d^acheter des
rubans, se bousculaient autour des comptoirs;
on les voyait pleurer en chantant comme des
possédés. D'autres> dans les auberges, s'em-
brassaient en sanglotant, mais ils chantaient
toujours. Deux ou trois musiques des environs,
celle du bohémien Waldteufel, de Rosselkas-
ten et de Georges-Adam, étaient arrivées et se
confondaient avec des éclats déchirants et ter-
ribles.
Catherine me serrait le bras> la tante Grédel
nous suivait.
En face du corps de garde> j'aperçus de loin
le colporteur Pinacle^ sa balle ouverte sur une
petite table^ et, tout à côté, une grande perche
garnie de rubans qu'il vendait aux conscrits.
Je me dépéchais de passer, lorsqu'il me
cria:
« Hé! boiteux, halte, halte!.. . arrive donc...
je te garde un beau ruban. Il t'en faut un ma-
gnifique à toi .... le ruban de ceux qui gagnent ! •
Il agitait par-dessus sa tête un grand ru-
ban noir, et je pâlis malgré moi. Mais, comme
nous montions les marches de la mairie, voilà
que justement un conscrit en descendait: c'était
Klipfel, le forgeren de la Porte-de-France; il
venait de tirer le numéro 8, et s'écria de loin :
« Le ruban noir. Pinacle, le ruban noirl...
Apporte.... coûte que coûte! •
Il avait une figure sombre et riait. Son petit
frère Jean pleurait derrière en criant :
« Non, Jacob, non, pas le ruban noir! •
Hais Pinacle attachait déjà le ruban au cha-
peau du forgeron, pendant que celui-ci di-
sait :
« Voilà ce qu'il nous faut maintenant. . . . Nous
sommes tous morts.... nous devons porter
notre deuil! *
Bt d'une voix sauvage il cria : « Vive FEmpe-
reur/ •
J'étais plus content de voir ce ruban à son
chapeau qu'au mien, et je me glissai bien vite
dans la foule pour échapper à Pinacle.
Nous eûmes mille peines à entrer sous la
voûte de la mairie^ et à grimper le vieil escalier
de chéne^ où les gens montaient et descendaient
commeune véritable fourmilière. Dans lagrande
salle en haut^ le gendarme Eelz se promenait,
maintenant Tordre autant que possible. Et dans
Ib chambre du conseil, à côté, — où se trouve
on entendait crier les numéros. De temps en
temps un conscrit sortait, la face gonflée de
sang,'attachant son numéro sur son bonnet, et
s'en allant la tête basse à travers la foule,
comme un taureau furieux qui ne voit plus
clair, et qui voudrait se casser les cornes au
mur. D'autres, au contraire, passaient pâles
comme des morts.
Les fenêtres de la mairie étaient ouvertes ;
on entendait dehors les cinq ou six musiques
jouer à la fois. C*était épouvantable.
Je serrais la main de Catherine, et tout dou-
cement nous arrivâmes, à travers ce monde,
dans la salle où M. le sous-préfet, les maires et
les secrétaires, sur leur tribune, criaient les
numéros à haute voix, comme on prononce
des jugements, car tous les numéros étaient
de véritables jugements.
Nous attendîmes longtemps.
Je n'avais plus une goutte de sang dans les
veines, lorsque enfin on appela mon nom.
Je m'avançai sans voir ni entendre, je mis la
main dans la caisse et je lirai un numéro.
M. le sous-préfet cria : « Numéro 17 1 »
Alors je m'en allai sans rien dire, Catherine
et la tante derrière moi. Nous descendîmes sur
la place, et, ayant un peu d'air, je me rappelai
que j'avais tiré le numéro 17.
La tante Grédel paraissait confondue.
« Je t'avais pourtant mis quelque chose dans
ta poche, dit-elle; mais ce gueux de Pinacle t'a
jeté un mauvais sort. >
En même temps elle tira de ma poche de
derrière un bout de corde. Moi, de grosses
gouttes de sueur me coulaient du front; Cathe-
rine était toute pâle, et c'est ainsi que nous re-
tournâmes chez H. Goulden.
t Quel numéro as-tu, Joseph T me dit-il aus-
sitôt.
— Dix-sept, » répondit la tante en s'asseyant
les mains sur les genoux.
Un instant H. Goulden parut troublé, mais
ensuite il dit :
« Autant celui-là qu'un autre.... tous parti-
ront.... il faut remplir les cadres. Cela ne si-
gnifie rien pour Joseph. J'irai voir M. le maire,
M. le commandant de place.... Ce n'est pas pour
leur faire un mensonge; dire que Joseph est
boiteux, toute la ville le sait; mais, dans la
presse, on pourrait passer là-dessus. Voilà pour-
quoi j'irai les voir. Ainsi ne vous troublez pas,
reprenez confiance. »
Ces paroles du bon M. Goulden rassurèrent
la tante Grédel et Catherine, qui s'en retour-
nèrent aux Quatre-Yents pleines de bonnes es-
pérances; mais pour moi c'était autre chose:
depuis ce moment je n'eus plus une minute
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
23
L'Empereur avait une bonne habitude : il ne
laissait pas les conscrits languir chez eux. Aus-
sitôt après le tirage arrivait le conseil de révi-
sion, et quelques jours après la feuille de route,
n ne faisait pas comme ces arracheurs de dents
qui vous montrent d'abord leurs pinces et leurs
crochets, et qui vous regardent longtemps dans
la bouche «""de sorte que vous attrapez la colique
avant qu'ils se soient décidés : il allait ronde-
ment!
Trois jours après le tirage^ le conseil de ré-
vision était à rhôtel de ville ^ avec tous les
maires du pays et quelques notables^ pour
donner dès renseignements au besoin.
La veille, H. Goulden avait mis sa grande
capote marron et sa belle perruque pour aller
remonter l'horloge de M. le maire et celle du
commandant de place. Il était revenu la mine
riante et m'avait dit :
• Gela marchera. ... M. le maire et M. 1^ com-
mandant savent bien que tu es boiteux; c'est
assez clair, que diable I Us m'ont répondu tout
de suite: « Hé! monsieur Goulden, ce jeune
homme est boiteux ; à quoi bon nous parler de
lui*^ Ne vous inquiétez de rien; ce ne sont pas
des infirmes qu'il nous faut, ce sont des soir
dats. >
Ces paroles m'avaient mis du bamne dans le
sang, et cette nuit-là je dormis comme un bien-
heureux. Mais le lendemain la peur me reprit :
je me représentai tout à coup combien de gens
criblés de défauts partaient tout de même, et
combien d'autres avaient l'indélicatesse de s'en
inventer pour tromper le conseil : par exemple,
d'avaler des choses nuisibles^ afin de se rendre
pâles, ou de se lier la jambe afin de se doniier
des varices, ou de faire les sourds, les aveugles,
les imbéciles. Et songeant à ces choses, je fré-
mis de n^étre pas assez boiteux, et je résolus
d'avoir aussi l'air minable. J'avais entendu dire
que le vinaigre donne des maux d'estomac, et,
sans en prévenir M. Goulden, dans ma peur
j'avalai tout le vinaigre qui se trouvait dans la
petite burette de Thuilier. Ensuite jem'habillai,
pensant avoir une mine de déterré, car le vi-
naigre était très-fort et me travaillait intérieu-
rement. Mais, en entrant dans la chambre de
M. Goulden, à peine m'eut-il vu qu'il s'écria :
« Joseph, qu'as-tu donc? tu es rouge comme
uncoq! >
Et moi-même, m'étant regardé dans le mi-
roir, je vis que, jusqu'à mes oreilles et jus-
qu'au oout de mon nez, tout était rouge. Alors
je fus effrayé ; mais au lieu de pâlir je devins
encore plus rouge, et je m'écriai dans la déso-
laUon:
« Maintenant} je suis perdu 1 Je vais avoir
Yair d'nn garçon qni n'a pas de défauts , et
même qui se porte très -bien; c'est le vinaigre
qui me monte à la tête.
— Quel vinaigre ? demanda M. Goulden.
— Celui de l'huilier, que j'ai bu pour être
pâle, comme on raconte de mademoiselle
Sclapp, l'organiste. 0 Dieu, quelle mauvaise
idée j'ai eue 1
— Cela ne t'empêchera pas d'être boiteux,
dit M. Goulden; seulement tu voulais tromper
le conseil , et ce n'est pas honnête I Mais voici
neuf heures et demie qui sonnent ; Wemer est
venu me prévenir hier que tu passerais à dix
heures... Ainsi dépêche-toi. «
n me fallut donc partir en cet état; le feu du
vinaigre me sortait des joues. Lorsque je ren-
contrai la tante et Catherine, qui m'attendaient
sous la voûte de la mairie, elles me reconnurent
à peine.
• Comme tu as l'air content et réjoui I • me
dit la tante GrédeL
En entendant cela , j'aurais eu bien sûr une
faiblesse, si le vinaigre ne m'avait pas soutenu
malgré moi. Je montai donc l'escalier dans un
trouble extraordinaire, sans pouvoir remuer la
langue pour répondre , tant j'éprouvais d'hor-
reur contre ma bêtise.
En haut,, déjà plus de vingt-cinq conscrits^
qui se prétendaient infirmes , étaient reçus ; et
plus de vingt-cinq autres, assis sur un banc
contre le mur, regardaient à terre, les joues
pendantes, en attendant leur tour.
Le vieux gendarme Kelz, avec son grand cha-
peau à cornes, se promenait de long en large ;
dès qu'il me vit, il s'arrêta comme émerveillé,
puis il s'écria :
• A la bonne heure 1 à la bonne heure 1 au
moins en voilà un qui n'est pas fâché de partir:
l'amour de la gloire éclate dans ses yeux. >
Et me posant la main sur l'épaule :
• C'est bien , Joseph , fit-il , je te prédis qu'à
la fin de la campagne, tu seras caporal.
*— Mais je suis boiteux ! m'écriai-je indigné.
— Boiteux ! dit Eelz en clignant de l'œil et
souriant , boiteux I C'est égal , avec une mine
pareille on fait toujours son chemin. >
Il avait à peine fini son discours, que la salle
du conseil de révision s'ouvrit et que l'autre
gendarme, Wemer, se penchant à la porte,
cria d'une voix rude :
■ Joseph Bertha I ■
J'entrai , boitant le plus que je pouvais , et
Wemer referma la porte. Les maires du canton
étaient assis sur des chaises en demi-cerôle,
M. le sous-préfet et M. le maire de Phalsbourg
au milieu , dans des fauteuils , et le secrétaire
Freylig, à sa table. Un conscrit du Harberg se
rhabillait; le gendarme Descarmes l'aidait 4
mettre ses bretelles. Ce conscrit, avec ses gtantf s
Alen )« m'a aUtl mu rien Un (Page tt.)
cbeveui bruns pendant sur les yeux, le cou
an et la bouche oaverte pour soupirer, avait
l'air d'uT/ homme qu'on va pendre. Deux mé-
decins M. le cbirui^en-major de l'hApital,
avec un autre en uniforme, causaient au mi-
lieu de la salle. Ils se retournèrent en me di-
sant ;
• Déshabillez- vous. •
Bt je me déshabillai juetp'à la chemise, que
Wemer m'âta. Les autres me regardaient.
H. le souB-prëfet dit :
I Voili un garçon plein de santé. >
Ces mots me mirent en colère; maigri c«la,
je répondis honnêtement :
• Hais je suis boiteux, monsieur le sous-pré*
tel. •
Lee chirurgiens me regardèrent , et celai de
rhftpital, à qui M. le commandant de placA avait
sans doute parlé de moi, dit :
■ La jambe gauche est un peu cfiortQ. •
— Bah! St l'autre, elle est Bolld'\ .
Fuis, me posant la main sur la poitrine :
< La conformation est bonne, dit-il ; toussez.
Je toussai le moins fort que je pus; mais il
trouva toutde même quej'aTais un bon timbre,
et dit encore : < Regardes ces couleurs ; voiU
ce qui s'appelle un beau sang. >
Alors mol, voyant qu'on alltùt me piflndre n
je ne disais rien, je répondis :
• J'ai bu du vinaigre.
— Âh I fit-il , ça prouve que vous avez on bon
estomac, puisque voua aimez le vinaigre.
— Hais je suis boiteux l m'écriai-je tout dé-
solé.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DU 1813.
Hi racmUient. d'un ait mijestacui, lenn baWntsFllMndnela. (PageS7.]
— Bah I ne vous chagrineE pas, reprit c«t
h(»Dine ; votre jambe est solide, j'en réponds.
— Tout cela, dit alors H. le maire, n'empêche
pas ce jeune homme de boiter depuis sa nais-
sance; c'est un fait connu de tout Phalabourg.
— Sans doute, fit aussitât le médedn de l'hà-
[n<al, lajambe gauche est trop courte; c'est un
cas d'exemption.
— Oui, reprit M. le maire, je suis sdr tjae ce
garçon-li ne pourrait pas supporter une Ion-
gae marche ; il resterait an route à. la deuxième
étape. •
EjO premier médecin ne disait plus rien.
Je me croyais déjà sauvé de la guerre, quand
H. le Boa»-préfet me demanda :
* Vous 6tes bien Joseph Bertha ?
— Oui, monneur le BOus-préfet, répondis-je.
— Eh bien, messieurs, dit-il en sortant une
lettre de son portefeuille, écoutez ! •
n SA mit à lire cette lettre > dans laquelle on
racontait que, six mois avant, j'avais parié d'al-
ler à Saveme et d'en revenir plus vite que Pi-
nacle ; que DOUB avions fait ce <^emin ensemble
en moins de trois heures, et qne j'avais ga-
gné.
C'était malheureusement vrai ! ce gueux de
Pinacle m'appelait toujours boiteux, et dans
ma colère, j'avais parié contre lui. Tout lo
monde le savait, je ne pouvais donc pas soute-
nir le contraire.
Comme je restais confondu , le premier chi*
nirgien me dit :
• Voilà qui tranche la question; rliabillei-
2b
ROMANS NATIONAUX.
Kt, se tournant vers le secrétaire, il s'écria :
« Bon pour le service 1 ■
Je me rhabillai dans un désespoir épouvan-
table.
Wemer en appela un autre. Je ne faisais plus
attention à rien..> Quelqu'un m*aîdait à passer
les manches de mon habit. Tout à coup je fus
sur Tescalier ; et comme Catherine me deman-
dait ce qui s'était passé , je poussai un sanglot
terrible ; je serais tombé du haut en bas , si la
tante Grédel ne m'avait pas soutenu.
Nous sortîmes par derrière et nous traver-
sâmes la petite place ; je pleurais comme un en-
fant et Catherine aussi. Sous la halle, dans
Tombre, nous nous arrêtâmes en nous embras-
sant.
La tante Grédel criait :
« Ah! les brigands I... ils enlèvent mainte-
nant jusqu'aux boiteux... jusqu'aux iuflrmesl
Il leur faut touti Qu'ils viennent donc aussi
nous prendre ! »
Les gens se réunissaient, et le boucher Sépel,
qui découpait là sa viande sur Tétai, dit :
f Mère Grédel, au nom du ciel, taisez-vous...
On serait capable de vous mettre en prison.
— Eh bien, qu'on m'y mette, s'écria-t-elle,
qu'on me massacre ; je dis que les hommes sont
des lâches de"^ permettre ces horreurs ! »
Mais le sergent de ville s' étant approché,
nous repartîmes ensemble en pleurant. Nous
tournâmes le coin du café Hemmerlé , et nous
entrâmes chez nous. Les gens nous regardaient
de leurs fenêtres et se disaient : t En voilà en-
core un qui part 1 >
M. Goulden , sachant que la tante Grédel et
Catherine viendraient dîner avec nous le jour
de la révision , avait fait apporter du Mouton-
<rOr une oie farcie et deux bouteilles de bon
vin d'Alsace. Il était convaincu que j'allais être
réformé tout de suite; aussi quelle ne fut pas
sa surprise de nous voir entrer ensemble dans
une désolation pareille.
• Qu'est-ce que c'est? • dit-il en relevant son
bonnet de soie sur son front chauve, et nous
regardant les yeux écarquillés.
Je n'avais pas la force de lui répondre ; je
me jetai dans le fauteuil en fondant en larmes.
Catherine s'assit prés de moi, les bras autour
de mon cou, et nos sanglots redoublèrent.
La tante Grédel dit :
I Les gueux l'ont pris.
— Ce n'est pas possible I fit M. âoulden, dont
les bras tombèrent.
—Oui, c'est tout ce qu'on peut voir de pire,
dit la tante; ça montre bien de la scélératesse
de ces gens. »
Et s'animant de p<u8 en plus, elle criait :
I II ne viendra donc plus de révolution I Ces
bandits seront donc toujours les inaîlrcs!
— Voyons, voyons, mère Grédel, calmez-
vous, disait M. Goulden. Au nom du ciel, ne
criez pas si haut. Joseph, raconte-nous raison-
nablement les choses; ils se sont trompés...
ce n'est pas possible autrement... M. le maire
et le médecin de l'hôpital n'ont donc rien dit? *
Je racontai en gémissant l'histoire de la lettre;
et la tante Grédel, qui ne savait rien décela,
se mit à crier en levant les poings :
« Ah I le brigand ! Dieu veuille qu'il entre
encore une fois chez nous ! je lui fends la tête
avec ma hachette. *
M. Goulden était consterné.
« Comment I tu n'as pas crié que c'était faux!
dit-il; c'est donc vrai cette histoire? •
Et comme je baissais la tête sans répondre,
joignant les mains il ajouta :
• Ah! la jeunesse, la jeunesse, cela ne pense
àrien... Quelle imprudence... quelle impru-
dence 1 •
Il se promenait autour de la chambre; puis
il s'assit pour essuyer ses lunettes, et la tante
Grédel dit :
■ Oui, mais ils nePaurontpastoutde même,
leurs méchancetés ne serviront à rien : ce soir,
Joseph sera déjà dans la montagne, en route
pour la Suisse. >
M. Goulden, en entendant cela, devint grave;
il fronça le sourcil et répondit au bout d'un in-
stant :
■ C'est un malheur... im grand malheur...
car Joseph est réellement boiteux... On le re-
connaîtra plus tard ; il ne pourra pas marcher
deux jours sans rester en arrière et sans tomber
malade. Mais vous avez tort, mère Grédel, de
parler conmie vous faites et de lui donner un
mauvais conseil.
— ^Un mauvais conseil I dit-elle; vous êtes
donc aussi pour faire massacrer les gens, vous?
— Non, répondit-il, je n'aime pas les guerres,
surtout celles où des cent mille hommes per-
dent la vie pour la gloire d'un seul. Mais ces
guerres^â sont finies ; ce n'est plus pour ga-
gner de la gloire et des royaumes qu'on lève
des soldats, c'est pour défendre le pays, qu'on
a compromis à force de tyrannie et d'ambition.
On Tondrait bien la paix maintenant 1 Malheu-
reusement, les Russes s'avancent, les Prussiens
se mettent avec eux, et nos amis les Autri-
chiens n'attendent qu'une bonne occasion de
nous tomber sur le dos ; si l'on ne va pas à leur
rencontre, ils viendront chez nous, car nous
allons avoir l'Europe sur les bras connue en 93 .
C'est donc tout autre chose que nos guerres
d'Espagne, de Russie et d'Allemagne. Et moi,
tout vieux que je suis, mère Grédel, si le dan->
ger continue & grandir et si l'on a besoin des
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
27
anciCDS de la République, j^aurais honte d'aller
faire ^ des horloges en Suisse, pendant que
dautres verseraient leur sang pour défendre
mon pays. D ailleurs, écoutez bien ceci : les
déserteurs sont méprisés partout. Après avoir
iait un coup pareil, on n'a plus de racines
DuUe part, on n^a plus ni père , ni mère, ni
clocher, ni patrie... On s'est jugé soi-même in-
capable de remplir le premier de ses devoirs,
qui est d*aimer et de soutenir son pays, même
lorsqu'il a tort. »
n n'en dit pas plus en ce moment, et s*assit
à la table d'un air grave.
t Mangeons, reprit-il après un instant de
silence; voici midi qui sonne. Mère Grédel et
Catherine, asseyez-vous là. >
Elles s'assirent, et nous mangeâmes. Je ré-
vais aux paroles de M. Goulden, qui me sem-
blaient justes. La tante Grédel serrait les lèvres,
et de temps en temps me regardait, pour voir
ce que je pensais. A la fin, elle dit :
« Moi je me moque d'un pays où l'on prend
les pères de famille , après avoir enlevé les
garçons I Si j'étais à la place de Joseph, je par-
tirais tout de suite.
— Ecoutez, tante Grédel, lui répondis -je,
vous savez que je n'aime rien tant que la paix
et la tranquillité ; mais je ne voudraispourlant
pas me sauver comme un heimathsîôss dans les
autres pays. Malgré cela, je ferai ce que vou-
dra Catherine : si elle me dit d'aller en Suisse,
yurai!... »
Alors Catherine, baissant la tête pour cacher
ses laimes^ dit tout bas :
• Je ne veui pas qu'on puisse t'appeler dé-
serteur.
—Eh bien donc, je ferai comme les autres !
m*ècriai-je; puisque ceuï de Phalsbourg et du
Dagsberg partent pour la guerre, je partirai I »
H. Goulden ne fit aucune observation.
• Chacun est libre, dit-il ; seulement je suis
content de voir que Joseph pense comme
moi. «
Puis le silence se rétablit, et vers deux heures,
la tante Grédel, se levant, prit son panier. Elle
semblait abattue et me dit :
• Joseph, tu ne veux pas m'écouter, mais
c'est égal, avec la volonté du Seigneur, tout
cela finira; tu reviendras, si Dieu le veut, et
Catherine ^attendra.
Catherine, se jetant à mon cou, se remit à
pleurer, et moi plus encore qu'elle ; de sorte que
M. Goulden lui-même ne pouvait s'empêcher
de verser des larmes.
Enfin Catherine et sa mère descendirent l'es-
calier, et d'ea bas la tante me cria :
• Tâche de revenir encore une ou deux fois
ch^'^nous, Joseph.
—Oui, oui, » lui répondis-je en fermant la
porte.
Je ne me. tenais plus sur mes jambes ; jamais
je n'avais été si malheureux, et même aujour-
d'hui, quand j'y pense, cela me retourne le
cœur.
VII
'Depuis ce jour je n'avais plus la tête à rien,
ressayai d'abord de me remettre à louvrage ;
mais sans cesse mes pensées étaient ailleurs,
et M. Goulden lui-même me dit :
< Joseph, laisse cela... profite du peu de
temps qui te reste à passer avec nous ; va voir
Catherine et la mère Grédel. Je crois toujours
qu'on te réformera ; mais que peut-on savoir ?
On a tellement besoin de monde, que cela
risque de traîner en longueur. »
J'allais donc chaque matin aux Quatre-Vents,
et je passais mesjournéesavec Catherine. Nous
étions bien tristes, et pourtant bienheureux
tout de même de nous voir ; nous nous aimions
plus encore qu'avant, si c'est possible. Cathe-
rine quelquefois essayait da /^hanter, comme
dans le bon temps ; mais tout à coup elle se
mettait à pleurer. Alors nous pleurions en-
semble, et la tante Grédel recommençait à
maudir les guerres qui font le malheur de tout
le monde. Elle disait que le conseil de révision
méritait d'être pendu, que tous ces bandits s'en-
tendaient ensemble pour vous empoisonner
l'existence. Cela nous soulageait un peu de l'en-
tendre crier, et nous trouvions qu'elle avait
raison.
Le soir, je rentrais en ville vers huit ou neuf
heures, au moment où l'on fermait les portes,
et je voyais, en passant, toutes les petites au-
berges pleines de conscrits et de vieux soldats
réformés qui buvaient ensemble. Les conscrits
payaient toujours ; les autres, le bonnet de po-
uce crasseux sur l'oreille, le nez rouge^ le vieux
col de crin en guise de chemise, se retrous-
saient les moustaches en racontant d'un air
majestueux leurs batailles, leurs marches et
leurs duels.
On ne pouvait rien voir de plus abominable
que ces trous pleins de fumée, le quinquet sous
les poutres sombres, ces vieux ferrailleurs et
ces jeunes gens en train de boire, de crier et
. de taper sur les tables conome des aveugles ; et
derrière, dans l'ombre, la vieille Annettè
Schnaps, ou Marie Héring, la tignasse tordue
sur la nuque, le peigne à trois dents en travers,
observant ces choses en se grattant la hanche,
ou bien enr vidant un pot à la santé des braves.
C'était triste pour des fils de paysans;' des
28
ROMANS NATIONAUX.
gens honnêtes cH laborieux de mener une exis-
tence pareille ; mais personne n'avait plus en-
vie de travailler ; on aurait donné sa vie pour
deux liards. A force de crier, de boire et de se
désoler intérieurement, on finissait par s'en-
dormir le nez sur la table, et les vieux vidaient
les cruches en chantant :
Lft gloire nous appelle I
Moi qui voyais ces choses, je bénissais le ciel,
dans ma misère, de me donner d'honnêtes
gens pour soutenir mon courage et m^empé-
cher de tomber entre pareilles mains.
Gela se prolongea jusqu'au 25 janvier. De-
puisquelques jours, ungrand nombre de cons-
crits italiens, des Piémontais et des Génois
étaient arrivés en ville; les uns gros et gras
comme des Savoyards nourris de châtaignes,
le grand chapeau pointu sur leur tête crépue,
le pantalon de bure, teint en vert sombre, et la
petite veste également de bure, mais couleur
de brique, serrés aux reins par une ceinture
de cuir. Ils avaient des souliers énormes, et
mangeaient du fromage sur le pouce, assis
tout le long de la vieille halle. Les autres, secs
maigres, bruns, grelottaient dans leurs lon-
gues souquenilles, rien qu'à voir la neige sur
les toits, et regardaient passer les femmes avec
de grands yeux noirs et tristes. On les exerçait
sur la place tous les jours à marcher au pas;
ils allaient remplir les cadres du 6* léger à
Mayence, et se reposaient un peu dans la ca-
serne d'infanterie.
Le capitaine des recrues, qui s'appelait Vi-
dal, logeait au-dessus de notre chambre. C'était
un honune carré, solide, très-ferme, et pour-
tant aussi très-bon et très-honnête. Il vint faire
raccommoder la sonnerie de sa montre chez
nous, et quand il sut que j'étais conscrit et que
j'avais peur de ne pas revenir, il m'encouragea
disant • que tout n'est qu*habitude... qu'au
bout de cinq ou six mois, on se bat et l'on
marche comme on mange la soupe, et que beau-
coup même s'habituent tellement à tirer des
coups de fusil ou de canon sur les gens, qu'ils
se considèrent comme malheureux lorsqu'ils
n'ont pas cette jouissance. »
Mais sa manière de raisonner n'était pas de
mon goût, d'autant plus que je voyais cinq ou
six gros grains de poudre sur une de ses joues,
lesquels étaient entrés bien loin dans la peau,
et qull m'expliqua provenir d'un coup de fusil
qu'un Russe lui avait lâché presque sous le
nez. Un état pareil me déplaisait de plus en
plus, et, comme déjà plusieurs jours s'étaient
passés sans nouvelles, je commençais à croire
qu'on m'oubliait comme le grand Jacob, du
Ghévre-Hof, dont tout le monde parle encore,
à cause de son bonheur extraordinaire. La
tante Grédel elle-même me disait chaque fois
que j'allais chez eux : • Eh bien... eh bien...
ils veulent donc nous laisser tranquilles! »
lorsque, le matin du 25 janvier, au moment où
j'allais partir pour les Quatre- Vents, Monsieur
Goulden, qui travaillait à son établi d'un air rê-
veur, se retourna les larmes aux yeux et me dit :
« Écoute, Joseph, j'ai voulu te laisser dormir
encore tranquillement cette nuit; mais il faut
pourtant que tu le saches, mon enfant : hier
soir, le brigadier de gendarmerie est venu
m'apporter ta feuille de route. Tu pars avec les
Piémontais et les Génois, et cinq ou six gar-
çons de la ville : le fils Elipfel, le fils Lœrig
Jean Furst et Gaspard Zébédé ; vous partez pour
Mayence. »
En entendant cela, je sentis mes jambes s'en
aller, et je m'assis sans pouvoir répondre un
mot. M. Goulden sortit de son tiroir la feuille
de route en belle écriture, et se mit à la lire
lentement. Tout ce que je me rappelle, c'est
que Joseph Bertha, natif de Dabo, canton de
Phalsbourg, arrondissement de Sarrebourg,
était incorporé dans le 6« léger, et qu'il de-
vait avoir rejoint son corps le 29 janvier, à
Mayence.
Cette lettre me produisit un aussi mauvais
effet que si je n'avais rien su d'avance ; je re-
gardai cela comme quelque chose de nouveau,
et j'en fus indigné.
M. Goulden, après im instant de silence, dit
encore :
« C'est aujourd'hui que les Italiens partent,
vers onze heures. »
Alors, me réveillant comme d'un mauvais
rêve, je m'écriai :
t Mais je ne reverrai donc plus Catherine ?
— Si, Joseph, si, dit-il d'une voix tremblante ;
j'ai fait prévenir la mère Grédel et Catherine;
ainsi, mon enfant, elles viendront, tu pourras
les embrasser avant de partir. »
Je voyais son chagrin et je m'attendrissais
encore plus, de sorte que j'avais mille peines à
m'empécher de fondre en larmes.
Au bout d'une minute il reprit :
« Tu n'as besoin de t'inquiéter de rien, j'ai
tout préparé d'avance. Et quand tu reviendras,
Joseph, si Dieu veut que je sois encore de ce
monde, tu me trouveras toujours le même.
Voici que je conmience à me faire ^ieux, mon
plus grand bonheur aurait été de te conserver
conune un fils, car j'ai trouvé dans toi le bon
cœur et le bon esprit d'un honnête homme ; je
t'aurais cédé mon fonds... nous aurions été
bien ensemble... Catherine et toi vous auriez
été mes enfants... Mais puisqu'il en estain
résignons-nous. Tout cela n'est que pour un
peu de temps; tu seras réformé j^en suis sûr :
on verra bientôt que tu ne peux pas faire de
longues marches. »
Tandis qcfil parlait, moi, la tête sur les ge-
noux, je sanglotais tout bas.
A la fin, il se leva et sortit de l'armoire un
sac de soldat en peau de vache, qu'il posa sur
la table. Je le regardais toutabattu, ne songeant
à rien qu'au malheur de partir.
• Voici ton sac, dit-il, j'ai mis là-dedans tout
ce qu'il te faut : deux chemises de toile, deux
gilets de flanelle et le reste. Tu recevras deux
chemises à Mayence, c'est tout ce qu'il te fau-
dra ; mais je t^ai fait faire des souliers, car rien
n'est plus mauvais que les souliers des four-
nisseurs; c*est presque toujours du cuir de
cheval, qui vous échauffe terriblement les
pieds. Tu n'es pas déjà trop solide sur tes jam-
bes, mon pauvre enfant, au moins que tu n'aies
pas cette douleur de plus. Enfin voilà... c*est
tout. »
n posa le sac sur la table et se rassit.
Dehors on entendait les allées et les venues
des Italiens qui se préparaient à partir. Au-
dessus de nous, le capitaine Vidal donnait des
ordres. Il avait son cheval à la caserne de gen-
\ dannerie, et disait à son soldat d'aller voir s'il
était bien bouchonné, s'il avait reçu son avoine.
Tout ce bruit, tout ce mouvement me pro-
duisait un effet étrange, et je ne pouvais encore
croire qu'il fallait quitter la ville. Gomme j*é-
tais ainsi dans le plus grand trouble, voilà que
la porte s'ouvre, et que Catherine se jette dans
mes bras en gémissant, et que la mère Grédel
crie :
« le te disais bien qu'il fallait te sauver en
Suisse.... que ces gueux finiraient par Remme-
ner.... Je te le disais bien.... tu n'as pas voulu
me croire.
— Mère Grédel, répondit aussitôt H.Soulûen,
de partir pour faire son devoir^ ce n'est pas im
aussi grand malheur que d*étre méprisé par
les honnêtes gens. Au lieu de tous ces cris et
de tous ces reproches qui ne servent à rien,
vous feriez mieux de consoler et de «soutenir
Joseph.
— ^Ah 1 dit-elle , je ne lui fais pas de repro-
ches, non 1 quoique ce soit terrible de voir des
choses pareilles. »
Catherine ne me quittait pas ; elle s'était as-
aise à côté de moi, et nous nous embrassions.
« Ta reviendras, faisait-elle en me serrant.
— Oui.... oui, lui disais-je tout bas; et toi, tu
penseras toujours à moi.... tu n'en aimeras pas
on autre 1 »
Alors elle sanglotait en disant :
• Ohl non, je ne veux jamais aimer que toi I «
Gela durait depuis im quart d'heure, lorsque
la porte s'ouvrit, et que le capitaine Vidal entra,
le manteau roulé conmie un corps de chasse
sur son épaule.
■ Bh bienl dit-il, eh bienl et notre jeune
homme?
— Le voilà, répondit M. Goulden.
—Ah! oui, fit le capitaine, ils sont en train
de se désoler, c'est tout simple.... Je me rap-
pelle ça.... nous laissons tous queiqu'on au
pays. •
Puis, élevant la voix :
• Allons, jeime homme, du courage I Nous
ne sommes plus un enfant, que diable ! *
Il regarda Gatherine :
« C'est égal, dit-il à M. Goulden, je comprends
qu'il n'aime pas de partir. ■
Le tambour battait à tous les coins de la rue;
le capitaine Vidal ajouta :
« Nous avons encore vingt minutes pour
lever le pied. ■
Et, me lançant un coup d'œil :
• Ne manquons pas au premier appel, jeune
homme, » fit-il en serrant la main de M. Goul-
den.
n sortit; on entendait son cheval piaffer à la
porte.
Le temps était gris, la tristesse m'accablait;
je ne pouvais lâcher Catherine.
Tout à coup le roulement conunença; tous
les tambours s'étaient réunis sur la place.
M. Goulden, prenant aussitôt le sac par ses
courroies sur la table, dit d'un ton grave :
« Joseph; maintenant embrassonfr-nous.... il
est temps. ■
Je me redressai tout p≤ il m'attacha le sac
sur les épaules. Catherine, assise la figure dans
son tablier, sanglotait. La mère Grédel, de-
bout^ me regardait les lèvres serrées.
Le roulement continuait toujours; subite-
ment il se tut.
I L'appel va conunencer, dit M. Goulden en
m'embrassant, et tout à coup son cœur éclata;
il se mit à pleurer, m*appelant tout bas son
enfant et me disant :
« Couragel >
La mère Grédel s'assit ; conmie je me bais*
sais vers elle, elle me prit la tète entre ses
mains, et m'embrassant, elle criait :
• Je t'ai toujours aimé, Joseph, depuis que tu
n*étaisqu*un enfant.... je t'ai toujours aimé!
tu ne nous as donné que de la satisfaction, et
maintenant il faut que tu partes.... Mon Dieu,
mon Dieu, quel malheur 1 >
Moi, je ne pleurais plus.
Quand la tante Grédel m'eut lâché, je regart
dai Gatherine, qui ne bougent pas, et, m'étan-
approché, je la baisai sur le cou. Elle ne se
30
HOMANS NATIONAUX.
leva point, et je m'en allais bien vite, n'ayant
plus de force, lorsqu'elle se mit à crier d'une
voix déchirante :
■ Joseph!... Joseph! »
Alors je me retournai; nouB nous jetâmes
dans les bras Tun de l'autre, et quelques ins-
tants encore nous restâmes ainsi, sanglotant.
Catherine ne pouvait plus se tenir; je la posai
dans le fauteuil et je partis sans oser tourner
la tête.
J'étais déjà sur la place, au milieu des Italiens
et d'une foule de gens qui criaient et pleuraient
en reconduisant leurs garçons, et je ne voyais
rien, je n'entendais rien.
Quand le roulement recommença, je regar-
dai et je vis que j'étais entre Klipfel et Furst,
tous deux le sac au dos; leurs parents devant
nous, sur la place, pleuraient comme pour un
enterrement. A droite, près de l'hôtel de ville,
le capitaine Vidal , à cheval sur sa petite jument
grise, causait avec deux officiers d'infanterie.
Les* sergents faisaient Tappel et Ton répondait.
On appela Zébédé, Furst, Klipfel, Bertha, nous
répondîmes comme les autres ; puis le capitaine
commanda : « Marche 1 • et nous partîmes deux
à deux vers la porte de France.
Au coin du boulanger Spitz, une vieille, au
premier, cria de sa fenêtre, d'une voix étran-
glée :
• Kasperl Easper! *
C'était la grand'mère de Zébédé; son men-
ton tremblait. Zébédé leva la main sans ré-
pondre; il était aussi bien triste et baissait la
tête.
Moi, je frémissais d'avance de passer devant
chez nous. En arrivant là, mes jambes fléchis-
saient; j'entendis aussi quolqu'im crier des fe-
nêtres, mais je tournai la tête du côté de l'au-
berge du Bœuf-Rouge; le bruit des tambours
couvrait tout.
Les enfants couraient derrière nous en criant :
« Les voilà qui partent.... Tiens, voilà Klipfel,
voilà Joseph I »
Sous la porte de France, les hommes de
garde rangés en ligne, l'arme au bras, nous re-
gardèrent défiler. Nous traversâmes l'avancée ,
puis nos tambours se turent, et nous tournâmes
à droite. On n'entendait plus que le bruit des
pas dans la boue, car la neige fondait.
Nous avions dépassé la ferme du Gerberhoff
et nous allions descendre la c6te du grand pont,
lorsque j'entendis quelqu'un me parler : c'était
le capitaine qui me criait du haut de son
cheval :
• A la bonne heure, jeune homme, je suis
content de vous! «
Sn entendant cela, je ne pus m'empêcher de
xiipBndre encore des larmes, et le grand Furst
aussi ; nous pleurions en marchant. Les autres,
pâles comme des morts, ne disaient rien. Au
grand pont, Zébédé sortit sa pipe pour fumer.
Devant nous, les Italiens parlaient et riaient
entre eux, étant habitués depuis trois semaines
à cette existence.
Une fois sur la côte de Metting, à plus d'une
lieue de la ville, comme nous allions redes-
cendre, Klipfel me toucha l'épaule, et tournant
la têîe 11 me dit :
« Regarde là-bas....
Je regardai, et j'aperçus Phalsbourg bien
loin au-dessous de nous, les casernes, les pou-
drières, et le clocher d'où j'avais vu la maison
de Catherine, six semaines avant, avec le vieux
Brainstein: tout cela gris, les bois noirs au-
tour. J'aurais bien voulu m'arrêter là quelques
instants; mais la troupe marchait, il fallut
suivre. Nous descendîmes à Metting,
VIII
Ce même jour, nous allâmes jusqu'à Bitche,
puis le lendemain à Hombach, à Kaiserslau-
tern, etc. Le temps s'était remis à la neige.
Combien de fois, durant cette longue route,
je regrettai le bsn manteau de M. Goulden et
ses souliers à doubles semelles !
Nous traversions des villages sans nombre,
tantôt en montagne, tantôt en plaine. A l'entrée
de chaque bourgade, les tambours attachaient
leur caisse et battaient la marche ; alors nous
redressions la tête, nous marquions le pas,
pour avoir l'air de vieux soldats. Les gens ve-
naient à leurs petites fenêtres, ou s'avançaient
sur leur porte en disant : « Ce sont des con-
scrits. »
Le soir, à la halte, nous étions bien heureux
de reposer nos pieds fatigués , moi surtout. Je
ne puis pas dire que ma jambe me faisait mal,
mais les pieds... Ahl je n'avais jamais senti
cette grande fatigue I Avec notre billet de loge-
ment, nous avions le droit de nous asseoir au
coin du feu; mais les gens nous donnaient
aussi place à leur table. Presque toujours nous
avions du lait caillé et des pommes de terre ;
quelquefois aussi du lard frais, tremblotant sur
un plat de choucroute. Les enfants venaient
nous voir; les vieilles nous demandaient de quel
pays nous étions, ce que nousfaisipns avant de
partir; les jeunes filles nous regardaient d'un
air triste, rêvant à leurs amoureux, t>artis cinq,
six ou sept mois avant. Ensuite on nous con-
duisait dans le lit du garçon. Avec quel bonheur
je m'étendais 1 comme j'aurais voulu domiir
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
31
mes doxize heures ! Mais do bon matiu^ au petit
jour, le bourdonnement de la caisse me réveil-
lait; je regardais les poutres brunes du pla-
fond, les petites vitres couvertes de givre, et je
me demandais : • Où suis-je? » Tout à coup
mon cœur se serrait; je me disais : « Tu es à
Bitche , à Kaiserslautern... tu es conscrit 1 » Et
bien vite il fallait m'habiller, reprendre le sac
8t courir répondre à l'appel.
i Bon voyage ! disait la ménagère éveillée
(le grand matin.
— Merci, > répondait le conscrit.
Et l'on partait.
Oui... oui... bon voyage! On ne te re verra
plus, pauvre diable... Combien d'autres ont
suivi le même chemin I
Je n'oublierai jamais qu'à Kaiserslautern, le
deuxième jour de notre départ^ ayant débouclé
mon sac pour mettre une chemise blanche, je
découvris , sous les chemises , un petit paquet
assez lourd, et que, l'ayant ouvert, j'y trouvai
cinquante-quatre francs en pièces de six livres,
et sur le papier ces mots de M. Goulden : ■ Sois
• toujours bon, honnête, à la guerre. Songe à
• tes parents, à tous ceux pour lesquels tu don-
• nerais ta vie, et traite humainement les étran-
• gers, afin qu^ils agissent de même à l'égard
• des nôtres. Et que le ciel te conduise... qu*il
• le sauve des périls I Voici quelque argent,
• Joseph. Il est bon, loin des siens, d'avoir tou-
• jours un peu d'argent. Ecris-nous le plus
< souvent que tu pourras. Je t'embrasse, mon
• enfant, je te serre sur mon cœur. •
En lisant cela , je répandis des larmes , et je
pensai : • Tu n^es pas entièrement abandonné
sur la terre... De braves gens songent à toi 1
Tu n'oublieras jamais leurs bons conseils. ■
Enfin le cinquième jour, vers dix heures du
soir, nous entrâmes à Mayence. Tant que je
vivTai, ce souvenir me restera dans l'esprit. Il
faisait un froid ternble ; nous étions partis de
grand matin, et longtemps avant d'arriver à la
ville, nous avions traversé des villages pleins
de soldats : de la cavalerie et de l'infanterie,
des dragons en petite veste, les sabots pleins de
paille, en train de casser la glace d'une auge,
pour abreuver leurs chevaux; d'autres traînant
des bottes de fourrage à la porte des écuries ;
des convois de poudre, de boulets en route,
tout blancs de givre ; des estafettes, des déta-
chements d'artillerie, de pontonniers allant et
venant sur la campagne blanche, et qui ne fai-
saient pas plus attention à nous que si nous
n'avions pas existé.
Le capitaine Vidal, pour se réchauffer, avait
mis pied à terre et marchait d'un bon pas; les
ofUciers et les sergents nous pressaient à cause
du retard. Cinq ou six ItaUens étaient restés en
arrière dans les villages, ne pouvant plus avan-
cer. Moi , j'avais très-chaud aux pieds à cause
du mal; à la dernière halte, c'est à peine si j'a-
vais pu me relever. Les autres Phalsbourgeois
marchaient bien.
La nuit était venue ; le del fourmillait d'é-
toiles. Tout le monde regardait, et Ton se di-
sait : ■ Nous approchons! nous approchons 1 »
car au fond du ciel une ligne sombre, des points
noirs et des aiguilles étincelantes, annonçaient
une grande ville. Enfin nous entrâmes dans les
avancées, à travers des bastions de terre eu
zigzag. Alors on nous fit serrer les rangs et
nous continuâmes mieux au pas, comme il ar-
rive en approchant d'une place forte. On se
taisait. Au coin d'une espèce de demi-lune, nous
vîmes le fossé de la ville plein de glace, les
remparts en briques au-dessus , et en face de
nous, une vieille porte sombre, le pont levé.
En haut, une sentinelle l'aime prête, nous
cria :
« Qui vive ? »
Le capitaine, seul en avant, répondit :
• France I
— Quel régiment ?
— Recrues du 6^ léger »
Il se fit un grand silence. Le pont-lcvis s'a-
baissa; les hommes de garde vinrent nous re-
connaître. L'un d'eux portait un grand falot.
Le capitaine Vidal alla quelque pas en avant,
causer avec le cbef de poste, puis on nous cria :
« Quand il vous plaira. •
Nos tambours commençaient à battre; mais
le capitaine leur fit remettre la caisse sur l'é-
paule, et nous entrâmes traversant un grand
pont et une seconde porte semblable à la pre-
ç mière. Alors nous fûmes dans la ville, pavée de
gros cailloux luisants. Chacun faisait ce qull
pouvait pour ne pas boiter, car, malgré la nuit,
toutes les auberges, toutes les boutiques des
marchands étaient ouvertes; leurs grandes
fenêtres brillaient, et des centaines de gens al*
laient et venaient comme en plein jour.
Nous tournâmes cinq ou six coins de rue, et
bientôt nous arrivâmes sur une petite place,
devant ime haute caserne , où l'on nous cria :
« Halte 1 »
Il y avait une voûte au coin de la caserne, et,
dans cette voûte une cantinière assise derrière
une petite table, sous un grand parapluie tri-
colore où pendaient deux lanternes.
l^resque aussitôt plusieurs ofOiciers arrivèrent:
c'étaient le commandant Gémeau et quelques
autres que j'ai connus depuis. Ils serrèrent 1^
main du capitaine en riant; puis ils nous re-
gardèrent et l'on fit l'appel. Après quoi nous
reçûmes chacun une miche de pain de muni-
tion et un billet de logement. On nous avertit
nOMANS NATIONAUX.
( R^udclMMil... * (Ph«SO.)
HU6 l'appel aurait lieu le lendemain & huit
heuree pour la distribution des armes , et l'on
nous cria : • Rompes les rangs I * pendant que
les officiera remontaient la rue à gauche et en-
traient ensemble dans un grand café , où l'on
montait par une quinzaine de marches.
Mais nous autres, où aller avec noa billets de
logement, au milieu d'une ville pareille, et sur-
tout ces Italiens , qui ne connaissaieut pas un
mot d'allemand ni de français ?
Ma première idée fut d'aller voir la cantinière
souB son parapluie. C'était une vieille Alsa-
cienne toute ronde et joufDue, et quand je lui
demandai où se trouvait la Capuxigntr Slrasse,
elle me répondit : • Qu'est-ce que tu payes! ■
Je fus obligé de prendre avec elle un petit
verre d'eau-de-vie; alors elle me dit :
* Tiens , juste en face de nous , en tournant
le coin à droite, tu trouveras la Capusigtur
Streuse. Bonsoir, conscrit. •
Elle riait.
Le grand Furst et Zébëdé avaient aussi leur
billet pour la Cajmzigner Strassei nous partîmes,
encore bienheureux de boiter et de traîner la
semelle ensemble dans cette ville étrangère.
Furst trouva le premier sa maison, mais elle
était fermée , et , comme il frappait à la porte,
je trouvai aussi la mienne , dont les deux fe-
nêtres brillaient i gauche. Je poussai la porte,
elle s'ouvrit, et j'entrai dans une allée sombre,
où l'on sentait le pain frais , ce qui me réjoui t
intérieurement. Zébé dé alla plus loin. Moi, je
criais dans l'allée : • Il n'y a personne î •
Et presque aussitât une vieille femme parut,
HISTOIHE D'UN CONSCRIT DB 1813.
U I ■ pourUnt de imm (eu nu U Une ! • [Ptge 81.)
h dnin devant ta eluuidelle , au haut d'un ea-
calîer en bois.
« Qn'eBt-ce que votuToulei? > &t-ella.
Je lui dis que j'avais un billet de logement
pour cbes eux. Elle descendit et regarda mon
ttUet, puis elle me dit en allemand :
■ Venes I •
Je montai donc l'escalier. En passant, j'aper-
çoa, par one porte ouverte, deux hommes en
culotte, nos jusqu'à la ceinture, gui hrassaieut
la p&te devant deux pétrins. J'étais chen un
bonlasgsr, et voiI& pourquoi cette vieille ne
donant pas encore, ayant sans douta aosai de
l'oDvrJige. Elle avait un honnet à rubans noirs,
leebnu nos jusqu'aux coudes, une grosse jupe
de laine bleue soutenue par des bretelles, et
~ ~ \ triste. En haut elle me conduisit dans
une chambre asseï grande, avec un bon four-
neau de faïence et un lit au fond.
• Vous arrivez tard, me dit cette femme.
— Oui , nous avons marché tout le jour, lui
répondift-je sans presque pouvoir parler ; je
tombe de faim et de fatigue. >
Alors elle me regarda, et je Tentendis qui di-
sait :
' Pauvre enfaut I pauvre enfant I >
Puis elle me fit asseoir prés du fourneau et
me demanda :
I Vous avex mal aux pieds T
— Oui, depuis trois jonrs.
— Eh bien ; otei vos souliers , Qt-elle , et
melîez ces sabots. Je reviens. •
Elle laissa sa chandelle sur la table et redes-
cendit. J'ôtai mon sac et mes souUers; j'avaia
34
ROMANS NATIONAUX.
des amiycalem èX je pensais : « Hod Dieu.,,
mon Dieu. .*.' peut-on souffrir autant? Est-ce
qu'il ne vaudrait pas mieux être mort? »
Cette idée m'était venue cent fois en route ;
mais alorsf auprès de ce bon feu, je me sentais
si las, si malheureux, que j'aurais voulu m*en-
dormir pour toujours, malgré Catherine, mal-
gré la tante (ïrédel, M. Ooulden et tous ceux
qui me souhaitaient du bien. Oui, je me trou-
vais trop misérable I
Tandis que je songeais à ces choses, la porte
s'ouvrit, et un homme grand, fort, la tête déjà
grise, entra. C'était un de ceux que j^avais vus
travailler en bas. Il avait mis une chemise, et
tenait dans ses mains ime cruche et deux
verres.
• Bonne nuit ! > dit-il en me regardant d*un
air grave.
Je penchai la tête. La vieille entra derrière
cet homme; elle portait un cuveau de bois, et
le posant à terre près de ma chaise :
• Prenez un bain de pieds, me dit-elle, cela
vous fera du bien. >
En voyant cela, je fus attendri et je pensai :
« Il y a pourtant de braves gens sur la terre I >
J'ôtai mes bas. Gomme les ampoules étaient ou-
vertes, elles saignaient, et la bonne vieille ré-
péta:
« Pauvre enfant 1 pauvre enfant I •
Uhomme me dit :
c De quel pays étes-vous ?
—De Phalsbourg, en Lorraine
— Ah! bon, • flt-Ù.
Puis, au bout d'un instant, il dit à sa
femme :
f Va donc chercher une de nos galettes ; ce
jeune homme prendra un verre de vin, et nous
le laisserons ensuite dormir en paix, car il a
besoin de repos. >
n poussa la table devant moi, de sort« que
j'avais les pieds dans la baignoire, ce qui me
faisait du bien, et que j^étais devant la cruche.
Il empUt ensuite nos verres d'un bon vin blanc,
en me disant :
« Â votre santé ! •
La mère était sortie. Elle revint avec une
grande galette encore chaude, et toute couverte
de beurre frais à moitié fondu. C'est alors que
je sentis combien j'avais faim; je me trouvai
presque mal. Il parait que ces bonnes gens le
virent, car la femme me dit :
« Avant démanger, mon enfant, il faut sortir
vos pieds de Teau. »
Elle se baissa et m'essuya les pieds avec son
tabUer, avant que j'eusse compris ce qu'elle
voulait faire.
Alors je m'écriai: « Mon Dieu, madame,
vous me traitez conune votre enfant. •
Elle me répondit au bout d'un instant :
« Nous avons im fils à l'armée ! r
J'entendis que sa voix tremblait en disant ces
mots, et mon cœur se mit à sangloter intérieu-
rement : je songeais à Catherine, à la tante
Orédel, et je ne pouvais rien répondre.
« Mangez et buvez, > me dit l'homme en dé-
coupant la galette.
Ce que je fis avec un bonheur que je n'a-
vais jamais connu. Tous deux me regar-
daient gravement* Quand j'eus fini, l'homme
se leva :
t Oui, dit-il, nous avons un fils à l'armée; il
est parti Tannée dernière pour la Russie, et
nous n'en avons pas eu de nouvelles... Ces
guerres sont terribles ! >
Il se parlait à lui-même en marchant d'un
air rêveur, les mains croisées sur le dos. Moi,
je sentais mes yeux se fermer.
Tout à coup l'homme dit :
« Allons, bonsoir. »
n sortit; sa femme le suivit emportant lo
cuveau.
« Merci, leur criai-je ; que Dieu ramène votre
fllsl >
Puis je me déshabillai, je me couchai et je
m'endormis profondément.
IX
Le lendemain, je m'éveillai vers huit heu-
res. Un trompette sonnait le rappel au coin de
la Capuxigner Strasse; tout s'agitait : on enten-
dait passer des chevaux, des voitures et des
gens. Mes pieds me faisaient encore un peu mal,
mais ce n'était rien en comparaison des autres
jours ; quand j'eus mis des bas propres, il me
sembla renaître, j'étais solide sur mes jambes,
et je me dis en moi-même : « Joseph, si cela
continue, lu deviendras un gaillard; il n'y a
que le premier pas qui coûte. •
Je m'habillai dans ces heureuses disposi-
tions.
La femme du boulanger avait mis sécher
mes souliers près du four, après les avoir rem-
plis de cendres chaudes, pour les empêcher de
se racornir. Us étaient bien graissés et lui-
.sants.
Enfin je bouclai mon sac, et je descendis
sans avoir le temps de remercier les bonnes
gens qui m'avaient si bien reçu, pensant rem-
pUr ce devoir après Tappel.
Au bout de la rue, sur la place, beaucoup de
nos Italiens attendaient déjà, grelotant autour
HISTOIAB D'UN CONSCRIT DE 1813.
85
de la fontaine. Furst, Klipfel, Zébédé arrivè-
lent un instant pins tard.
De tout un côté de la place on ne Toyait que
des canons sur leurs affûts. Des chevaux arri-
faient i Tabreuvoir, cond«its par des hussards
badois ; quelques soldats du train et des dra-
gons se trouvaient dans le nombre.
En face de nous était une caserne de cavalerie
haute comme l'église de Phalsbourg; etdes trois
autres côtés de la place s'élevaient de vieilles
maisons en pointe avec des sculptures, connue
iSaveme, mais bien autrement grandes. Ja-
mais je n^avais rien vu de semblable, et comme
je regardais le nez en l'air, nos tambours se mi-
rent à rouler. Chacun reprit son rang. Le ca-
pitaine Vidal arriva, le manteau sur Tépaule.
Des voitures sortirent d'une voûte en face, et
Ton nous cria, d^abord en italien, ensuite en
français, qu*on allait distribuer les armes, et
que chacun devait sortir des rangs i l'appel de
son nom. ^
Les voitures s^arrétèrent i dix pas, et l'appel
commença. Chacun à son tour sortait des rangs,
et recevait une giberne, un sabre, une baïon-
nette et un fusil. On se passait cela sur la
blouse, sur Thabit ou la casaque ; nous avions
lamine, avec nos' chapeaux, nos casquettes et
DOS armes, d'une véritable bande de brigands.
Je reçus un fusil teUement grand et lourd, que
je pouvais à peine le porter ; et conune la gi-
berne me tombait presque sur les mollets, le
sergent Pinto me montra la manière de rac-
courcir les courroies. G^était im brave homme.
Tous ces baudriers qui me croisaient la poi-
trine me paraissaient quelque chose de terri-
ble, et je vis bien alors que nos misères n'al-
laient pas finir de sitôt.
Apr^ les armes, un caisson s'avança, et
Ton nous distribua cinquante cartouches par
homme, ce qui n'annonçait rien de bon. Puis,
au lieude faire rompre les rangs et de nous ren-
voyer i nos logements, comme je le pensais,
le capitaine Vidal tira son sabre et cria :
« Parfile à droite... en avant... marche! >
Et les tambours se mirent à battre.
J'étais désolé de ne pouvoir pas au moins
remercier mes hôtes du bien qu'ils m'avaient
fait; je me disais : • Ils vont te prendre pour un
ingrat! • Mais tout cela ne m'empêchait pas de
suivre la file.
Nous allions par une longue rue tortueuse,
et tout à coup en dehors des glacis, nous fûmes
près du Rhin couvert de glace à perte de
vue. C'était quelque chose de magnifique et
d'éblouissant.
Tout le bataillon descendit au Rhin, que
nous traversâmes. Nous n'étions pas seuls sur
le fleuve- devant nous, à cinq ou six cents pas,^
un convoi de poudre, conduit par des soldats
du train, gagnait la route de Francfort. La glace
n'était pas glissante, mais couverte d'une es-
pèce de givre raboteux. >
En arrivant sur Fautne rive, on nous fit
prendre un chemin tournant entre deux petites
côtes.
Nous continuâmes A marcher ainsi durant
cinq heures. Tantôt à droite, tantôt à gauche,
nous découvrions des villages, et Zébédé, qui
marchait près de moi, me disait :
« Puisqu'il a fallu partir, j'aime autant que
ce soit pour la guerre. Au moins, nous voyons
tous les jours du nouveau. Si nous avons le
bonheur de revenir, nous pourrons en racon-
ter de toutes sortes.
— Oui, mais j'aimerais beaucoup mieux en
savoir moins, lui disais-je; j'aimerais mieux
vivre pour mon propre compte que pour le
compte des autres, qui sont tianquillement ches
eux, pendant que nous grimpons ici dans la
neige.
— Toi, tu ne regardes pas la gloire, faisait-il;
c'est pourtant quelque chose, la gloire I •
Et je lui répondais :
« La gloire est pour d'autres que pour nous,
Zébédé;ceux-là vivent bien, mangent bien et
dorment bien. Ils ont des danses et des re-
jouissances, comme on le voit dans les gazettes,
et, par-dessus le marché, la gloire, quand nous
l'avons gagnée à force de suer, de jeûner et de
nous faire casser les os. Les pauvres diables
comme nous, qu'on force de partir, lui-squ'ils
rentrent à la fin, après avoir perdu l'habitude
du travail et quelquefois un membre, n'ont pas
beaucoup de gloire. Bon nombre de leurs an-
ciens camarades, qui ne valaient pas mieux
qu'eux, et qui travaillaient même moins bien,
ont gagné de l'argent pendant les sept ans, ils
ont ouvert une boutique, ils ont épousé les
amoureuses des autres, ils ont eu de beaux en-
fants, ils sont des hommes posés, des conseil-
lers municipaux, des notables. Et quand ceux
qui reviennent de chercher de la gloire en tuant
des hommes passent avec leurs chevrons sur
le bras, ils les regardent par-dessus l'épaule,
et si par malheur ils ont le nez rouge, à force
d'avoir bu de Teau-de-vie pour se remonter
le cœur dans la pluie, dans la neige, dans
les marches forcées, tandis que les autres
buvaient du bon vin , ils disent : c Ce sont
des ivrognes! > Et ces conscrits qui ne
demandaient pas mieux que de rester chez
eux, de travailler, deviennent des' espèces
de mendiants. Voilà ce que je pense, Zébédé;
je ne trouve pas cela tout à fait juste, et j'ai-
merais mieux voiries amis de la gloire aller se
battre eux-mêmes et nous laisser tranquilles. •
Alors il me disait :
c Je pense la même chose que toi ; mais,
puisque nous sommes pineis^ il varut mieux
dire que nous combattons pour la gloire. Il
faut toujours soutenir son état et tâcher de
faire croire aux gens qu*on est bien ; sans cela,
Joseph, on serait encore capable de se moquer
de nous. »
En raisonnant de ces choses et de beaucoup
d^autres, nous finîmes par découvrir ime grande
rivière, que le sergent nous dit être le Mein,
et, près de cette rivière un village sur la route.
Nous ne savions pas le nom de ce village, mais
c'est là que nous fîmes halte.
On entra dans les maisons, et chacun put
s'acheter de Teau-de-vie, du vin et delà viande.
Ceux qui n*avaient pas d'argent cassèrent
leur croûte de pain bis en regardant les autres.
Le soir, vers cinq heures, nous arrivâmes à
Francfort. G^est une ville encore plus vieille
que Mayence et pleine de juifs. On nous con-
duisit dans un endroit appelé Saxenhausen, où
se trouvait caserne le 10* hussards et des
chasseurs badois. Je me suis laissé dire que
cette vieille bâtisse avait été dans le temps un
hôpital, et je le crois volontiers, car à inté-
rieur se trouvait une grande cour, avec des
arcades murées; sous les arcades, onavaitlogé
les chevaux, et au-dessus les hommes.
Nous arrivâmes donc en cet endroit à travers
des ruelles innombrables et tellement étroites,
qu'on voyait à peine les étoiles entre les che-
minées. Le capitaine Florentin et les deux lieu-
tenants Glavel et Bretonville nous attendaient.
Après rappel, nos sergents nous conduisirent
par détachements dans les chambrées, au-des-
sus des Badois. C'étaient de grandes salles avec
de petites fenêtres; entre les fenêtres se trou-
vaient les Uts.
Le sergent Pinto suspendit sa lanterne au
pilier du milieu; chacun mit ses armes au râ-
telier, puis se débarrassa de son sac, de sa
blouse et de ses souliers sans dire un mot. Zé-
bédé se trouvait être mon camarade de lit.
Dieu sait si nous avions sommeil. Vingt mi-
nutes après I nous dormions tous comme des
sourds.
X
G*est à Francfort que j'appris à connaître la
vie militaire. Jusque-là je n'avais été qu'un
simple conscrit, alors je devins un soldat Et
je ne parle pas ici de Fexercice, non I La ma- j
nier» de fûre tôte droite et tête gauche, d'em- I
boiter le pas, de lever la main à jla hauteur de
la première ou de la deuxième capucine pour
charger le fusil, d'ajuster, et de rdlever l'arme
au commandement, c'est l'affaire d'un ou deux
mois, avec de la bonne volonté. Mais j'appris
la discipline, à savoir : que le caporal a tou-
jours raison lorsqu'il parle au soldat, le sergent
lorsqu'il parle au caporal , le sergent-major
lorsqu'il parle au sergent, le sous-lieutenant
au sergent-major, ainsi de suite jusqu'au ma-
réchal de France,^[uand ils diraient que deux
et deux font cinq ou que la lune brille en plein
midi.
Gela vous entre difficilement dans la tête,
mais quelque chose vous aide beaucoup : c'est
ime espèce de pancarte affichée dans les cham-
brées, et qu'on vous lit de temps en temps,
pour vous ouvrir les idées. Cette pancarte sup-
pose tout ce qu'un soldat peut avoir envie de
faire, par exemple de retourner dans son vil-
lage, de refuser le service, de résister à son
chef, etc., et cela finit toujours par la mort ou
cinq ans de boulet au moins.
Le lendemain de notre arrivée à Francfort,
j'écrivis à M. Goulden, à Catherine et à la tante
Grédel; on peut se figurer avec quel attendris-
sement, n me semblait, en leur parlant , être
encore au milieu d'eux ; je leur racontais mes
fatigues, le bien qu'on m'avait fait à Mayence,
le courage qu'il m'avait fallu pour ne pas res-
ter en arrière. Je leur dis aussi que j'étais tou^
jours en bonne santé, grâce à Dieu ; que je me
sentais plus fort qu'avant de partir, et que je
les embrassais mille et mille fois.
J'écrivais dans notre chambrée, au milieu
des camarades, et les Phalsbourgeois me fai-
saient tous ajouter des compliments pour leurs
familles. Enfin, ce fut encore un bon moment.
Ensuite j'écrivis à Mayence, aux braves gens
de la Capuxigner Strasse^ qui m'avaient en quel-
que sorte sauvé de la désolation. Je leur dis
que le rappel m'avait forcé le matin de partir
tout de suite; que j'avais espéré les revoir et
les remercier, mais que, le bataillon ayant
fait route pour Francfort, ils devaient me par-
donner.
Ce même jour, dans l'après-midi, nous re-
çûmes l'habillement dubataillon. Des domaines
de juifs arrivèrent jusque sous les areades, et
chacun leur vendit ses effets bourgeois. Je ne
conservai que mes chemises, mes bas et mes
souliers. Les Italiens avaient mille peines à se
faire entendre de ces marchands, qui voulaient
tout emporter pour rien ; mais les Oénois
étaient aussi fins que les juifis, et leurs discus-
sions se prolongèrent jusqu'à la nuit. Nos ca-
poraux reçurent alors plus d'une goutte; ii
fallait bien s'en faire des amis, car matin et
HISTOIRE D UN CONSCRIT DE 1813.
37
KÛr ils nous montraient Texercice dans la cour
pleine de neige. La cantinière Chrigtine était
toajonrs dans son coin, la chaufferette sous les
pieds. Elle prenait en considération tous les
jeunes gens de bonne famille, comme elle ap-
pelait ceux qui ne regardaient pas à l'argent.
Combien d'entre nous se laissaient tirer jus*
qu'au dernier liard, pour s*entendre appeler
jeunes gens de bonne famille I Plus tard ce
n'étaient plus que des gueux I mais que voulez-
vous? la vanité. . . la vanité. • . cela perd tout
le genre humain, depuis les conscrits jusqu'aux
généraux.
Pendant ce temps, chaque jour il arrivait des
recrues de France, et des charrettes pleines de
blessés de la Pologne. Quel spectacle devant
l'hôpital du Saint-Esprit, de Tautre côté de la
rivière! C'était on convoi qui ne finissait jamais!
Tous ces malheureux avaient lesims le nez et les
oreilles gelés, les autres un bras, les autres une
jambe ; on les mettait dans la neige, pour les
empêcher de tomber en morceaux. Jamais on
n'a vu de gens habillés si misérablement, avec
des jupons de femmes, des bonnets A poil
pelés, des shakos défoncés, des vestes de Co-
saques, des mouchoirs et des chemises entor-
tillés autour des pieds ; ils sortaient des char*
rettes en se cramponnant et vous regardaient
comme des bétes sauvages, les yeux enfoncés
dans la céte et les poils de la figure hérissés.
Les bohémiens qui dorment au coin des bois
en auraient eu pitié, et pourtant c'étaient en-
core les plus heureux, puisqu*ils étaient ré-
chappes du carnage, et que des milliers de leurs
camarades avaient péri dans les neiges ou sur
les champs de bataille.
Klipfel, Zébédé, Furst et moi nous allions
voir ces malheureux ; ils nous racontaient toute
la débâcle depuis Moscou, et je vis bien alors
que le 29* Bulletin, si terrible, n'avait dit que la
vérité.
Ces histoires nous excitaient contre les
Russes ; plusieurs disaient : « Ah! pourvu que
la guerre recommence bientôt ; ils en verront
des dures cette fois*. ^ ce n'est pas fini... ce
n*est pas fini! > Leur colère me gagnait
moi-même, et quelquefois je pensais : « Joseph,
est-ce que tu perds la tête maintenant? Ces
Busses défendaient leur pays, leurs familles,
tout ce que les hommes ont de plus sacré dans
ce monde. S'ils ne les avaient pas défendus, on
aurait raison de les mépriser. •
En ce temps, il arriva quelque chose d^ex-
traordinaire.
Vous saurez que Zébédé, mon camarade de
Ut, était le fils du fossoyeur de Phalsbourg, et
que nous l'appelions quelquefois entre nous :
• raMoyeur » De notre part cela ne lui faisait
rien. Mais un soir, après rexerdce, comme il
traversait la cour, un hussard lui cria :
t Hé 1 Fossoyeur, arrive m^aider A traîner
ces bottes de paille. >
Zébédé, s'étant retourné, lui répondit :
« Je ne m'appelle pas Fossoyeur, et vous
n'avez qu'à porter vos bottes de paille vous-
même ! Est-ce que vous me prenez pour une
bête?»
Alors l'autre lui cria plus fort :
« Conscrit, veux-tu bien venir, ou gare! >
Zébédé, avec son grand nez crochu, ses yeux
gris et ses lèvres minces, ne jouissait pas d'un
bon caractère, n s'approcha du hussard et lui
demanda :
« Qu'est-ce que vous dites?
—Je te dis d'enlever ces bottes de paille, et
lestement, entends-tu, conscrit? >
C'était un vieux A moustaches et gros favoris
roux taillés en brosse, à la mode de Chamboran.
Zébédé l'empoigna par un de ses favoris; mais
l'autre lui donna deux grands souffiets. Mal-
gré tout, une poignée de favoris resta dans la
main de Zébédé, et .comme cette dispute avait
attiré beaucoup de monde, le hussard levant
le doigt lui dit :
c Conscrit, demain matin tu recevras de mes
nouvelles.
--G^est bon^ fit Zébédé, nous verrons. J'ai
aussi du nouveau pour vous, Tancien. »
Il arriva tout de suite me raconter cela, et
moi, sachant qu*il n'avait jamais tenu qu\me
pioche, je ne pus m'empécher de frémir pour
lui.
t Ecoute, Zébédé, lui dis-je, tout ce qui te
reste A faire maintenant, puisque tu ne peux
pas déserter, c'est d'aller demander pardon A
ce vieux. . . car tous ces vieux ont des coups
terribles, qu'ils ont rapportés d'Egypte, d'Es-
pagne et d'ailleurs. Crois-moi 1 Si tu veux, je
vais te prêter un écu pour aller lui payer bou-
teilie; ça l'attendrira. •
Mais lui, fironçant les sourcils, ne voulut rien
entendre^
■ Plutôt que de faire des excuses, dit-il, j'ai-
merais mieux aUer me pendre tout de suite.
Je me moque de tous les hussards ensemble.
S'il a des coups, moi j'ai le bras loug, et j'en
ai aussi des coups au bout de mon sabre, des
coups qui entreront aussi bien dans ses os que
les siens dans ma chair. >
Il était encore indigné de ses soufKets.
Presque aussitôt le maître d'armes Chftzy, le
caporal Fleury, Klipfel, Furst, Léger arrivèrent;
ils donnaient tous raison à Zébédé, et le maître
d'armes dit qu'il fallait du sang pour laver les
soufl&ets, que c'était l'honneur des nouvelles
recrues de se battre.
38
ROMANS NATIONAUX.
Zébédè répondit que les Phalsbourgeois n'a-
vaient jamais eu peur dVne saignée, et qu'il
était prêt. Alors le maître d'armes alla voir le
capitaine de la compagnie , nommé Florentin,
un homme , le plus magnifique qu^on puisse
s'imaginer, grand, sec, large des épaules, le nez
droit, et qui avait reçu la décoration des mains
de TËmpereur, à la bataille d'Eylau. Le capi-
taine trouva que c'était tout simple de se battre
pour un soufflet; il dit même que cela donne-
rait un bel exemple aux conscrits, et que si
Zébédé ne se battait pas , il serait indigne de
rester au 3^ bataillon du C\
Toute celte nuit-là je ne pus fermer VœU ;
j'entendais mon camarade ronfler et je pensais:
« Pauvre Zébédé, demain soir tu ne ronfleras
plus I • Je frissonnais d'être couché près d'un
homme pareil. Enfin, je venais de m'endormir
vers le petit jour, quand tout à coup je sens un
air très-froid; j'ouvre les yeux , et qu'est-ce
que je vois? le vieux hussard roux, qui avait
enlevé la couverture de notre lit et qui disait :
« Allons, debout, fainéant, je vais Rappren-
dre de quel bois je me chauffe. »
Zébédé se leva tranquillement et répondit :
• Je dormais, vétéran, je dormais. »
L'autre , en s'entendant appeler vétéran,
voulut tomber sur mon camarade ; mais deux
grands gaillards qui lui servaient de témoins
l'arrêtèrent, et d'ailleurs tous les Phalsbour-
geois étaient aussi là.
« Voyons... voyons... dépéchons I... > criait
le vieux.
Mais Zébédé s'habillait sans se presser. Au
bout d'un instant, il dit :
« Est-ce que nous aurons la permission de
sortir du quartier^ les anciens?
— Derrière le violon, il y a de la place pour
s'aligner, » répondit un des hussards.
C'était un endroit plein d'orties , derrière la
hotte du violon ; un mur Tentourait , et de nos
fenêtres on le voyait très-bien ; il se trouvait
juste au-dessous, du côté de la rivière.
Zébédé mit sa capote , et dit en se tournant
de mon côté :
« Joseph, et toi, Elipfel, je vous choisis pour
mes témoins. >
Mais je secouai la tête.
c Ëh bien, Furst, arrive I » dit-il.
Et tous ensemble descendirent l'escalier.
Je croyais Zébédé perdu; cela me faisait
beaucoup de peine , et je pensais : « Voilà que
non-seulement les Russes et les Prussiens nous
exterminent , il faut encore que les nôtres s'en
mêlent, d
Toute la chambrée était aux fenêtres; moi
seul, derrière, je restai assis sur mon lit. Au
bout de cinq minutes , le bruit des sabres en
bas me rendit tout blanc ; je n'avais plus une
goutte de sang dans les veines. '^
Mais cela ne dura pas longtemps , car tout à
coup EUpfel s'écria : • Touché I •
Alors je ne sais comment j'arrivai près d'une
fenêtre, et, regardant par-dessus les autres, je
vis le hussard appuyé contre le mur, et Zébédé
qui se relevait, le sabre tout rouge de sang. Il
avait glissé sur les genoux pendant la bataille^
le sabre du vieux, qui se fendait, avait passé
sur son épaule, et lui, sans perdre une seconde,
avait enfoncé le sien dans le ventre du hussards
S'il n'avait pas eu le bonheur de glisser, lo
vieux lui perçait le cœur.
Voilà ce que je vis en bas d'un coup d'oeil.
Le hussard s'affaissait contre le mur, ses té-
moins le soutenaient aux bras, et Zébédé^ pâle
comme un mort, regardait son sabre, tandis
que Klipfel lui tendait sa capote.
Presque aussitôt on battit la diane , et nous
descendîmes à l'appel du matin. Cela se passait
le 18 février. Le même jour nous reçûmes l'or-
dre do faire notre sac , et nous partîmes de
Francfort pour Séligenstadt , où nous restâmes
jusqu'au 8 mars. Alors toutes les recrues con-
naissaient le maniement du fusil et l'école de
peloton. De Séligenstadt , nous parrimes le
9 mars pour Schweinheim, et le 24 mars 1813.
le bataillon se réunit à la division à Aschaffen-
bourg, où le maréchal Ney nous passa la revue.
Le capitaine de la compagnie s'appelait Flo-
rentin , le lieutenant Bretonville , le comman-
dant du bataillon Gémeau, le capitaine adju-
dant-major Vidal, le colonel du régiment Zap-
fel, le général de la brigade Ladoucette, et le
général de la division Souham : — tout soldat
doit savoir cela, s'il ne veut pas marcher comme
un aveugle.
XI
La fonte des neiges avait commencé le 1 8 ou
le 19 mars. Je me rappelle que pendant la
grande revue d'Aschaffenbourg , sur un large
plateau d'où Ton découvre le Mein à perte de
vue, la pluie ne cessa point de tomber depuis
dix heures du matin jusqu'à trois heures de
l'après-midi. Nous avions à notre gavr he un
château, dont les gens regardaient par de hau-
tes fenêtres, bien à leur aise, pendant que l'eau
nous coulait dans les souliers. A droite bouil-
lonnait la rivière, que Ton voyait comme à
travers un brouillard.
Pour nous rafraîchir encore les idéeS| à cha«
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813.
39
que instant on nous criait : i Portez arme I
Arme bras I •
Le maréchal s'avançait lentement, an milieu
de son état-major. Ce qui consolait Zébédé,
c'était que nous allions voir le brave des bra-
ves. Moi, je pensais : a Si je pouvais le voir au
coin du feu, ça me ferait plus de plaisir. »
Bnfin il arriva devant nous , et je le vois
encore avec son grand chapeau trempé
de ploie, son habit bleu couvert de broderies
et ses grandes bottes. G^était un bel homme,
d'un blond roux , le nez relevé , les yeux
vifs, et qui paraissait terriblement solide,
n n'était pas fier, car, comme il passait devant
la compagnie, et que le capitaine lui présentait
les armes , tout à coup il se retourna sur son
grand cheval et dit tout haut :
« Tiens, c*est Florentin I •
Alors le capit^e se redressa sans savoir que
répondre. U parait que le maréchal et lui
avaient été simples soldats ensemble du temps
de la République. Le capitaine à la fin répon-
dit:
fl Oui, maréchal, c'est Sébastien Florentin.
~ Ma foi, Florentin, dit le maréchal en éten*
dant le bras du côté de la Russie , je suis con-
tent de te revoir; je te croyais couché là-bas. >
Toute notre compagnie était contente, et Zé-
bédé me dit :
• Voilà ce qui s'appelle un homme ; je me
ferais casser la tête pour lui I »
Je ne voyais pas pourquoi Zébédé voulait se
ladre casser la tête, parce que le maréchal avait
dit bonjour à son vieux camarade.
C'est tout ce qui me revient d'AschaSenbourg.
Le soir nous rentrâmes manger la soupe à
Schweinheim, un endroit riche en vins, en
chanvre, en blé, où presque tout le monde nous
r^ardait de travers.
Nous logions à trois ou quatre dans les mai-
sons, comme des garnisaires, et nous avions
tons les jours de la viande, soit du bœuf, soit
iu lard ou du mouton. Le pain déménage était
trës-boUy et le vin aussi. Mais plusieurs d^en-
tre nous avaient Pair de trouver tout mauvais,
croyant se taire passer, par ce moyen, pour de
grands seigneurs ; ils se trompaient bien, car
j'entendais les bourgeois dire en allemand :
« Ceux-là, dans leur pays, sont des mendiants!
Si l'on allait voir en France, on ne trouverait
pas seulement des pommes de terre dans leur
cave. >
Et jam^ds ils ne se trompaient, ce qui m'a
fait penser souvent depuis, que les gens si dif-
ficiles chez les autres sont de pauvres diables
chez eux.
Enfis,. pour ma part, j'étais bien content
à*ètre gobergé de cette façon, et j'aurais voulu
voir durer cela toute la campagne. Deux cons-
crits de Saint-Dié> étaient avec moi chez le
maître de poste du village, dont presque tous
les chevaux avaient été mis en réquisition pour
notre cavalerie. Cela ne devait pas le rendre
de bonne humeur, mais il ne disait rien et
fumait sa pipe derrière le fourneau du matin
au soir. Sa femme était grande et forte, et ses
deux filles étaient bien jolies. Elles avaient
peur de nous et se sauvaient lorsque nous re-
venions de rexerdcOi ou de monter la garde
au bout du village.
Le soir du quatrième jour, comme nous fi-
nissions de souper, arriva vers sept heures un
vieillard en capote noire, la tête blanche et la
figure tout à fait respectable. Il nous salua,
puis il dit en allemand au maître de poste :
• Ce sont de nouvelles recrues?
— Oui, monsieur Stenger, répondit l'autre,
nous ne serons jamais débarrassés de ces gens-
là. Si je pouvais les empoisonner tous, ce
serait bientôt fait. >
Je me retomnai tranquillement et je lui dis :
« Je connais l'allemand. . . ne dites pas de
pareilles choses. •
A peine le maître de poste m'eut-il entendu,
que sa grande pipe lui .tomba presque de la
main.
■ Vous êtes bien imprudent en paroles,
monsieur Kalkreuth ! dit le vieillard ; si d'au-
tres que ce jeune homme vous avaient entendu,
songez à ce qui vous arriverait.
—C'est une manière de parler, répondit le
gros homme. Que voulez-vous? quand on vous
prend tout, quand on vous dépouille pendant
des années, à la fin on ne sait plus ce qu'il
faut dire, et Ton parle à tort et à travers. »
Le vieillard, qui n'était autre que le pasteur
de Schweinheim, vint alors me saluer et me
dit:
■ Monsieur, votre manière d'agir est celle
d'un honnête homme ; croyez que M. Kalkreuth
est incapable de faire du mal, même à nos en-
nemis.
— Je le pense bien, monsieur, lui répondis-
je, sans cela je ne mangerais pas de ses sau-
cisses d'aussi bon cœur. »
Le maître de poste, en entendant ces mots,
se mit à rire, ses deux grosses mains sur son
ventre comme un enfant, et s'écria :
• Je n'aurais jamais cru qu'un Français me
ferait rire. •
Mes deux camarades étaient de garde, ils sor-
tirent, je restai seul. Alors le maître de poste
alla chercher une bouteille de vieux^vin ; il
s'assit à la table et voulut trinquer avec moi,
ce que je fis volontiers. Et depuis ce joi^^ jus-
qu'à notre départ, ces gens eurent beaucoup
ROMANE NATI0NAt3X.
Timlltbi
Il n RUn. {Plie 3S.)
de confiance en moi. Chaque Boir nous causions
au coin du feu; lepasCeurarriTaitietleBjemiea
flUâs elles-mêmes àescendaieut pour écouter.
Biles étaient blondes arec des yeux bleua; l'une
pouTait avoir dix-huit ans.rautre vingt; je
leur trouvais on air de ressemblance avec Ca-
therine qui me remuait le cœur.
OnBavaitquej'avaîBuneamoureuseaupays,
parce que je n'avais pnm'empécherdele dire,
et cela les attendrissait.
Le maître de poste se plaignait amèrement
des Français ; le paateur disait que c'était une
nation vaniteuse et peuchaste, et que, par
ces motib, toute l'Allemagne allait se lever
contre, nous; qu'on était las des mauvaises
mœurs' de nos soldats et de l'avidité de nos
génâranx , et qa'aa. avait formé la Tk^mif-
Bund * pour nous combattre.
• Dans les premiers temps, medisait-il, voua
nous parlies de Liberté, nous ùmions & en-
tendre cela, et nosvœuxétalent plutôt pour vos
armées que pour celles du roi de Prusse et de
l'empereur d'Autriche; voua faisiei la guerre
& nos soldats etnonpasànoQS; vous souteniei
des idées que tout le monde trouvait justes et
grandes, et voilà pourquoi vous n'avlet pas af-
faire aux peuples, mais A leurs maîtres. Au-
jourd'hui, c'est bien différent, toute l'Allemagne
va marcher, toute la jeunesse va se lever, et
c'est nous qui parlerons de Liberté, de Vertu,
de Justice à la France. Celui qui parle de ces
choses est touj ours le plus fort, parce gn'il n'a
* Lian da U Tera.
HISTOIRE DUN CONSCRIT DE I8t3.
Onvoyalt ipi:iii£lcj«Ioile!teulrel«s cheminas. (Pïge 3S.|
coDtre lui que les gueux de tous les paya, et
]Htce qu'il a pour lui la jeunesse, le courage
les grandes idées, tout ce qui vous élève l'âme
AU-dessus de l'égoisme, et qui vous fait sacri-
fier la vie sans regret. Vous avez eu celaloog-
temps, mais vous n'en avez plus voulu. Vos
généraux, dans le temps, je m'en souviens, se
battaient pour la Liberté, ils coucbaient sur la
paille, dans les granges, comme de simples
soldats : c'étaient da terribles hommes' Main-
tenant il leur faut des canapés, ils sont plus
nobles que nos nobles et plus riches que nos
banquiers. Cela fait que la guerre, laplus belle
chose autrefois, — un art, un sacriâce, un dé-
vouement à la patrie, — estdevenueun métier,
qui rapporte plus qu'une boutique. C'est tou-
îouTstré»-noble, puisqu'on porte des épaulettes.
mais il y a pourtant une diSérencn entre nc
battre pour des idées éternelles, et se batire
pour enrichir sa boutique.
• Aujourd'hui, c'est notre tour de parler de Li-
berté, et da Patrie : voilà pourquoi je pense que
cette guerre vous sera funeste. Tous les êtres
qui pensent, depuis les simples étudiants jus-
qu'aux professeurs de théologie, vont marcher
contre vous. Vous avez à votre tête le plus grand
général du monde, mais nous avons la justice
étemelle. Vous croyez avoir pour vous les
Saxons, les Bavarois, les Badois et les Hessois;
dé trompez- vous : les enfants de la vieille Alle-
magne savent bien que le plus grand crime ot
laplus grande honte, c'est de se battre rontie
ses frères. Que les rois fassent des alliances, les
peuples seront contre vous malgré ces alhancs^
42
ROMANS NATIONAUX.
ils défendront leur sang, leur patrie : ce que
Dieu nous force d'&imer et qu'on ne peuttraliir
sans crime. Tout va vous tomber sur le dos;
les Autrichiens vous massacreront s'ils peuvent,
malgré le mariage de Marie-Louise et de votre
Empereur ; on commence à voir que les inté-
rêts des rois ne sont pas tout en ce monde, et
le plus grand génie ne peut pas changer la na-
ture des choses. »
Ainsi parlait ce pasteur d*un ton grave; je
ne comprenais pas alors très-bien ses discours
et je pensais : « Les mots sont des mots et les
coups de fusil sont des coups de fusil. Si nous
ne rencontrons que des étudiants et des pro-
fesseurs de théologie pour nous livrer bataille,
tout ira bien. Et quant au reste, la discipline
empêchera toujours les Hessois, les Bavarois
et les Saxons de tourner, comme elle nous force
bien de nous battre, nous autres Français,
quoique plus d'un n'en ait pas envie. Est-ce
que le soldat n'obéit pas au caporal, le caporal
au sergent, ainsi de suite jusqu'au maréchal,
qui fait ce que le roi veut? On voit bien que ce
pasteur n^a jamais servi dans un régiment,
sans cela il saurait que les idées ne sont rien,
et que la consigne est tout ; mais je ne veux
pas le contredire, le maître de poste ne m'ap-
porterait plus une bouteille de vin après le
souper. Oulls pensent ce qui leur plaira, tout
ce que je souhaite, c'est que nous ne rencon*
trions que des théologiens. •
Pendant que no.us étions à causer ainsi, tout
à coup, le 27 mars au matin. Tordre de partir
arriva. Le bataillon alla coucher àLauterbach,
puis le lendemain à New-Eirchen, et nous ne
hmes plus que marcher, marcher toujours.
Ceux qui ne s'habituèrent pas alors à porter le
sac ne pouvaient pas se plaindre du manque
d'exercice ; car. Dieu merci, nous faisions du
chemin! Moi, je ne suais plus depuis long-
temps, avec mes cinquante cartouches dans
ma giberne, mon sac et mon fusil sur l'épaule,
et je ne sais pas si je boitais encore.
Nous n'étions pas les seuls en mouvement:
tout marchait^ partout on rencontrait des régi-
ments en route, des détachements de cavalerie,
des lignes de canons, des convois de poudre et
de boulets, et tout cela s'avançait vers Erfurt,
comme, après une grande averse, des milliers
de ruisseaux vont par tous les chemins à la ri-
vière.
Nos sergents se disaient entre eux : t Nous
approchons.... ça va chauffer I > Et nous pen-
sions : • Tant mieux I Ces gueux de Prussiens
et de Russes sont cause qu'on nous a pris : s'ils
étaient restés tranquilles, nous serions encore
en France I »
Cette idée nous donnait de l'aigreur.
Et puis partout on trouve des gens qui n'ai-
ment qu'à se battre : Klipfel et Zébédé ne pa^
laient que de tomber sur les Prussiens, et moi,
pour n'avoir pas Tair moins courageux que les
autres^ je disais aussi que cela me réjouis-
sait. %
Le 8 avril, le bataillon entra dans la citadelle
d'Erfurt, une place très-forte et très-riche. Je
me souviendrai toujours qu'au moment où l'on
faisait rompre les rangs sur la place, devant la
caserne, le vaguemestre remit un paquet de
lettres au sergent de la compagnie. Dans le
nombre il s'en trouvait une pour moi. Je re*
connus tout de suite l'écriture de Catherine, ce
qui me produisit im si grand effet que mes ge-
noMX en tremblaient!
Zébédé prit mon fusil en disant : • Arrive I >
n était aussi bien content d'avoir des nou-
velles de Phalsbourg.
J'avais caché ma lettre au fond de ma poche
et tous ceux du pays me suivaient pour l'en-
tendre lire. Mais je voulus être assis sur mon
lit, bien tranquille avant de l'ouvrir, et seule-
ment lorsqu'on nous eut casernes dans un coin
de la Finckmatt et que mon fusil fut au râtelier,
je commençai. Tous les autres étaient penchés
sur mon dos. Les larmes me coulaient le long
des joues, parce que Catherine me racontait
qu'elle priait pour moi.
Et les camarades, en entendant cela, disaient:
« Nous sommes sûrs qu'on prie aussi pour
nousl »
L'un parlait de sa mère, l'autre de ses sœurs,
l'autre de son amoureuse.
A la fin, M. Goulden avait écrit que toute la
ville se portait bien, que je devais prendre cou-
rage, que ces misères n'auraient qu'un temps.
Il me chargeait surtout de prévenir les cama-
rades qu'on pensait à eux, et que leurs parents
se plaignaient de ne pas recevoir un seul mot
de leurs nouvelles.
Cette lettre fut une grande consolation pour
nous tous.
Et quand je songe que nous étions alors le
8 avril et que bientôt allaient commencer les
batailles, je la regarde comme un dernier adieu
du pays pour la moitié d'entre nous : ^~ plu-
sieurs ne devaient plus entendre parler de leurs
parents, de leurs amis, de ceux qui les aimaient
en ce monde.
XII
Tout cela, comme disait le sergent Pinto, n^é-
tait encore que le commencement de la fête,
car la danse allait venir.
illûTUlUli; U'UiN COiNSCKlT DE 1813.
43
En attendant, nous faisions le service de la
citadelle avec un bataillon du 27«, et, du haut
des remparts, nous voyions tous les environs
couverts de troupes, les unes au bivac, les
autres cantonnées dans les villages.
Le 18, en revenant de mouler la garde à la
porte de Warthau, le sergent qui m^avait pris
en amitié me dit :
« Fusilier Bertha, l'Empereur est arrivé. »
Personne n'avait encore entendu parler de
cela, et je lui répondis :
• Sauf votre respect» sergent, je viens de
prendre un petit verre avec le sapeur Merlin,
en planton la nuit dernière à la porte du géné-
ral, il ne m*a rien raconté de ces choses. •
Alors, lui, clignant de Toeil, dit :
t Tout se remue, tout est en Tair.. . Tu ne
comprends pas encore ça, conscrit, mais il est
là, je le sens jusqu'à la pointe des pieds. Quand
il n^est pas arrivé, tout ne va que d'une aile ; et
maintenant, tiens, là-bas, regarde ces estafettes
qui galopent sur les routes, tout commence à
revivre. Attends la première danse, attends, et
tu verras : les Eaiserliks et les Cosaques n^ont
pas besoin de leurs lunettes pour voir s'il est
avec nous; ils le sentent tout de suite. >
En parlant ainsi, le sergent riait dans ses
longues moustaches.
J avais des pressentiments qu'il pouvait m^ar-
river de grands malheurs, et j'étais pourtant
forcé ae faire bonne mine*
Enfin, le sergent ne se trompait pas, car ce
même jour, vers trois heures de Taprès-midi,
toutes les troupes cantonnées autour de la ville
se mirent en mouvement, et, sur les cinq heu*
res, on nous ût prendre les armes : le maré-
chal prince de la Moskowa entrait en ville, au
milieu d'une grande quantité d'officiers et de
généraux qui formaient son état-major: pres-
que aussitôt, le général Soubam, un honucne
de six pieds , tout gris , entra dans la cita-
delle et nous passa en revue sur la place. Il
nous dit d'une voix forte, que tout le monde
put entendre :
• Soldats ! vous allez faire partie de Tavant-
garde du 3* corps; tâchez de vous souvenir
que vous êtes Français. Vive V Empereur! •
Alors tout le monde cria « Vive l'Empereur! •
et cela produisit un effet terrible dans les échos
de la place.
Le général repartit avec le colonel Zapfel.
Cette nuit même, nous fûmes relevés par les
Hesâois, et nous quittâmes Erfurt avec le 10*
hussard et un régiment de chasseurs badois.
A six ou sept heures du matin, nous étions de-
vant la ville de Weimar, et nous voyions au
soleillevant des jardins, des églises, des mai-
ions, avec un vieux château sur la droite.
On nous fit bivaquer dans cet endroit, ei les
hussards partirent en éclaireurs dans la ville.
Vers neuf heures, pendant que nous faisions
la soupe, tout à coup nous entendîmes au loin
un pétillement de coups de fusil; nos hussards
avaient rencontré dans les rues des hussards
prussiens, ils se battaient et se tiraient des
coups de pistolet. Mais c'était si loin, que nous
ne voyions pour ainsi dire rien de ce combat.
Au bout d'une heure, les hussards revinrent;
ils avaient perdu deux hommes. C'est ainsi que
commença la campagne.
Nous restâmes là cinq jours , pendant lesquels
tout le 3« corps s'avança. Comme nous étions
Tavant-garde, il fallut repartir en avant, du
côté de Suiza et de Warthau. C'est alors que
nous vîmes l'ennemi : des Cosaques qui se re-
tiraient toujours hors de portée de fusil, et plus
ces gens se retiraient, plus nous prenions de
courage.
Ce qui m'ennuyait, c'était d'entendre Zébédé
dire d'un air de mauvaise humeur :
• Ils ne s'arrêteront donc jamais? ils ne s'ar-
rêteront donc jamais?
Je pensais : « S'ils s'en vont, qu'est-ce que
nous pouvons souhaiter de mieux? Nous au-
rons gagné sans avoir eu de mal. »
Mais, à la fin, ils firent halte de l'autre côté
d'une rivière assez large et profonde; et nous
en vîmes Ujie quantité qui nous attendaient
pour nous hacher, si nous avions le malheur
de passer cette rivière.
C'était le 29 avril, il commençait à se faire
tard, on ne pouvait voir de plus beau soleil
couchant. De l'autre côté de l'eau s'étendait une
plaine à perte de vue, et, sur le bandeau rouge
du ciel, fourmillaient ces cavaliers, avec des
shakos recourbés en avant, des vestes vertes,
une petite giberne sous le bras et des pantalons
bleu-de-ciel ; ily avait aussi derrière des quan-
tités de lances : le sergent Pinto les reconnut
pour être des chasseurs russes à cheval et des
Cosaques. Il reconnut aussi la rivière, et dit
que c'était la Saale.
On s'approcha le plus près qu'on put de l'eau,
pour tirer des coups de fusil aux cavaliers, qui
se retirèrent plus loin, et disparurent même
au fond du ciel rouge. On établit alors le bivac
près delà rivière, on plaça les sentinelles. Nous
avions laissé sur notre gauche un grand vil-
lage; un détachement s'y rendit, x>our tâcher
d'avoir de la viande en la payant, car depuis
l'arrivée de l'Empereur, on avait l'ordre de
tout payer.
Dans la nuit, comme nous faisions la soupe,
d'autres régiments de la division arrivèrent;
ils établirent aussi leurs bivacs le long de la
rive, et c'était quelque chose de magnifique que
44
ROMANS NATIONAUX.
ces traînées de feu tremblotant sur Teau.
Personne n'avait envie de dormir; Zébédé,
Rlipfel, Furst et moi, nous étions à la même
gamelle, et nous disions en nous regardant :
« C'est demain que ça va chauffer, si nous
voulons passer la rivière I Tous les camarades
de Phalsbourg, qui prennent leur chope à la
brasserie de V Homme Sauvage ^ ne se doutent
pas que nous sommes assis à cet endroit, au
bord d'une rivière, à manger un morceau de
vache, et que nous allons coucher sur la terre,
attraper des rhumatismes pournos vieux jours,
sans parler des coups de sabre et de fusil qui
nous sont réservés, peut-4tre plus tôt que nous
ne pensons.
— Bah! disait Klipfel, ça, c*est la vie. Je me
moque bien de dormir dans du coton et de
passer un jour comme l'autre I Pour vivre, il
faut être bien aujourd'hui, mal demain ; de
cette façon le changement est agréable. Et
quant aux coups de fusil, de sabre et de baïon-
nette. Dieu merci, nous en rendrons autant
qu'on nous en donnera.
— Oui, faisait Zébédé en allumant sa pipe,
pour mon compte, j'espère bien que, si je passe
l'arme à gauche, ce ne sera pas faute d'avoir
rendu les coups qu'on m'aura portés. »
Nous causions ainsi depuis deux ou trois
heures; Léger s'était étendu dans sa capote, les
pieds à la flamme et dormait, lorsque la sen-
tinelle cria :
• Qui vive? » à deux cents pas de nous.
• France!
— Quel régiment?
— 6« léger. »
C'était le maréchal Ney et le général Brenier,
avec des officiers de pontonniers et des canons.
Le maréchal avait répondu 6* léger^ parce
qu'il savait d'avance où nous étions : cela nous
réjouit et même nous rendit fiers. Nous le vî-
mes passer à cheval, avec le général Souham
et cinq ou six autres officiers supérieurs, et
malgré la nuit, nous les reconnûmes très-bien;
le cielétait tout blanc d'étoiles, la lune mon tait,
on y voyait presque comme en plein jour.
Ils s'arrêtèrent dans un coude de la rivière,
où Ton plaça six canons, et presque aussitôt
après les pontonniers arrivèrent avec une lon-
gue file de voitures chargées de madriers, de
pieux et de tout ce qu'il fallait pour jeter deux
ponts. Nos hussards couraient le long de la
rive ramasser les bateaux, les canonniers étaient
à leurs pièces, pour balayer ceux. qui vou-
draient empêcher l'ouvrage. Longtemps nous
regardâmes* avancer ce travail. De tous côtés
on entendait crier: « Qui vive? — Qui vive? »
C'étaient les régiments du 3« corps qui arri-
vaient.
A la pointe du jour, je finis par m'^n dormir;
il fallut queKlipfel me secouât pour m'éveiller.
On battait le rappel dans toutes les directions; les
ponts étaient finis, on allait traverser la Saale.
n tombait une forte rosée; chacun se dépê-
chait d'essuyer son fusil, de rouler sa capote
et de la boucler sur son sac. On s^aidait Tun
l'autre, on se mettait en rang. Il pouvait être
alors quatre heures du matin. Tout était gris
à cause du brouillard qui montait de la rivière.
Déjà deux bataillons passaient surlesponts^ les
soldats à la file, les officiers et le drapeau au
milieu. Cela produisait un roulement sourd.
Les canons et les caissons passèrent ensuite.
Le capitaine Florentin venait de nous faire
renouveler les amorces, lorsque le général
Souham, le général Chemineau, le colonel Zap-
fel et notre commandant arrivèrent. Le batail-
lon se mit en marche. Je regardais toujours si
les Russes n'accouraient pas au grand galop,
mais rien ne bougeait.
A mesure qu'on arrivait sur l'autre rive,
chaque régiment formait le carré, l'arme au
pied. Vers cinq heures, toute la division avait
passé. Le soleil dissipait le brouillard; nous
voyions, à trois quarts de lieue environ sur
notre droite, une vieille ville, les toits en pointe,
le clocher en forme de boule couvert d'ardoises
avec une croix au-dessus, et plus loin derrière,
un château : c'était Weissenfels.
Entre la ville et nous s'étendait un pli de
terrain profond. Le maréchal Ney, qui venait
d'arriver aussi, voulut savoir avant tout ce qui
se trouvait là-dedans. Deux compagnies du 27*
furent déployées en tirailleurs, et les carrés se
mirent à marcher au pas ordinaire : les offi-
ciers , les sapeurs, les tambours à l'intérieur,
les canons dans l'intervalle, et les caissons der-
rière le dernier rang.
Tout le monde se défiait de ce creux, d'au-
tant plus que nous. avions vu, la veille, une
masse de cavalerie qui ne pouvait pas s'être
sauvée jusqu'au bout de la grande plaine que
nous découvrions en tous sens. C'était impos-
sible; aussi je n'ai jamais eu plus de défiance
qu'en ce moment : je m'attendais à quelque
chose. Malgré cela, de nous voir tous bien en
rang, le fusil chargé, notre drapeau sur le front
de bataille, nos généraux derrière, pleins de
confiance, — de nous voir marcher ainsi sans
nous presser et de nous entendre marquer le
pas en masse, cela nous donnait un grand cou-
rage. Je me disais en moi-même : « Peut-être
qu'en nous voyant ils se sauveront; ce serait
encore ce qui vaudrait le mieux pour eux et
pour nous. » ^
J'étais au second rang, derrière Zébédé, sur
le front, et Ton peut se figurer si j'ouvrais les
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 18! 3.
45
yeux. De temps en temps, je regardais un peu
décote Tautre carré qui s'avauçait sur la même
ligDe^ et je voyais le maréchal au milieu avec
ion état-major. Tous levaient la tête, leurs
grands chapeaux de travers, pour voir de loin
ce qui se passait.
I^ tirailleurs arrivaient alors près du ravin
bwdé de broussailles et de haies vives. Déjà,
quelques instants avant, j*avais aperçu plus
loin, de Tautre côté, quelque chose remuer et
reluire comme des épis où passe le vent; Tidée
m'était venue que les Russes» avec leurs lances
et leurs sabres, pouvaient bien être là; j'avais
pourtant de la peine à le croire. Mais au mo-
ment où nos tirailleurs s'approchaient des
bruyères, et comme la fusillade s'engageait en
plusieurs endroits, je vis clairement que c'é-
taient des lances. Presque aussitôt un éclair
brilla juste en face de nous et le canon tonna.
Ces Russes avaient des canons; ils venaient de
tirer sur nous, et je ne sais quel bruit m'ayant
bii tourner la tête, je vis que dans les rangs,
i gauche, se trouvait un vide.
En même temps j'entendis le colonel Zapfel
qui disait tranquillement :
• Serrez les rangs 1 •
Et le capitaine Florentin qui répétait :
• Serrez les rangs I •
Cela s'était fait si vite que je n'eus pas le
temps de réfléchir. Mais cinquante pas plus
loin il y eut encore un éclair et un bruit pareil
dans les rangs, — comme un grand souffle qui
passe, — et je vis encore un trou , cette fois à
droite.
Et comme, après chaque coup de canon des
Russes, le colonel disait toujours : t Serrez les
rangs l » je compris que chaque fois il y avait
un vide. Cette idée me troubla tout à fait, mais
il fallait bien marcher.
Je n*osais penser à cela, j'en détournais mon
esprit, quand le général Chemineau^ qui venait
d'entrer dans notre carré, cria d'une voix ter-
rible:
« Haltel •
Alors je regardai et je vis que les Russes ar-
rivaient en masse.
• Premier rang, genou terre.... croisez la
baïonnette I cria le général. Apprêtez armes I »
Gomme Zébédé avait mis le genou à terre,
fêtais en quelque sorte au premier rang. Il me
semble encore voir avancer en ligne toute cette
masse de chevaux et de Russes courbés en
avant, le sabre à la main, et entendre le gêné,
rai dire tranquillement derrière' nous, comme
i Vexercice :
.« Attention au commandement de feu. —
Joue.... Peu! »
^oua avions tirè^ les quatre carrés ensemble ;
on aurait cru que le ciel venait de tomber. A
peine la fumée était-elle un peu montée, que
nous vîmes les Russes qui repartaient ventre à
terre ; mais nos canons tonnaient, et nos bou-
lets allaient plus vite que leurs chevaux.
« Chargez I • cria le général.
Je ne crois pas avoir eu dans ma vie un
plaisir pareil.
« Tiens, tiens, ils s'en vont! • me disais-je en
moi-même.
Et de tous les côtés on entendait erier : Yivê
rEmpereur/
Dans ma joie, je me mis à crier comme les
autres. Cela dura bien une minute. Les carrés
s'étaient remis en marche^ on croyait déjà que
tout était fini; mais à deux ou trois cents pas
du ravin, il se fit une grande rumeur, et pour
la seconde fois le général cria :
• Haltel... Genou terre!... Croisez la baïon-
nette ! •
Les Russes sortaient du creux comme le vent
pour tomber sur nous. Ils arrivaient tous en-
semble : la terre en tremblait. On n'entendait
plus les commandements; mais le bou sens
naturel des soldats français les avertissait qu'il
fallait tirer dans le tas, et les feux de file se
mirent à rouler comme le bourdonnement des
tambours aux grandes revues. Ceux qui n'ont
pas entendu cela ne pourront jamais s'en faire
une idée. Quelques-uns de ces Russes arrivaient
jusque sur nous; on les voyait se dresser dans
la fumée, puis, aussitôt après, on ne voyait
plus rien.
Au bout de quelques instants, comme on ne
faisait plus que charger et tirer, la voix terrible
du général Ghemineau s'éleva, criant : • Cessez
le feu! >
On n'osait presque pas obéir; chacun se dé-
pêchait de lâcher encore un coup; mais la fu-
mée s'étant dissipée, on vit cette grande masse
de cavaliers qui remontaient de Tautre côté du
ravin.
Aussitôt on déploya les carrés pour marcher
en colonnes. Les tambours battaient la charge,
nos canons tonnaient.
t En avant, en avant!... Vive VEmpereur! •
Nous descendîmes dans le ravin par-dessus
des tas de chevaux et de Russes qui remuaient
encore à terre, et nous remontâmes au pas
accéléré du côté de Weissenfels. Tous ces Co-
saques et ces chasseurs, la giberne sur les reins
et le dos plié, galopaient devant nous aussi
vite qu'ils pouvaient : la bataille étai. gagnée!
Mais, au moment où nous approchions des
jardins de la ville, leurs canons, qu'ils avaient
emmenés, s'arrêtèrent derrière une espèce do
verger et nous envoyèrent des boulets, dont
l'un cassa la hache du sapeur Merlin en lui
lO
ROMANS NATIONAUX-
faisant sauter la tête. Le caporal des sapeurs,
Thomé, eut même le bras droit fracassé par un
morceau de la hache; il fallut lui couper le
bras le soir, à Weissenfels. C'est alors qu'on
se mit à courir, car, plus on arrive vite, moins
les autres ont le temps de tirer : chacun com-
prenait cela.
Nous arrivâmes en ville par trois endroits,
en traversant les haies, les jardins, les perches
A houblon, et sautant par-dessus les murs. Le
maréchafët les généraux couraient après nous.
Notre régiment entra par une avenue bordée
de peupliers qui longe le cimetière; comme
nous débouchions sur la place, une autre co-
lonne arrivait par la grande rue.
Là nous fîmes halte, et le maréchal,. sans
perdre une minute, détacha le 27e pour aller
prendre un pont et tâcher de couper la retraite
à l'ennemi. Pendant, ce temps, le reste de la
division arriva et se mit en ordre sur la place.
Le bourgmestre et les conseillers de Weissen-
fels étaient déjà sur la porte de Thôtel de ville
pour nous souhaiter le bonjour.
Quand nous fûmes tous reformés, le maré-
chal prince de la Moskowa passa devant notre
front de bataille et nous dit d^un air joyeux :
« A la bonne heure... à la bonne heure!... Je
suis content de vousl... L'Empereur saura
votre belle conduite... C'est bien I »
Il ne pouvait s'empêcher de rire, parce que
nous avions couru sur les canons.
Et comme le général Souham lui disait :
« Gela marche 1 >
Il répondit :
lOui, oui^ c'est dans le sang! c'est dans le
sang! >
Moi, je me réjouissais de ne rien avoir at-
trapé dans cette affaire.
Le bataillon resta là jusqu'au lendemain. On
nous logea chez les bourgeois, qui avaient peur
de nous et qui nous donnaient tout ce que nous
demandions. Le 27* rentra le soir, il fut logé
dans le vieux château. Nous étions bien fati-
gués. Après avoir fumé deux ou trois pipes en-
semble, en causant de notre gloire, Zébédé,
Klipfel et moi, nous allâmes nous coucher dans
la boutique d*un menuisier, sur un tas de co-
peaux, et nous restâmes là jusqu'à minuit, mo-
ment où l'on battit le rappel. Il fallut bien alors
se lever. Le menuisier nous donna de Teau-
de-vie et nous sortîmes. Il tombait de l'eau en
masse. Cettb nuit même le bataillon alla biva-
quer devant \k village de Clépen, à deux heures
de Weissenfels. Nous n'étions pas trop conte^.ts
à cause de la pluie.
Plusieurs autres détachements vinrent nous
rejoindre. L'Empereur était arrivé à Weissen-
fels, et tout le 3« corps devait noufi suivre. On -
ne fît que parler de cela toute la journée ; plu-
sieurs s'en réjouissaient. Mais, le lendemain,
vers cinq heures du matin, le bataillon repartit
en avant-garde.
En face de nous coulait une rivière appelée
le Rippach. Au lieu de se détourner pom* ga-
gner un pont, on la traversa sur place. Nous
avions de l'eau jusqu'au ventre, et je pensais,
en tirant mes souliers de la vase : « Si Ton t'a-
vait raconté ça dans le temps, quand tu crai-
gnais d'attraper des rhumes de cerveau chez
M. Goulden, et que tu changeais de bas deux
fois par semaine, tu n'aurais pu le croire! 11
vous arrive pourtant des choses terribles dans
la vie I >
Gomme nous descendions la rivière de l'autre
côté, dans les joncs, nous découvrîmes, sur des
hauteurs à gauche, une bande de Cosaques qui
nous observaient. Ils nous suivaient lentement
sans oser nous attaquer, et je vis alors que la
vase était pourtant bonne à quelque chose.
Nous allions ainsi depuis plus d'une heure,
le grand jour était venu, lorsque tout à coup
une terrible fusillade et le grondement du ca-
non nous firent tourner la tête du côté de Clé-
pen. Le commandant, sur son cheval, regar-
dait par- dessus les roseaux.
Cela dura longtemps ; le sergent Pinto disait :
« La division s'avance; elle est attaquée. »
Les Cosaques regardaient aussi, et seulement
au bout d'une heure ils disparurent. Alors nous
vîmes la division s'avancer en colonnes, à droite
dans la plaine, chassant des masses de cava-
lerie russe.
« En avant! » cria le commandant.
Et nous courûmes sans savoir pourquoi, en
descendant toujours la rivière; de sorte que
nous arrivâmes à un vieux pont, où se réunis-
sent le Rippach et la Gruna. Nous devions ar-
rêter l'ennemi dans cet endroit; mais les Co-
saques avaient déjà découvert notre ruse :
toute leur armée recula derrière la Gruna, en
passant à gué, et la division nous ayant re-
joints, nous apprlmesque le maréchal Bessières
venait d'être tué d'un boulet de canon.
Nous partîmes de ce pont pour aller bi va-
quer en avant du village de Gorschen, Le bruit
courait qu'une grande bataille approchait, et
que tout ce qui s'était passé jusqu'alors n'était
qu'un petit commencement, afin d'essayer si
les recrues soutiendraient bien le feu. Diaprés
cela, chacun peut s'imaginer les réflexions
qu'un homme sensé devait se faire, étant là
malgré lui, parmi des êtres insouciants telgi que
Furst, Zébédé, KHpfel, qui se réjouissaient,
comme si de pareils événements avaient pu
leur rapporter centre chose que des coups de
fusil, de sabre ou de baïonnette* /
Tout le reste de ce jour et même une partie
de la nuit, songeant à Catherine, je priai Dieu
de préserver mes jours, et de me conserver
les mains, qui sont nécessaires à tous les pau-
vres pour gagner leur vie.
XIII
On alluma des feux sur la colline, en avant
de Gross-Gorschen ; un détachement descendit
au village» et nous en ramenacinq ou six vieilles
vaches pour faire la soupe. Mais nous étious
lellement fatiguas, qu'uu grand nombre avaient
encore plus envie de dormir que de manger.
D autres régiments arrivèrent avec des canons
et desmunitions. Vers onze heures, nous étions
là dix ou douze nulle hommes, et dans le vil-
lage deux mille : toute la division Souham. Le
général et ses oifîciers d'ordonnance se trou-
vaient dans un grand moulin, à gauche, près
d*un cours d'eau qu'on appelle le Floss-Graben.
Les sentinelles s'étendaient autour de la col-
line à portée de fusil.
Je unis aussi par m'endormir, à cause de la
grande fatigue ; mais toutes les heures je m'é-
veillais, et derrière nous, du côté de la route
qui part du vieux pont de Poserna et s'étend
jusqu'à Lutzen et à Leipzig, j'entendais une
grande rumeur dans la nuit: un roulement de
voitures, de canons, de caissons, montant et
s'abaissant au milieu du silence.
Le sergent Pinto ne dormait pas; il fumait sa
pipe en séchant ses pieds au feu. Chaque fois
i|ue l'un ou l'autre remuait, il voulait parler :
« Eh bieni conscrit? » disait-il.
Mais on faisait semblant de ne pas l'entendre,
on se retournait en bâillant, et Ton se rendor-
mait.
L'horlogede Gross-Gorschen tintaitcinq heu-
HM lorsque je m'éveillai ; j'avais les os des
cuisses et des reins comme rompus, à force
d'avoir marché dans la vase. Pourtant, en ap-
fiuyant les mains à terre, je m'assis pour me
réchauffer, car j'avais bien froid. Les feux fu-
maient; il ne restait plus que de la cendre et
quelques braises. Le sergent, debout, regardait
la plaine blanche, où le soleil étendait quel-
ques lignes d'or.
Tout le monde dormait autour de nous, les
uns sur le dos, les autres sur l'épaule, les pieds
au feu ; plusieurs ronflaient ou rêvaient tout
haut.
Le sergent, me voyant éveillé, vint prendre
une braise et la mit sur sa pipe, ptda il me
dit:
« Rh bien ! fusilier Bertha, nous sommes donc
i l'arrière-garde maintenant? •
Je ne comprenais pas bien ce qu'il entendait
par là.
« Ça t'étonne, conscrit? fit-il; c'est pourtant
assez clair : nous n'avons pas bougé, nous au-
tres, maisTarmée a fait demi-tour; elle était là,
hier, devant nous, sur le Rippach; à cette heure
elle est derrière nous, près de Lutzen : au lieu
d'être en tête, nous sommes en queue. »
Et, clignant de l'œil d'un air malin, il tira
deux ou trois grosses bouffées de sa pipe.
( • Et qu'est ceque nous y gagnons? lui dis-je,
— Nous y gagnerons d'arriver à Leipzig les
premiers et de tomber sur les Prussiens, ré-
pondit-il. Tu comprendras ça plus tard, cons-
crit. »
Alors je me dressai pour regarder le pays, et
je vis devant nous ime grande plaine maréca-
geuse, traversée par la Gruna-Bach etle Floss-
Graben; quelques petites collines s'arrondis-
saient au bord de cest cours d'eau, et au fond
passait une large rivière, que le sergent me dit
être l'Elster. Les brouillards du matin s'éten-
daient sur tout cela.
M'étant retourné, j'aperçus derrière nous,
dans le vallon, la pointe du clocher de Gross-
Gorschen, et plus loin, à droite et à gauche,
cinq ou six petits villages bâtis dans le creux des
collines, car c'est un pays de collines, et les
villages de Kaya, d'Eisdorf, de Starsiedel, de
Rahna, de Elein-Gorschen et de Gross-Gors-
chen, que j'ai connus depuis, sont entre ces
collines, sur le bord de petites mares où pous-
sent des peupliers, des saules et des trembles.
Gross-Gorschen, où nous bivaquions, était le
plus avancé dans la plaine, du côté de l'Elster;
le plus éloigné était Raya, derrière lequel pas-
sait la grande route de Lutzen à Leipzig. On ne
voyait pas d'autres feux sur les collines que
ceux de notre division; mais tout le 3* corps
occupait les villages, et le quartier général était
à Kaya.
Vers six heures, les tambours battirent la
diane, les trompettes des artilleurs à cheval et
du. train sonnèrent le réveil. On descendit au
village, les uns pour chercher du bois, les au-
tres de la paille ou du foin. Il arriva des voi-
tures de munitions, et l'on fit la distribution
du pain et des cartouches. Nous devions rester
là, pour laisser défiler Tarmée sur Leipzig ;
voilà pourquoi le sergent Pinto disait que nous
serions à l'arrière- garde.
Deux cantinières arrivèrent aussi du village,
et comme j'avais encore cinq écus de six li-
vres, j'offris un petit verre à Klipfel et à Zé-
bédé, pour rabattre les brouillards de la nuit.
Je me permis d'en offrir un aussi au sergent
Pinto, qui l'accepta, disant « que l'eau-de-vie
I sur du pain réchauffe le cœur, •
ROMANS NATIONAUX.
On s'approcha le plus pris qii'oo put d« Peau. (Pa^e tS.)
Nous étions tout à fait coatents, et persADoe
□e se serait douié des terribles choses qui de-
vaient s'accomplir en ce jour. On croyait Les
Busses et les Prussiens bien loin à nous cher-
cher derrière la Gruna-Bach, mais ils savaient
où nous étions; et tout à coup, sur les dix
heures, le général Soubam, au miheu de ses
~ ofBders, monta lacAte ventre à terre : il venait
d'apprendre quelque chose. J'étais justement
en sentinelle près des faisceaux ; il me semble
encore le voir, — avec sa téta grise et son grand
chapeau bordé de blanc, — s'avancer à la
pointe de la colline, tirer une grande lunette
et regarder, puis revenir bien vite et descen-
dre au village en criant de battre le rappel.
Alors toutes les sentinelles se replièrent, et
Zôbédè, qui avait des, jeux d'épervier, diti
• Je voia là-bas, pi-ès de l'Ëlster, des masses
qui fourmillent.... at même il y en a qui s'a-
vancent en bon ordre, et d'autres qui sorient
des marais sur trois ponts. Quelle averse, si
tout cela nous tombe sur le dos t
— Ça, dit le sei^ent Pinto, le nex en l'air et
la main en visière sur les yeux, c'est une ba-
taille gui commence, ou je ne m'y connais pas.
Pendant que notre armée déSle sur Leipzig et
qu'elle s'étend à plus de trois lieues, ces gueux
de Prussiens et de Russes veulent nous prendre
en ilanc avec toutes leurs forces, et nous cou-
per en deux. C'est bien vu de leur part: ils ap-
prennent tous les jours les malices de iL guerre.
— Mais nous, qu'est-ce que nous allons faireT
demanda Klipfel.
—C'est tout simple, répondit le sei^nt : nous
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE (813.
Serru lai rangt I (P>(c t&}.
•ommes ici douze A quinze mille hommes,
aTcc Je vieux Souham, qui n'a jamais reculé
d'une aeinelle. Nous allons tenir comme des
clous, ua contre six ou sept, jusqu'à ce que
l'Empereur soit informé de la chose et qu'il se
replie pour venir à notre secours. Tenez, voilà
déjà les officiers d'ordonnance qui partent, i
C'était viai : cinq ou six oQlciers traversuent
la plaine de Lutzeo derrière nous, du côté' de
I^prig; ils allaient comme le vent, et je sup-
plia le Seigneur, dans mon âme, de leur faire
la grâce d'arriver à temps et d'envoyer toute
l'année à notre secours ; car d'apprendre qu'il
tout périr> c'est épouvantable, et je ne souhaite
pas à mon plus grand ennemi d'être dans une
poailÉtD pareille.
Le sergent Pinlo nous dit encore ;
• Vous avez de la chance, couGcrils; si l'un ou
l'autre de vous en réchappe, il pourra se vanter
d'avoir vu quelque chose de soigné. Regardex
seulement ces lignes bleues qui s'avancent le
fusil sur l'épaule, le long du Floss-Oraben; cha-
cune de ces lignes est un régiment; il y en a une
trentaine : ça fait soixante mille Prussiens, sans
compter ces files de cavaliers qui sont des e»-
cadrouB. Et sur leur gauche, prés de Rlppach,
ces autres qui s'avancent et qui reluisent au
soleil, ce sont les dragons et les cuirassiers de
la garde impériale russe; je les ai tus pour la
première fois à Auslerlitz, où nous les avons
joliment arrangés. Il y en a bien dix-huit i
vingt miUe. Derrière, ces masses de lances, ce
sont des bandes de Cosaques. De sorte que noua
allons avoir l'avantage, dans une heure, de
50
ROMANS NATIONAUX.
U0U5 regarder le blanc des yeux avec cent
mille hommes, tout ce qu^il y a de plus obstiné
en Russes et en Pi-ussiens. C'est, à proprement
parler, une bataille où Ton gagne la croix, et
si on ne la gagne pas, on ne doit pliis^ compter
dessus.
—Vous croyez, sergent? dit Zébédé^ qui n'a
jamais eu deux idées claires dans la tête, et qui
se figurait déjà tenir la croix. Ses yeux relui-
saient comme des yeux de bétes qui voient tout
en beau*
—Oui, répondit le sergent, car on va se serrer
de près, et supposons que dans la mêlée on
voie un colonel, un canon, un drapeau, quelque
chose qui vous donne dans Tœil, on saute
dessus à travers les coups de baïonnette, de
sabre, de refouloir ou de nMmporte quoi; on
rempoigne,et,sironen revient, on est proposé.
Pendant qu'il disait cela, lldée me vint que
le maire de Felsenbourg avait reçu la croix
pour avoir amené son village, dans des voitui*es
entourées de guirlandes, à la rencontre de
Marie-Louise, en chantant de vieux lieds, et je
trouvai sa manière d'avoir la croix bien plus
côp^mode que celle du sa*gent Pinto.
je n*eus pas le temps d'en penser davantage,
car on battait le rappel de tous les côtés ; cha-
cun courait aux faisceaux de sa compagnie et
se dépéchait de prendre son fusil. Les offi-
ciers vous rangeaient en bataille, des canons
arrivaient au grand galop du village, on les
plaçait au haut de la colline, un peu en arrière,
pour que le dos de la côte leur servit d'épaule-
ment. Les caissons arrivaient aussi.
Et plus loin, dans les villages de Rahna, de
Kaya^ de Klein-Gorschen, tout s'agitait ; mais
nous étions les premiers sur lesquels devait
tomber cette masse.
L'ennemi s'était arrêté à deux portées de ca-
non, et ses cavaliers tourbillonnaient par cen-
taines autour de la côte pour nous reconnaître.
Rien qu'à voir au bord du Floss-Graben cette
quantité de Prussiens qui rendaient les deux
rives toutes noires, et dont les premières lignes
commençaient à se former en colonnes, je me
dis en moi-même :
• Cette fois, Joseph, tout est perdu, tout est
flni.... il n'y aplus de ressource.... Tout ce que
tu peux faire, c'est de te venger, de te défendre,
et de n'avoir pitié de rien.... Défends-toi, dé-
feuds-toil... >
Ck)mme je pensais cela, le général Ghemineau
passa seul d cheval devant le front de bataille,
en nous criant : • Formez le carré I •
Tous les officiers, à droite, à gauche, en
avant, en arrière, répétèrent le même ordre*
Oii forma quatre carrés de quatre bataiUons
chacun. Je me trouvais cette fois dans un des
côtés intérieurs, ce qui me fit plaisir; car je
pensais naturellement que les Prussiens, qui
s'avançaient sur trois colonnes, tomberaient
d'abord en face. Mais j'avais à peine eu cette
idée qu'une véritable grêle de boulets traversa
le carré. En même temps, le bruit des canons
que les Prussiens avaient amenés sur une col-
line à gauche se mit à gronder bien autrement
qu'à Weissenfels : cela ne finissait pas! Ils
avaient sur cette côte une trentaine de grosses
pièces; on peut s'imaginer d'après cela quels
trous ils faisaient. Les boulets sifflaient tantôt
en l'air, tantôt dans les rangs, tantôt ils en.
traient dans la terre, qu'ils rabotaient avec un
bruit terrible.
Nos canons tiraient aussi d'une manière qui
vous empêchait d'entendre la moitié des siffle-
ments et des ronflements des autres, mais cela
ne servait à rien; et d'ailleurs, ce qui vous
produisait le plus mauvais effet, c'étaient les
officiers qui vous répétaient sans cesse : • Ser^
rez les rangs, serrez les rangs! »
Nous étions dans une fumée extraordinaii'e
sans avoir encore tiré. Je me disais : t Si nous
restons ici un quart d'heure, nous allons être
massacrés sans pouvoir nous défendre ! > ce
qui me paraissait terriblement dur, quand tout
à coup les premières colonnes des Prussiens
arrivèrent entre les deux collines, en faisant
une rum-Mr étrange, comme une inondation
qui mon.e. Aussitôt les trois premiers côtés de
notre carré, celui de face^ et les deux autres en
obliquant à droite et à gauche, firent feu. Dieu
sait combien de Prussiens restèrent dans ce
creux I Mais, au lieu de s'arrêter, leurs cama-
rades continuèrent à monter, en criant comme
des loups : « Faterlandl Faterlaiid*! > et nous
déchargeant tous leurs feux de bataillon à cent
pas, pour ainsi dire dans le ventre.
Après cela commencèrent les coups de baïon-
nette et de crosse, car ils voulaient nous en-
foncer; ils étaient en quelque sorte furieux.
Toute ma vie je me rappellerai qu'un bataillon
de ces Prussiens arriva juste de côté sur nous,
en nous lançant des coups de baïonnette que
nous rendions sans sortir des rangs, et qu'ils
furent tous balayés par deux pièces qui se trou-
vaient en position à cinquante pas derrière le
carré.
Aucune autre troupe ne voulut alors entrer
entre les carrés.
Ils redescendaient la colline, et nous char-
gions nos fusils pour les exterminer jusqu^au
dernier, lorsque leurs pièces recommencèrent
• Patrie I Patrie I
HISTOIRE D»UN CONSCRIT DE 1813.
51
i tirer, et que nous entendîmes un grand bruit
à droite : c'était leur cavalerie qui venait pour
profiter des trous que faisaient leurs canons I
Je ne vis rien de cette attaque, car elle arrivait
lur Tautre face de la division ; mais^ en atten-
dant, les boulets nous raflaient par douzaines.
Le général Chemineau venait d'avoir la cuisse
cassée, et cela ne pouvait durer plus longtemps
de cette manière, lorsqu^on nous ordonna de
battre en retraite, ce que nous fîmes avec un
plaisir que chacun doit comprendre.
Nous passâmes autour de Gross-Gorschen,
suivis par les Prussiens, qui nous fusillaient et
que nous fusillions. Les deux mille hommes
qui se trouvaient dans le village arrêtèrent
l'ennemi par un feu roulant de toutes les fené-
res, pendant que nous remontions la côte pour
gagner le second village, Elein-Gorschen. Mais
alors toute la cavalerie prussienne arriva de
côté pour nous couper la retraite et nous for-
cer de rester sous le feu de leurs pièces. Cela
me produisit une indignation qu^on ne peut
croire. J'entendais Zëbédé qui criait : • Courons
plutôt dessus que de rester là! »
C'était aussi terriblement dangereux, car ce3
régiments de hussards et de chasseurs s'avan-
çaient en bon ordre avant de prendre leur élau.
Nous marchions toujours en arrière, quand
au haut de la côte on nous cria : « Halte! > et
dans le même moment les hussards, qui cou-
raient déjà sur nous, reçurent une terrible dé-
charge de milraille qui les renversa par centai-
nes. C'était la division du brave général Girarl
qui venait à notre secours de Klein- Gôrschen ;
elle avait placé seize pièces en batterie un peu à
droite. Cela produisit un très-bon effet : les hus-
sards s'en allèren t plus vi te qu'ils n 'étaient venus ,
et les six carrés de la division Girard se réunirent
avec les nôtres à Rlein-Gorschen pour arrêter
rinfanterie des Prussiens, qui s'avançait tou-
jours, les trois premières colonnes en avant,
et trois autres aussi fortes derrière.
Nous avions perdu Oross - Gorchen ; mais
celte fois, entre Klein-Gorjjchen et Rahna, Taf-
faire allait encore devenir plus terrible.
Moi, je ne pensais plus à rien qu'à me ven-
ger. J étais devenu pour ainsi dire fou de co-
lère et d'indignation contre ceux qui voulaient
m'ôler la vie, le bien de tous les hommes, que
chacun doit conserver comme il peut. J'éprou-
vais une sorte de haine contre ces Prussiens,
dont les cris et l'air d'insolence me révoltaient
le cœur. J'avais pourtant un grand plaisir de
voir encore Zébédé près de mci, et comme, en
attendant les nouvelles attaques, nous avions
l'arme au pied, je lui serrai la main.
■ Nous avons eu de la chance, me dit-il.
Uais pourvu que l'Empereur arrive bientôt, car
ils sont vingt fvis plus que nous.... pourvu
qu'il arrive avec des canons ! »
Il ne parlait plus d'attraper la croix 1
Je regardai un peu de côté^ pour voir si le
sergent y était encore, et je l'aperçus qui es-
suyait tranquillement sa baïonnette; sa figure
n'avait pas changé : cela me réjouit. J'aurais
bien voulu savoir si Elipfel et Furst se trou-
vaient aussi dans leurs rangs^ mais alors le
conunandement de « Portez armes I > me fit
songer à autre chose.
Les trois premières colonnes ennemies s'é-
taient arrêtées sur la colline de Gross-Gorschen
pour attendre les trois autres^ qui s'appro*
chaient le fusil sur l'épaule. Le village^ entre
nous dans le vallon^ brûlait^ les toits de
chaume flambaient^ la fumée montait jusqu'au
ciel; et sur une côte, à gauche^ nous voyions
arriver, à travers les terres de labour, une
longue file de canons pour nous prendre en
écharpe.
Il pouvait être midi lorsque les six colonnes
se mirent en marche, et que, sur les deux
côtés de Gross-Gorschen, se déployèrent des
masses de hussards et de chasseurs à cheval.
Notre artillerie, placée en arrière des carrés,
au haut de la côte, avait ouvert un feu terrible
contre les canonniers prussiens, qui lui répon-
daient sur toute la ligne.
Nos tambours commençaient à battre dans^
les carrés, pour avertir que l'ennemi s'appro-
chait; on les entendait comme le bourdonne-
ment d*une moucne pendant un orage, et dans
le fond du vallon les Prussiens criaient tous
ensemble : « Faterland ! Faterland / *»
Leurs feux de bataillon, en grimpant la col-
line, nous couvraient de fumée, parce que le
vent soufllait de notre côté, ce qui nous empê-
chait de les voir. Malgré cela, nous avions,
commencé nos feux de file. On ne s'entendait
et l'on ne se voyait plus depuis au moms un
quart d'heure, quand tout à coup les hussards
prussiens furent dans notre carré. Je ne sais
pas comment cela s'était fait, mais ils étaient
dedans, et tourbillonnaient à droite et à gau-
che en se penchant sur leurs petits chevaux,
pour nous hacher sans miséricorde. Nous leur
donnionsdes coups de baïonnette, nous criions,
il nous lâchaient des coups de pistolet; enfin
c'était terrible. — Zébédé, le sergent Pinto et
une vingtaine d'autres de la compagnie nous
tenions ensemble. — Je verrai toute ma ^ie
ces figures pâles, les moustaches allongées der-
rière les oreilles, les petits shakos &Vrrés par la
jugulaire sous leurs mâchoires ; les chevaux qui
se dressent en hennissant sur des tas de morts
• Pairie! Patrie!
5S
ROMANS NATIONAUX.
/
et de blessés. J^entendrai toujours les cris que
nous poussions, les uns en allemand, les au-
tres en français ; ils nous appelaient : « Schwein-
pelz / » et le vieux sergent Pinto ne finissait pas
de crier : « Hardi, mes enfants! hardi! »
Je n'ai jamais pu me figurer comment nous
sortîmes de là ; nous marchions au hasard dans
la fumée, nous tourbillonnions au milieu des
coups de fusil et des coups de sabre. Tout ce
que je me rappelle, c'est que Zébédé me criait
à chaque instant : « Arrive ! arrive ! > et que
finalement nous fûmes dans un champ en
pente, derrière un carré qui tenait encore, avec
le sergent ^nto et sept ou huit autres de la
compagnie.
Nous étions faits comme des bouchers !
• Rechargez! » nous dit le sergent.
Et alors, en rechargeant, je vis qu'il y avait
du sang et des cheveux au bout de ma baïon-
nette, ce qui montre que, dans ma fureur, j'a-
vais donné des coups terribles.
Au bout d'une minute, le vieux Pinto reprit :
« Le régiment est en déroute, •• ces gueux de
Prussiens en ont sabré la moitié... Nous le re-
trouverons plus tard... Pour le moment il faut
empêcher l'ennemi d'entrer dans le village. —
Parfile à gauche, en avant, marche! »
Nous descendîmes un- petit escalier qui me-
nait dans un jardin de Elein-Gorschen, etnous
entrâmes dans une maison, dont le sergent
barricada la porte du côté des champs avec une
grande table de cuisine ; ensuite il dit, en nous
montrant la porte de la rue :
« Voici notre retraite. »
Après cela, nous montâmes au premier, dans
une assez grande chambre qui formait le coin
au pied de la côte; elle avait deux fenêtres sur
le village et deux autres sur la colline toute
couverte de fumée, où continuaient de pétiller
les feux de file et de rouler le canon. Au fond^
dans une alcôve^ se trouvait un lit défait, et
devant le lit un berceau ; les gens s'étaientsau-
vés sans doute au commencement de la ba-
taille ; mais un chien à grosse queue blanche,
oreilles droites et museau pointu, à moitié ca-
ché sous les rideaux^ nous regardait les yeux
luisants : tout cela me revient comme un rêve.
Le sergent venait d'ouvrir une fenêtre, et ti-
rait déjà dans la rue, où s'avançaient deux ou
trois hussards prussiens, parmi des tas de char*
rettes et de fumier ; Zébédé et les autres, de-
bout derrière lui, observaient l'arme prête. Je
regardai sur la côte, pour voir si le carré tenait
touJoucB, et je Taperçus à cinq ou six cents
pas, reculant en bon ordre, et faisant feu des
quatre côtés sur la masse de cavaliers qui len-
(ouraient. A travers la fumée, je voyais le co-
lonei, un gros court, à cheval au milieu, le sa-
bre à la main, et, tout près de lui, le drapeau
tellement déchiré, que ce n'était plus qu'une
loque pendant le long de la hampe.
Plus loin, à gauche^ une colonne ennemie
débouchait au tournant de la route et marchait
sur Elein-Gorschen. Cette colonne voulait se
mettre en travers de notre retraite dans le vil-
lage ; mais des centaines de soldats débandés
étaient arrivés comme nous, il en arrivait
même encore de tous les côtés, les uns se re-
tournant tous les cinquante pas pour lâcher
leur coup de fusil, les autres blessés, se traî-
nant pour arriver quelque part. Us entraient
dans les maisons, et comme la colonne s'appro-
chait toujours, un feu roulant commença sur
elle de toutes les fenêtres. Gela Tarrêta ; d'au-
tant plus qu'au même instant, sur la côte i
droite, commençaient à se déployer les divi-
sions Brenier et Marchand, que le prince de la
Moskowa envoyait à notre secours.
Nous avons su depuis que le maréchal Ney
avait suivi TEmpereur du côté de Leipzig, et
qu'il revenait alors au roulement du canon.
Les Prussiens firent donc halte en cet en-
droit; le feu cessa des deux côtés. Nos carrés
et nos colonnes remontèrent la côte en face de
Starsiedel, et tout le monde, au village, se dé-
pêcha d'évacuer les maisons pour rallier cha-
cun son régiment Le nôtre était mêlé dans
deux ou trois autres ; et quand les divisions
mirent l'arme au pied en avant de Eaya, nous
eûmes de la peine à nous reconnaître. On fit
l'appel de notre compagnie, il restait quarante-
deux hommes , le grand Furst et Léger n'y
étaient plus ; mais Zébédé, Elipfel et moi nous
avions retiré notre peau de l'affaire.
Malheureusement ce n'était pas encore fini,
car ces Prussiens, remplis d'insolence â cause
de notre retraite, faisaient déjà de nouvelles
dispositions pour venir nous attaquer à Kaya,
il leur arrivait des masses de renforts; et,
voyant cela, je pensai que, pour un si grand
général, l'Empereur avait eu pourtant une
bien mauvaise idée de s'étendre sur Leipzig et
de nous laisser surprendre par une armée de
plus de cent mille hommes.
Gomme nous étions eu train de nous refor-
mer derrière la division Brenier, dix-huit mille
vieux soldats de la garde prussienne montaient
la côte au pas de charge, portant les shakos
de nos morts au bout de leurs baïonnettes en
signe de victoire. En même temps le combat se
prolongeait à gauche, entre Klein-Gorschen et
Starsiedel. La masse de cavalerie russe que
nous avions vue reluire au soleil le malin, der-
rière la Gruna-Bach, voulait nous tourner;
mais le 6^ corps était arrivé nous couvrir, et les
régiments de marine tenaient là comme des
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
53
muM. Toute la plaine ne fonnait qu'un nuage,
où Ton voyait ètinceler les casques, les cui-
rasses et les lances par milliers.
I>» notre côté, nous reculions toujours, quand
tout i coup quelque chose passa devant nous
comme le tonnerre : c'était le maréchal Ney!
il arrivait au grand galop, suivi de son état-
major. Je n'ai jamais vu de figure pareille; ses
yeux étincelaient, ses joues tremblaient de co-
lère! En une seconde il eut parcouru toute la
ligne dans sa profondeur, et se trouva sur le
front de nos colonnes. Tout le monde le sui-
vait comme entraîné par une force extraordi-
naire; au lieu de reculer, on marchait à la ren-
contre des Prussiens, et dix minutes après tout
était en feu. Mais l'ennemi tenait solidement;
il se croyait déjà le maître et ne voulait pas lâ-
cher la victoire ; d'autant plus qu'il recevait
toujours du renfort, et que nous autres nous
étions épuisés par cinq heures de combat.
Notre bataillon, cette fois, se trouvait en se-
conde ligne, les boulets passaient au-dessus;^
mais un bruit bien pire et qui me traversait
les nerfs, c'était le grelottement de la mitraille
dans les baïonnettes : cela sifflait comme ime
espèce de musique terrible et qui s'entendait
de bien loin.
Au milieu des cris, des commandements et
de la fusillade, nous recommencions tout de
même à redescendre sur un tas de morts.Nos pre-
mières divisions rentraient à Elein-Gorschen ;
on s'y battait corps à corps; on ne voyait dans
la grande rue du village que des crosses de
fu5il en Tair, et des généraux à cheval, l'épée
à la main comme de simples soldats.
Cela dura quelques minutes; nous disions
dans les rangs : i Ça va bien, ça va bien!... on
avance. • Mais de nouvelles troupes étant arri-
vées du côté des Prjssiens, nous fûmes obligés
de reculer pour la seconde fois, et malheureu-
sement si vite qu^un grand nombre se sau-
vèrent jusque dans Kaya. Ce village était sur
la côte, et le dernier en avant de la route de
Lutzen. C'est un long boyau de maisons sépa-
rées les unes des autres par de petits jardins,
des écuries et des ruchers. Si Tennemi nous
forçait à Kaya, l'armée était coupée en deux.
En courant, je me rappelai ces paroles de
U. Goulden : t Si par malheur les alUés nous
battent, ils viendront se venger chez nous de
tout ce que nous leur avons fait depuis dix
ans. ■ Je croyais la bataille perdue, carie ma-
réchal Ney lui-même, au milieu d'un carré,
\ recalait, et les soldats, pour sortir de la mélée^
emportaient des officiers blessés sur leurs fusils
en brancards. Enfi.n ça prenait une mauvaise
loamure.
J'entrai dans Raya sur la droite du village,
en enjambant des haies et sautant par-dessus
de petites palissades que les gens mettent pour
séparer les jardins.
J'allais tourner le coin d*un hangar, lorsque,
levant la tête, j'aperçus une cinquantaine d'of-
ficiers à cheval arrêtés au haut d'une colline
en face; plus loin, derrière eux, des masses
d'artillerie accouraient ventre à terre sur la
route de Leipzig. Gela me fit regarder, et je
reconnus l'Empereur, un peu en avant des au-
tres; il était assis, comme dans un fauteui},
sur son cheval blanc. Je le voyais très-bien
sous le ciel pâle ; il ne bougeait pas et regar-
dait la bataille au-dessous avec sa lunette.
Cette vue me rendit si joyeux que je me mis
à crier : « Vive F Empereur I » de toutes mes
forces ; puis j'entrai dans la grande rue de Kaya
par une allée entre deux vieilles maisons.
J'étais Tun des premiers, et j'apeiçus encore
des gens du village, hommes, femmes, enfants,
qui se dépêchaient d'entrer dans leurs caves.
Plusieurs personnes auxquelles j'ai raconté
cela m'ont fait des reproches d'avoir couru si
vite; mais je leur ai répondu que lorsque Mi-
chel Ney reculait, Joseph Bertha pouvait bien
reculer aussi.
Klipfel, Zébédé, le sergent Pinto, tous ceux
que je connaissais à la compagnie étaient en-
core dehors, et j'entendais un bruit tellement
épouvantable qu'on ne peut s'en Caire une idée.
Des masses de fumée passaient par-dessus les
toits, les tuiles roulaient et tombaient dans la
rue, et les boulets enfonçaient les murs ou
cassaient les poutres avec un fracas homble.
En même temps, de tous côtés, par les ruelles,
par-dessus les haies et les palissades des jar-
dins entraient nos soldats en se retournant pour
faire feu. Il y en avait de tous les régiments,
sans shakos, déchirés, couverts de sang, l'air
furieux, et, maintenant que j'y pense après
tant d'années, c'étaient tous des enfants, de
véritables enfonts : sur quinze ou vingt, pas \m
n'avait de moustaches; mais le courage est né
dans la race française 1
Et comme les Prussiens, — conduits par de
vieux officiers qui criaient : « Forwertzf For"
weriz */ — arrivaient en se grimpant en quel-
que sorte sur le dos, conmae des bandes de
loups, pour aller plus vite, nous, au coin d'une
grange, à vingt ou trente, en face d'un jardin
où se trouvaient un petit rucher et de grands
cerisiers en fleurs qu'il me semble voir encore,
nous commençâmes un feu roulant sur ces
gueux qui voulaient escalader im'petii mur
au-dessous et prendre le village.
Combien d'entre eux, en arrivant sur ce mur^
* En ayant 1 £n arant!
5«
ROMANS NATIONAUX.
U
retombèrent dans la niasse, je n'en sais rien;
mais il en venait toujours d'autres. Des cen-
taines de balles sifflaient à nos oreilles et
s*aplatissaient contre les pierres, le crépi tom-
bait, la paille pendait des poutres, la grande
porte à gauche était criblée; et nous, derrière
la grange, après avoir rechargé, nous faisions
la navette pour tirer dans le tas : cela durait
juste le temps d'ajuster et de serrer la détente,
et malgré cela, cinq ou six étaient déjà tombés
af coin du fenil, le nez à terre , mais notre rage
était si grande que nous n'y faisions pas atten-
tion.
Gonmie je retournais là pour la dixième fois,
en épaulant le fusil me tomba de la main ; je
me baissai pour le ramasser et je tombai des-
sus : j'avais une balle dans Tépaule gauche; le
sang se répandait sur ma poitrine comme de
l'eau chaude. J'essayai de me relever; mais
tout ce que je pus faire, ce fut de m'asseoir
contre le mur. Alors le sang descendit jusque
sur mes cuisses, et Tidée me vint que j'allais
mourir en cet endroit, ce qui me donna tout
froid.
Les camarades continuaient à tirer par-
dessus ma téte^ et les Prussiens répondaient
toujours.
En songeant qu'une autre balle pouvait m'a-
chever, je me cramponnai tellement de la main
droite au coin du mur pour m'6ter de là, que
je tombal dans un petit fossé qui conduisait Teau
de la rue dans le jardin.Mon bras gauche était
lourd comme du plomb^ ma télé tournait; j'en-
tendais toujours la fusillade, mais comme un
rave. Cela dura quelque temps sans doute*
Lorsque je rouvris les yeux^ la nuit venait;
les Prussiens défilaient dans la ruelle en cou-
rant. Ils remplissaient déjà le village^ et dans
le jardin en face se trouvait un vieux général ,
la tête nue, les cheveux blancs^ sur un grand
cheval bi*un. Il criait comme une trompette
d'amener des canons, et des officiers partaient
ventre à terre porter ses ordres. Près de lui,
debout sur le petit mur encombré de morts, un
de leurs chirurgiens lui bandait le bras. Der-
rière, de l'autre côté, se tenait également à
cheval un ofBcier russe très-mince, un jeune
homme coiffé d'un chapeau à plumes vertes
tombant en forme de bouquet. Je vis cela d un
coup d'œil : — ce vieux avec son gros nez, son
front large et plat, ses yeux vifs, son air hardi ;
les autres autour de lui; le chirurgien, un petit
homme chauve en lunettes; et dans le fond de
la vallée , à Qnq ou six cents pas, entre deux
maisons, nob soldats qui se reformaient. Tçut
cela je Tai devant moi comme si j'y étais encore.
On ne lirait plus; mais entre Klein -Go rschen
•il Kaya, des cris ter«*ibles s'élevaient.... (M'
entendait rouler pesamment, hennir, jurer et
claquer du fouet. Sans savoir pourquoi, je me
traînai hors de l'ornière et me remis contre le
mur, et presque aussitôt deux pièces de seize,
attelées chacune de six chevaux, tournèrent au
coin de la première maison du village. Les ar-
tilleurs à cheval frappaient de toutes leurs for-
ces, et les roues entraient dans les tas de morts
et de blessés comme dans de la paille; les os
craquaient!... voilà d'où venaient les grands
cris que j'avais entendus; les cheveux m'en
dressaient sur la tête.
« Icil... cria le vieux en allemand. Pointez
là-bas, entre ces deux maisons, près de la fon-
taine. »
Les deux pièces furent aussitôt retournées;
les voitures de poudre et de mitraille arrivèrent
au galop. Le vieux vint voir, son bras gauche
en écharpe, et, tout en remontant la ruelle, je
l'entendis qui disait au jeune officier russe, d'un
ton bref :
« Dites à l'empereur Alexandre que je suis
dans Kaya.... La bataille est gagnée si on m'en-
voie des renforts. Qu'on ne délibère' pas, qu'on
agisse ! Il faut nous attendre à une attaque fu-
rieuse. Napoléon arrive, je sens cela.... Dans
une demi'heure nous l'aurons sur les bras avec
sa garde. Goûte que coûte, je lui tiendrai tête;
mais, au nom de Dieu, qu*on ne perde pas une
minute, et la victoire est à nousl >
Le jeune homme partit au galop du côté de
Klein-Gorschen, et dans le même instant quel-
qu'un dit prés de moi : « Ce vieux-là, c'est Blû-
cher.... Ah ! gredin, si je tenais mon fusil! »
Ayant tourné la tété, je vis un vieux sergent
sec et maigre^ avec de grandes rides le long des
joues, qui se tenait assis contre la porte de la
grange, les deux mains appuyées à terre comme
des béquilles, car ses reins étaient cassés par
nue balle. Ses yeux jaunes suivaient le général
prussien en louchant; ^on nez crochu, déjà
pâle, se recourbait comme un bec dans ses
grosses moustaches : il avait l'air terrible et
Êer.
■ Si je tenais mon fusil, dit-il encore une
fois, tu verrais si la bataille est gagnée ! »
Nous étions les seuls êtres encore vivants
dans ce com encombré de morts.
Moi, songeant qu'on allait peut-être m'en-
terrer le lendemain avec tous ces autres dans
le jardin en face, et que je ne reverrais plus
Catherine, des larmes me coulaient sur les
joues, et je ne pus m'empêcher de dire :
« Maintenant tout est fini * •
fie sergent alors me regarda de travers, et,
voyant que j'étais encore si jeune, il me de-
manda :
I t Qu'est-ce que tu ns, conscrit r
HISTOIRE D'UN CONSGIUT DE 1813,
—Une balle dans l'épaule, mon sergeni.
>-Dan8 Tépaule, ça vaut mieux que dans les
reins, on i)eut en réchapper. ■
Et d*une voix moins rude^ après m'a voir
considéré de nouveau^ il ajouta '.
• Ne crains nen, va, tu reverras lj8 pays.)*
Je pensai qu'il avait pitié de ma jeunesse et
qu'il voulait me consoler; mais je sentais ma
poitrine comme fracassée, et cela m*ôtait tout
espoir.
Le sergent ne dit plus rien; seulement, de
temps en temps, il faisait un effort pour dres-
ser la tête et voir si nos colonnes arrivaient*
n jurait entre ses dents, et finit par se laisser
glisser 9 Tépaule dans le coin de la porte, en
disante
• Mon afEadre est faite 1 ... mais le grand gueux
me Ta payé tout de même. >
n regardait dans la haie en face, où se trou-
vait étendu sur le dos un grenadier prussien,
la baïonnette encore en travers du ventre.
n pouvait être alors six heures; Tennemi oc-
cupait toutes les maisons, les jardins, les ver-
gers, la grande rue et les ruelles. J'avais froid
par tout le corps, et je m'étais engourdi^ le
front sur les genoux, quand le roulement du
canon m*éveilla de nouveau. Los deux pièces
du jardin et plusieurs autres derrière, placées
plus haut dans le village^ tiraient en jetant
leurs éclairs dans la grande rue, où se pres-
saient les Prussiens et les Russes. Toutes les
fenêtres tiraient aussi. Mais cela n'était rien en
comparaison du feu des Français sur la colline
en face. Dans le fond au-dessous, montait la
jeune garde en colonnes serrées , au pas de
charge, les colonels, les commandants et les
généraux à cheval au milieu des baïonnettes,
Tépèe en Tair : tout cela gris, éclairé de se-
conde en seconde par la lumière des quatre-
vingts pièces que l'Empereur avait fait mettre
en une seule batterie pour appuyer le mouve-
ment. Ces quatre-vingts pièces faisaient im
fracas terrible, et malgré la distance, la vieille
cassine contre laquelle je m'appuyais en trem-
blait jusque dans ses fondements. Dans la rue,
les boulets enlevaient des files de Prussiens et
de Russes, comme les coups de faux enlèvent
l'herbe : c'était leur tour de serrer les rangs.
J'entendais aussi, derrière nous, l'artillerie
ennemie répondre, et je pensais : « Mon Dieu!
mon Dieu! pourvu maintenant que les Fran-
çais l'emportent, leurs pauvres blessés seront
recueillis, au lieu que ces Prussiens et ces Co-
saques songeraient d'abord aux leurs et nous
laisseraient tous périr. >
Te ne faisais plus attention au sergent, je ne
regc^^dais que les canonnlers prussiens charger
Wors pièces, pointer et tirer^ en les maudissant
au fond de mon âme ; et j'écontais av^ i^vis-
sèment les cris de « Vive V Empereur: • qui com-
mençaient à monter de la vallée , et qu'on
entendait dans l'intervalle des détonations de
Tartillene.
Enfin, au bout de vingt minutée, les Prus-
siens et les Russes se mirent à reculer ; ils re-
passaient en foule par la ruelle où nous étions,
pour se jeter sur la côte; les cris de • Vive
VEmpereur! > se rapprochaient. Lescanonniera,
devant nous, se dépêchaient comme des for-
cenés, quand trois ou quatre boulets arrivèrent
au milieu d'eux, cassant une roue et les cou-
vrant de terre. Une pièce tomba sur le côté ;
deux artilleurs étaient tués et deux blessés.
Alors je sentis une main me prendre par le
bras; je me retournai et je vis le vieux sergent,
à demi mort, qui me regardait en riant d'un
air farouche. Le toit de notre baraque s^affais-
sait, le mur penchait, mais nous n'y prenions
pas garde: nous ne voyions que la défaite des
ennemis, et nous n'entendions, au milieu de
tout ce fracas épouvantable, que les cris tou-
jours plus proches de nos soldats.
Tout à coup le sergent tout pile dit :
• Le voilai •
&i penché en avant, sur les genoux, une
main à terre et l'autre levée, il cria d'une voix
éclatante :
t Vive V Empereur I »
Puis il toinba la face à terre et ne remua
plus.
Et moi, me penchant aussi pour voir, je vis
Napoléon qui montait dans la fusillade^ son
chapeau enfoncé dans sa grosse tête, sa capote
grise ouverte, un large ruban rouge en travers
de son gilet blanc, calme, froid, comme éclairé
parle reflet des baïonnettes. Tout pliait devant
lui; les canonniers prussiens abandonnaient
leura pièces et sautaient le mur du jardin, mal-
gré les cris de leurs ofilciers qui voulaient les
retenir.
Ces choses, je les ai vues; elles sont restées
comme peintes en feu dans mon esprit; mais
depuis ce moment je ne me rappelle plus rien
de la bataille, car, dans l'espérance de notre
victoire, j'avais perdu le sentiment, et j'étais
comme un mort au milieu de tous ces morts.
XIV
Je me réveillai dans la nuit, au milieu du
silence. Des nuages traversaient le ciel, et la
lune regardait le village abandonné, les capons
renversés et les tas de morts, comme elle îre-
S6 ROMANS NATIONAUX. 1
garde, depuis le
l'eau qui coule, 1'
qui tombecl en ai
Tien auprès dea
vonl mourir le c
autres.
Je no pouvais
beaucoup; mon bi
[>ourtant je parrii
etje vis les morts
ruelle. La lune don
connue de la neig
yeuxtoul grand»
contre terre, la gi
cramponnée au fu
^n elïrayante, m
pouvacic.
L 1
Uu'GSl-ce quutu as
[lerbe qui pousse et les feuilles
tomne. Les hommes ne sont
choses éternelles; ceux qui
omprennent mieux que les
plus bouger et je souffrais
as droit seul remuait encore,
s à me dresser sur le coude,
entassés jusqu'au fond de la
mai t dessus ; ils étaient blancs
e : les uns la bouche et les
ouverts; les autres la face
erne et le sac au dos, la main
sil. Je voyais cela d'une la-
lis dents en claquaient d'ë-
Qowxnli (p. 511.
Je voulus appeler au secours; j'entendis
comme un faible cri d'tmfant qui sanglote, et
je m'affaissai de désespoir. Mais ce faible ci i
que j'avais poussé dans le silence, en éveillait
d'autres de proche eu proche, cela gagnait de
tous les câtés : tous les blessés croyaient eo-
lendre arriverdu secours, et ceux qui pouvaient
encore se plaindre appelaient. Ces cria durèrent
quelques instants, puis tout'se tut, et je u'en-
lendifl plus qu'un cheval souffler lentement
prés démoi, derrière lahaie. U voulait se lever,
je voyais sa tête se dresser au bout de son long
cou, puis il retombait.
Moi, par l'eftort que je venais de faire, ii\a
blessure n'était rouverte , et je sentais de non*
veau le sang couler sous mon bras. Alors je
fermai les yeux pour me laisser mourir, ut
HISTOraE D'UN CONSCRIT DE 1813.
nul pUiu d«nu lui. (Phi ss.)
loutea las choses lointaines, depuis te temps de
ma première enbuice,— les choses du village,
longue ma pauvre mère me tenait dans ses
bras el qu'elle cliautait pour m'endormir, la
petite chambre, la vieille' alcôve, notre chien
Pommer, qui jouait avec moi et me roulait Â
terre; le père qui rentrait le soir tout joyeux,
ta hache sur l'épaule, et qui me prenait dans
ses larges mains en m'embiaasant,— toutes
ees chosea me revinrent comme im rêve 1
Jepensais : ■ Ahl pauvre femme.... pauvre
pérel..., si TOTiB aviez sa que voua élevles
votre en&mt avec tant d'amour et de peines,
pour qu'il périsse un jour misérablement, seul,
loin de tout secours I. . . quelles n'auraient pas
été votre désolation et vos maléâictious contre
ceuTi^ui l'ont réduit à cet état!... Ahl si vous
étiez làl... si je pouvais seulement voua de-
mander pardon des peines que je vous ai don-
nées! >
St, songeant âcela,leslarmes me couvraient
la Qgure, ma poitrine se gonQait : longtemps
je sanglotai tout bas en moi-même. .
Lapensée de Catherine, de la tante Grédel,
du bon M. Goulden, me vint auatà bientAt, et
ce fut quelque chose d'épouvantable 1 c'était
comme nn spectacle qui se passe sous vos
yeux : je voyais leur étonnement et leurs
craintes en apprenant la grande bataille; la
tante Grédel qui courait tous les jours sur la
route pour aller voir à la poste, pendant qne
Catherine l'attendait en priant ; et H. Goultten,
seul dans sa chambre, qui lisait dans la gazette
que le 3* corps avait plus donné que les autres;
58
ROMANS NATIONAUX.
il se promenait la tête penchôe et s'asseyait
bien tard à Tétabli, tout rêveur. Mon ime était
là-bas avec eux; elle attendait en quelque
sorte devant la poste avec la tante Grédel, elle
retournait au village abattue, elle voyait Ca-
therine dans la désolation.
Puis, un matin^ le facteur Rcedig passait aux
Quatre-Vents, avec sa blouse et son petit sac
de cuir ; il ouvrait la porte de la salle et ten-
dait un grand papier à la tante Grédel, qui
restait toute saisie, Catherine debout derrière
elle, pâle comme une morte : et c*était mon
acte de décès qui venait d'arriver ! J'entendais
les sanglots déchirants de Catherine étendue à
terre, et les malédictions de la tante Grédel, —
ses cheveux gris défaits,— criant qu^n^ avait
plus de justice. . . qu'il Taudrait mieux pour
les honnêtes gens n'être jamçdsvenusaumonde,
puisquQ Dieu les abandonne 1 — Le bon père
Goulden arrivait pour les consoler; mais en
entrant il se mettait à sangloter avec eux, et
tous pleuraient dans une désolation inexpri-
primai)le, criant :
t G pauvre Joseph ! pauvre JosephI »
Cela me déchirait le cœur.
L'idée me vint aussi que trente ou quarante
mille familles en France^ en Russie, en Alle-
magne, allaient recevoir la même nouvelle, et
plus terrible encore, puisqu'un grand nombre
des malheureux étendus sur le champ de ba-
taille avaient leurs père et mère ; je me repré-
sentai cclacomme une abomination, connue un
grand cri du genre humain qui monte au ciel.
C'est alors que je me rappelai ces pauvres
femmes de Phaisbourg, qui priaient dans l'é-
glise à la grande retraite de Russie, et que je
compris ce qui se passait dans leur âme 1... Je
pensais que Catherine irait bientôt là ; qu'elle
prierait des années et des années en songeant à
moi... Ouiy je pensais cela, car je savais que
nous nous aimions depuis notre enfance, et
qu'elle ne pourrait jamais m'oublier. Mon at-
tendrissement était si grand, qu'une larme sui-
vait l'autre sur mes joues; et cela me faisait
pourtant du bien d'avoir cette confiance en elle
et d'être sûr qu'elle conserverait son amour
jusque dans la vieillesse, qu'elle m'aurait tou-
jours devant les yeux, et qu'elle n'en prendrait
pas un autre.
La rosée s'était mise à tomber vers le matin.
Ce grand bruit monotone sur les toits, dans le
jardin et la ruelle remplissait le silence. Je
songeais à Dieu, qui depuis le commencement
des temps fait les mêmes choses, et dont la
puissAuce est sans bornes; qui pardonne les
fautes; parce qu'il est bon, et j'espérais qu'il me
pardonnerait, en considération de mes souf-
frances.
Comme la rosée était forte, elle finit par
emplir le petit ruisseau. De temps en temps on
entendait un mur tomber dans le village, un
toit s'affaisser ; les animaux, effarouchés parla
bataille, reprenaient confiance et sortaient au
petit jour : une chèvre bêlait dans l'étable voi*
sine ; un grand chien de berger, la queue tral*
nante^ passa regardant les morts; le cheval, en
le voyant, se mit à souffler d'une façon terri-
ble ; il le prenait peut-être pour im loup, ^t le
chien se sauva.
Tous ces détails me reviennent, parce qu'au
moment de mourir on voit tout, on entend tout;
on sediten quelque sorte : «Regarde... écoute...
car bientôt tu n'entendras et tu ne verras plus
rien en ce monde 1 >
Mais ce qui m'est resté bien autrement dans
l'esprit, ce que je ne pourrais jamais oublier,
quand je vivrais cent ans, c'est lorsqu'au loin
je crus entendre un bruit de paroles. Ohl
commeje me réveillai... comme j'écoutai... et
comme je me levai sur mon bras pour crier :
« Au secours ! » Il faisait encore nuit, et pour-
tant un peu de jour pâlissait déjà le ciel ; tout
au loin, à travers la pluie qui rayait l'air, une
lumière marchait au milieu des champs, elle
aUait au hasard, s'arrêtant ici... là. .. ei je
Toyais alors des formes noires se pencher au-
tour; ce n'étaient que des ombres confuses,
mais d'autres que moi voyaient aussi cette lu-
mière, car de tous côtés des soupirs s'élevaient
dans la nuit... des cris plaintifs, des voix si
fiadbles, qu'on aurait dit des petits enfants qui
appellent leur mère !
Mon Dieu, qu'est-ce que la vie? De quoi donc
est-elle faite, pour qu'on y attache un si grand
prix ? Ce misérable souffle qui nous fait tant
pleurer, tant souffrir, pourquoi donc craignons-
nous de le perdre plus que tout au monde?
Que nous est-il donc réservé plus tard, puis-
qu'à la moindre crainte de mort tout frémit en
nous?
Qui sait cela? Tous les hommes en parlent
depuis des siècles et des siècles, tous y pen-
sent et personne ne peut le dire.
Moi, dans mon ardeur de vivre, je regardais
cette lueur, comme un malheureux qui se noie
regarde le rivage... je me cramponnais pour la
voir, et mon cœur grelotait d'espérance. Je
voulais crier, ma voix n'allait pas plus loin que
mes lèvres; le bruissement de la pluie dans les
arbres et sur les toits couvrait tout, et malgré
cela je me disais : « Ils m'entendent... ils vien-
nent!... » Il me semblait voir la lanterne re-
monter le sentier du jardin, et la lumière gros*
sir à chaque pas ; mais après avoir erré queK
ques instants sur le champ do bataille, elle
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 1813.
59
cnira "lentement dans un pli de terrain et dis-
panit.
A!oi-s je retombai sans connaissance.
XV
G^esl au fond d'un grand hangar en forme de
halle, — des piliers tout autour, — que je re-
vins à moi ; quelgu^un me donnait à boire du
vin et de Veau, et je trouvais cela trôs^bon. En
ouvrant les yeux, je vis un vieux soldat à
moustaches grises, gui me relevait la tête et
me tenait le gobelet aux lèvres.
« Eh bien I me dit-il d'un air de bonne hu-
meur, eh bien ! ça va mieux? »
Et je ne pus m'empécher de lui sourire en
songeant que j'étais encore vivant. J'avais la
poitrine et Tépaule gauche solidement em-
maillottées ; je sentais là conune une brûlure»
mais cela m'était bien égal : — je vivais !
Je me mis d'abord à regarder les grosses
poutres qui se croisaient en l'air, et les tuiles,
où le jour entrait en plus d'im endroit ; puis,
au bout de quelquesinstants, je tournai la tête,
et je reconnus que j'étais dans un de ces vastes
hangars où les brasseurs du pays abritent leurs
tonneaux et leurs voitures. Tout autour, sur
des matelas et des bottes de paille, étaient ran-
gés une foule de blessés, et vers le milieu, sur
une grande table de cuisine, un chirurgien-
major et ses deux aides, les manches de che-
mise retroussées, coupaient une jambe à quel-
qu'un ; le blessé poussait des gémissements.
Derrière eux se trouvait un tas de bras et de
jambes, et chacun peut sHmaginer les idées qui
me passèrent par la tête.
Cinq ou six soldats d'infanterie donnaient à
boire aux blessés ; ils avaient des cruches et
des gobelets.
Mais ce qui me fit le plus dUmpression, ce
fdt ce chirurgien en manches de chemise, qui
coupait sans rien entendre ; il avait un grand
nez, les joues creuses, et se fâchait à chaque
minute contre ses aides, qui ne lui donnaien l
pas assez vite les couteaux, les pinces, la char-
pie, le linge, ou qui n'enlevaient pas tout de
suite le sang avec l'éponge. Cela n'allait pour-
tant pas mal| car en moins d'un quart d'heure
ils avaient déjà coupé deux jambes.
Dehors, contre les piliers, stationnait une
grande voiture pleine de paille.
Comme on venait d'étendre sur la table une
espèce de carabinier russe de six pieds au
moins, le cou percé d'une balle près de To-
loUs, et que le chirurgien demandait les petits
couteaux pour lui faire quelque chose, un au-
tre chirurgien passa devant le hangar, un chi-
rurgien de cavalerie, gros, court et tout grêlé,
il tenait un portefeuille sous le bras, et s'arrêta
près de la voiture.
« Hé ! Forell cria-t-il d'un ton joyeux.
— Tiens, c'est vous, Duchêr^ ? répondit le
nôtre en se retournant. Combien de blessés?
^-Dix-sept à dix-huit mille.
— Diable! Eh bien I ça va-t-il ce matin ?
—Mais oui-, je suis en train de chercher un
bouchon. »
Notre chirurgien sortit du hangar pour ser-
rer la main à son camarade ; ils se mirent à
causer tranquillement, pendant que les aides
buvaient un coup de vin, et que le Russe rou-
lait les yeux d'un air désespéré.
• Tenez , Duchesne, vous n'avez qu'd des-
cendre la rue.... en face de ce puits.... vous
voyez?
—Très-bien.
— Juste en face, vous trouverez la cantine.
— Ahl bon.... merci ! Je me sauve! •
L'autre alors partit, et le nôtre lui cria :
• Bon appétit, Duchêne ! •
Puis il revint du côté de son Russe, qui Tat-
tendait, et commença par lui ouvrir le cou de-
puis la nuque jusqu'à l'épaule. Il travaillait
d'un air de mauvaise humeur, en disant aux
aides:
t Allons donc, messieurs, allons donc ! •
Le Russe soupirait comme on peut s'imagi-
ner; mais il n'y faisait pas attention, et, fina-
lement, jetant une balle à terre, il lui mit un
bandage et dit :
« Enlevez! »
On enleva le Russe de la table, les soldats
retendirent sur une paillasse à la file des au-
tres, et Von apporta le voisin.
Je n'aurais jamais cru que des choses pa-
reilles se passaient dans le monde ; mais j'en
vis encore d'autres dont le souvenir me restera
longtemps.
A cinq ou six paillasses de la mienne était
assis un vieux caporal^ lajambe enunaillottée ;
il clignait de l'œil et disait à son voisin, dont
on venait de couper le bras :
« Conscrit, regarde un peu dans ce tas ; je
parie que tu ne reconnais pas ton bras. •
L'autre, tout pâle, mais qui pourtant avait
montré le plus grand courage^ regarda, et
presque aussitôt il perdit connaissance.
Alors le caporal se mit à rire et dit :
« Il a fini par le reconnaître.... C'est celui
d'en bas, avec la petite fleur bleue. Ça produit
toujours le même efiet. •
Il s'admirait lui-même d'avoir découvert
cela, mais personne ne riait avec lui.
60
ROMANS NATIONAUX.
A chaqiH minute les blessés criaient :
« A boire ! »
Quand l'un commentait, tous suivaient. Le
vieux soldat m*avait pris sans doute en amitié,
car, en passant, il me présentait toujours son
gobelet.
Je ne restai pas là-dedans plus d'une heure ;
une dizaine d'autres voitures à larges échelles
étaient venues se ranger derrière la première.
Des paysans du pays, en veste de velours et
large feutre noir, le fouet sur l'épaule, atten-
daient, tenant leurs chevaux par la bride. Un
piquet de hussards arriva bientôt, le maréchal
des logis mit pied à terre, et, entrant sous le
hangar, il dit :
« Faites excuse, major, mais voici un ordre
pour escorter douze voitures de blessés jusqu'à
Lutzen; est-ce que c'est ici qu'on les charge?
— Oui, c'est ici, » répondit le chirurgien.
Et tout de suite on se mit à charger la pre-
mière file.
Les paysans et les hommes de l'ambulance,
avant de nous enlever, nous faisaient boire en-
core un bon coup.
Dès qu'ime voiture était pleine, elle partait
en avant, et une autre s'avançait. J'étais sur la
troisième, assis dans la paille, au premier rang,
à côté d'un conflcrit du 27" qui n'avait plus de
main droite; derrière, un autre manquait d'une
jambe, un autre avait la tête fendue, un autre
la mâchoire oAssée, ainsi de suite jusqu'au
fond.
On nous avait rendu nos grandes capotes, et
nous avions tellement froid, malgré le soleil,
qu'on ne voyait que notre nez, notre bonnet de
police, ou le bandeau de linge au-dessus des
collets. Personne ne parlait; on avait bien assez
à penser pour soi-même.
Par moments, je sentais un froid terrible,
puis tout à coup des bouffées de chaleur qui
m'entraient jusque dans les yeux : c'était le
commencement de la fièvre. Mais en partant
de Eaya, tout allait encore bien, je voyais clai-
rement les choses, et ce n'est que plus tard, du
côté de Leipzig, que je me sentis tout à fait
mal.
Enfin, on nous chargea donc de la sorte :
ceux qui pouvaient encore se tenir, assis dans
les premières voitures, les autres étendus dans
les dernières, et nous partîmes. Les hussards,
à cheval près de nous, causaient de la bataille,
fumaient et riaient sans nous regarder.
C'est en traversant Kaya que je vis toutes
les horreurs de la guerre. Le village ne formait
plus qu'un monceau de décombres. Les toits
étaient tombés*, les pignons, de loin en loin,
restaient seuls debout; les poutres et les lattes
étaient rompues; on voyait, à travers, les petites
chambres avec leurs alcôves, leurs portes et
leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes,
des enfants, des vieillards, allaient et venaient
à l'intérieur tout désolés; ils montaient et des-
cendaient comme dans des cages en plein air.
Quelquefois, tout au haut, la cheminée d'une
petite chambre, un petit miroir et des branches
de buis au-dessus montraient que là vivait une
jeune fille dans les temps de paix.
Ah ! qui pouvait prévoir alors qu'un jour tout
ce bonheur serait détruit, non par la fureur des
vents ou la colère du ciel, mais par la rage des
hommes, bien autrement redoutable t
Il n'y avait pas jusqu'aux pauvres animaux
qui n'eussent un air d'abandon au miUeu de
ces ruines. Les pigeons cherchaient leur colom-
hier, les bœufs et les chèvres leur étable; ils
allaient déroutés par les ruelles, mugissant et
bêlant d'une voix plaintive. Des poules per-
chaient sur les arbres, et partout, partout on
rencontrait la trace des boulets I
A la dernière maison, un vieillard tout blanc,
assis sur le seuil de sa demeure en ruine, te-
nait entre ses genoux un* petit enfant; il nous
regarda passer morne et sombre. Nous voyait-
il? Je n'en sais rien; mais son front sillonné
de grandes rides et ses yeux ternes annon-
çaient le désespoir. Que d'années de travail,
que d'économies et de souffrances il lui avait
fallu pour assurer le repos de sa vieillesse!
Maintenant tout était anéanti.... l'enfant et lui
n'avaient plus une tuile pour abriter leur
tête!...
Et ces grandes fosses d'une demi-lieue, — où
tous les gens du pays travaillent à la hâte pour
empêcher la peste d'achever la destruction du
genre himiain, — je les ai vues aussi du haut
de la colline de Eaya, et j'en ai détourné les
yeux avec horreur! Oui, j'ai vu ces immenses
tranchées dans lesquelles on enterre les morts :
Russes, Français, Prussiens, tous pêle-mêle,—
comme Dieu les avait faits pour s'aime.r avant
l'invention des plumets et des uniformes, qui
les divisent au profit de ceux qui les gouver-
nent. Ils sont là.... ils s'embrassent.... et si
quelque chose chose revit en eux, ce qu'il faut
bien espérer, ils s'aiment et se pardonnent, en
maudissant le crime qui^ depuis tant de siècles,
les empêche d'être frères avant la mort!
Mais ce qu'il y avait encore de plus triste,
c'était la longue- file de voitures emmenant les
pauvres blessés; — ces malheureux dont on ne
parle dans les bulletins que pour en diminuer
le nombre, et qui périssent dans les hôpitaux
comme des mouches, loin de tous ceux -qu'ils
aiment, pendant qu'on tire le canon et qu'on
chante dans les églises pour se réjouir d'avoir
tué des milliers d'hommes !
I
i
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
61
ijonqne nous arrivâmes à Lutzen, la ville
était tellement encombrée de blessés que notre
convoi reçut Tordre de partir pour Leipzig. On
ne voyait dans les rues que des malheureux
aux trois quarts morts, étendus le long des
maisons sur de la paille. Il nous fallut plus
d^une heure pour arriver devant une église, où
l'cm déchargea quinze ou vingt d'entre nous
qui ne pouvaient plus supporter la route.
Le maréchal des logis et ses hommes, après
s*étre rafraîchis dans un bouchon au coin de la
place, remontèrent à cheval, et nous conti-
nuâmes notre chemin vers Leipzig.
Alors je n'entendais et je ne voyais plus ; la
tête me tournait, mes oreilles bourdonnaient^
je prenais les arbres pour des hommes; j'avais
une soif dont on ne peut se faire Tidée.
Depuis longtemps, d'autres, dansles voitures,
s'étaient mis à crier, à rêvasser, â parler de
leur mère, â vouloir se lever et sauter sur le
chemin. Je ne sais pas si je fis les mêmes cho-
ses; mais je m'éveillai comme d'un mauvais
rêve, au moment où deux hommes me pre-
naient chacun par une jambe, — le bras autour
des reins, — et m'emportaient en traversant
une place sombre. Le ciel fourmillait d'étoiles,
et, sur la façade d'un grand édifice^ qui se dé-
tachait en noir au milieu de la nuit, brillaient
des lumières innombrables : c'était l'hôpital du
Êtnbonrg de Hall, à Leipzig.
Les deux hommes montèrent un escalier
tournant. Tout au haut, ils entrèrent dans une
aalle immense, — où des lits â la file se tou.
ctudent presque d'un bout â Tautre sur trois
rangs, — et Ton me coucha dans un de ces
lits. Ce qu'on entendait de cris, de jurements,
de plaintes, n'est pas â imaginer : ces centaines
de blessés avaient tous la fièvre. Les fenêtres
étaient ouvertes, les petites lanternes tremblo-
taient au courant d'air. Des infirmiers, des mé-
decins, des aides, le grand tabUer lié sous les
bras, allaient et venaient. Et le bourdonnement
sourd des salles au-dessous, les gens qui mon-
taient et descendaient, les nouveaux convois
qui débouchaient sur la place, les cris des voitu-
riers, le claquement des fouets, les piétinements
d<s chevaux : tout vous faisait perdre la tête.
Là, pour la première fois, pendant qu'on me
déshabillait, je sentis â l'épaule xm mal telle-
ment horrible, que je ne pus retenir mes cris.
Dn diimrgien arriva presque aussitôt, et fit
des reproches à ceux qui ne éprenaient pas
garde. C'est tout ce que je me rappelle de cette
nuit, car j'étais comme fou : — j'appelais Ca-
therine^ M. Oculden, la tante Grédel à mon
aeoours, — chose que m'a racontée plus tard
mon voisin, un vieux canonnier à cheval, que
mes rêves empêchèrent de dormir.
Ce n'est que le lendemain, vers huit heures,
au premier pansement, que je vis mieux la
salle. Alors aussi je sus que j'avais l'os de l'é-
paule gauche cassée
Lorsque je m'éveillai, j'étais au milieu d'une
douzaine de chirurgiens : Tun d'eux, un gros
homme brun, qu'on appelait H. le baron, ou-
vrait mon bandage ; un aide tenait, au pied du
lit, une cuvette d*eau chaude. Le major exa-
mina ma blessure ; tous les autres se penchaient
pour entendre ce qu'il allait dire. Il leur parla
quelques instants ; mais tout ce que je pus com-
prendre, c'est que la balle était venue de bas
en haut, qu'elle avait cassé l'os et qu'elle était
ressortie par derrièrOé Je vis qu'il connaissait
bien son état, puisque les Prussiens avaient
tiré d'en bas, par-dessus le mur du jardin, et
que la balle avait dû remonter. II lava lui-
même la plaie et remit le bandage en deux
tours de main ; de sorte que mon épaule ne
pouvait plus remuer et que tout se trouvait en
ordre*
Je me sentais beaucoup mieux. Dix minutes
après, un infirmier vint me mettre une chemise
sans me faire mal, â force d'habitude.
Le chirurgien s'était arrêté près de l'autre lit
et disait :
I Hé ! te voilà donc encore, l'ancien 1
—Oui, monsieur le baron, c'est encore moi,
répondit le canonnier, tout fier de voir qu'il le
reconnaissait : la première fois, c'était â Aus-
terlitz, pour un coup de mitraille, ensuite â
léna, ensuite â Smolensk, pour deux coups de
lance.
— Oui, oui, dit le chirurgien comme attendri ;
et maintenant qu'est ce que nous avons?
— Trois coups de sabre sur le bras gauche,
en défendant ma pièce contre les hussards
prussiens. »
Le chirurgien s'approcha, défit le bandage,
etje l'entendis qui demandait au canonnier :
tt Tu as la croix?
—Non, monsieur le baron*
—Tu t'appelles ?
—Christian Zimmer, maréchal des logis au
^ d'artillerie â cheval.
— ^Bon ! bon ! •
II pansait alors les blessures, et finit par dire
en se levant :
tt Tout ira bien 1 •
n se retourna, causant avec les^autres, et
sortit après avoir fini son tour et donné quel-
ques ordres aux infirmiers.
Le vieux canonnier paraissait tout joyeux ;
comme je venais d'entendre â son nom qu'il
devait être de l'Alsace, je me mis i lui parler
dans notre langue, de sorte qu'il en fut encore
plus réjoui. C'était un gaillard de six pied%, les
ROMANS NATIONAUX.
épaules rondes, le front plat, le nez gros, les
moustaches d'un blond roux, dur comme un
roc, mais brave homme tout de même* Ses
yeux se plissaient quand on lui parlait alsa-
cien, ses oreilles se dressaient, j^aurais pu tout
iui demander en alsacien, il m'aurait tout
donné s'il avait eu quelque diose ; mais il n'a-
vait que des poignées de main qui vous fai-
saient craquer les os. Il m^appelait Joséphel,
comme au pays, et me disait :
« Joséphel, prends garde d^avaler les remèdes
qu'on te donne... Il ne faut avaler que ce qu'on
connaît,.. Tout ce qui ne sent pas bon ne vaut
rien. Si Ton nous donnait tous les jours une
bouteille de Rikevir^ nous serions bientôt gué-
ris; mais c'est plus commode de nous démolir
Festomac avec une poignée de mauvaise herbe
bouillie dans» de l'eau que de nous apporter du
vin blanc d'Alsace. »
Quand j'avais peur à cause de la fièvre et de
ce que je voyais, il prenait des airs fâchés et
me regardait avec ses grands yeux gris, en di-
sant:
« Joséphel^ est-ce que tu es fou d'avoir peur^
Est-ce que dès gaillards comme nous autres
peuvent mourir dans un hôpital ? Non . . . non. . .
ôte-toi cette idée de la tête. »
Mais il avait beau dire, tous les matins les
médecins, en faisant leur ronde, en trouvaient
sept ou huit de morts. Les uns attrapaient la
fièvre chaude, les autres un refroidissement, et
cela finissait toujours par la civière, que Ton
voyait passer sur les épaules des infirmiers I
— de sorte qu'on ne savait jamais s'il fallait
avoir chaud ou froid pour bien aller.
Zimmer me disait :
• Tout cela, Josiphel^ vient des mauvaises
drogues que les médecins inventent. Vois-tu
ce grand maigre? Il peut se vanter d'avoir tué
plus d'hommes que pas une pièce de campagne ;
il est en quelque sorte toujoui*s chargé à mi-
traille, et la mèche allumée. Et ce petit brun? à
la place de l'Empereur, je l'enverrais aux Prus-
siens et aux Russes; il leur tuerait plus de
monde qu'un corps d'armée. »
n m'aurait fait bien rire avec ces plaisan-
teries, si fd n'avais pas vu passer les bran-
cards.
Au bout de trois semaines, l'os de mon
épaule commençait à reprendre, les deux bles-
sures se refermaient tout doucement, je ne
soufflais presque plus. Les coups de sabre que
Zimmer avait sur le bras et sur l'épaule allaient
aussi très-bien. On nous donnait chaque matin
un bon bouillon qui nous remontait le cœur, et
le soir un peu de bœuf, avec un demi-verre de
vin, dunt la vue seule nous réjouissait et nous
faisait voir l'avenir en beau.
Vers ce temps, on nous permit aussi de des-
cendre dans un grand jardin plein de vieux
ormes, derrière l'hôpital. Il y avait des bancs
sous les arbres, et nous nous promenions dans
les allées comme de véritables rentiers, en
grande capote grise et bonnet de coton.
La saison était magnifique ; notre vue s'éten-
dait sur la Partha, bordée de peupliers. Cette
rivière tombe dans l'Elster, i gauche, en fon-
mantde grandes lignes bleues. Ou même côté
s'étend une forêt de hêtres, et sur le devant
passent trois ou quatre grandes routes blan-
ches, qui traversent des plaines de blé, d'orge,
d'avoine, des plantations de houblon, enfin
tout ce qu'il est possible de se figurer d'agréa-
ble et de riche^ principalement quand le vent
donne dessus, et que toutes ces moissons se
penchent et se relèvent au soleil.
La chaleur du mois de juin annonçait une
bonne année. Souvent, en voyant ce beau pays,
je pensais à Phalsbourg, et je me mettais à
pleurer. Zinuner me disait :
« Je voudrais bien savoir pourquoi diable tu
pleures, Joséphel? Au Ueu d'avoir attrapé la
peste d'hôpital, d'avoir perdu le bras ou la
jambe, comme des centaines d'autres, nous
voilà tranquillement assis sur un banc à Tom-
bre; nous recevons du bouillon, de la viande
et du vin; on nous permet même de fumer,
quand nous avons du tabac, et tu n'es pas
content? Qu'esb^e qui te manque? •
Alors je lui parlais de mes amours avec Ca-
therine, de mes promenades aux Quatre-Vents,'
de nos belles espérances, de nos promesses de
mariage, enfin de tout ce bon temps qui n'était
plus qu'un songe. Il m'écoutai t en fumant sa
pipe.
« Oui, oui, disait-il^ c'est triste tout de même.
Avant la conscription de 1798, je devais aussi
me marier avec une fille de notre village, qui
s'appelait Margrédel, et que j'aimais comme
les yeux de ma tête. Nous nous étions fait des
promesses, et pendant toute la campagne de
Zurich, je ne passais pas un jour sans penser à
Margrédel.
« Mais voilà qu'à mon premier congé j'arrive
au pays, et qu'est-ce que j'apprends? Quelle
s'est mariée depuis trois mois avec un cordon-
nier de chez nous, nommé Passauf.
t Tu peux te figurer ma colèie, Joséphel; je
ne voyais plus clair, je voulais tout démolir ;
et comme on me dit que Passauf était à la
brasserie du Grand-Cerf^ je vais là sans regar-
der à droite ni à gauche. En arrivant, je le
reconnais au bout de la table ,^ près d'une fe>
nêtre de la cour, contre la pompe. Il riait avec
trois ou quatre autres mauvais gueux, 2nbu*
van^ des chopes. Je m'approche, et lui se met
HISTOIRB D'UN CONSGRÎT DE 1813.
63
à crier : « Tiens, tiens, Yoid Christian Zimmer!
Gomment ça* va-t-il, Christian? j'ai des compli-
ments pour toi de Mai^ôdel! • Il clignait de
roeil. Moi, j'empoigne aussitôt une cruche,
que je lui casse sur Toreille gauche en disant :
I Va lui porter ça de ma part, Passauf ; c'est
mon cadeau de noces. « Naturellement, tous
les autres tombent sur mon dos, j'en assomme
encore deux ou trois avec un broc ; je monte
sur une table, et je passe la jambe à travers
une fenêtre sur la place, où je bats en retraite.
c Hais j'étais à peine rentré chez ma mère
que la gendarmerie arrive et qu'on m'arrétd
par ordre supérieur. On m'attache sur ime
charrette, et l'on me reconduit de brigade en
brigade au régiment, gui se trouvait à Stras-
bourg. Je resle six semaines à la Finkmatt, et
j'aurais peut-être eu du boulet si nous n'avions
alors passé le Rhin pour aller i Hohenlinden.
Lb commandant Courtaud lui-même me dit :
■ Tu peux te vanter d'avoir de la chance d'être
bon pointeur ; mais s'il t'arrive encore d'as-
sommer les gens avec une cruche, cela tour*>
nera mal, je t'en préviens. Est-ce que c'est ime
manière de se battre, animal? Pourquoi donc
avons-nous un sabre, si ce n'est pas pour nous
en servir et nous en faire honneur au pays? » Je
n'avais rien à répondre.
I Depuis ce temps-là, Josiphel , le goût du
mariage m'est passé. Ne me parle pas d'un
soldat qui pense à sa femme, c'est ime véri-
table misère. Regarde les généraux qui se sont
mariés, est-ce qu'ils se battent comme dans le
temps? Non, ils n'ont qu'une idée, c'est de
grossir leur magot et principalement d'en pro-
fiter en vivant bien avec leurs duchesses et
leurs petits ducs au coin du feu. Mon grand-
père Yen, le garde forestier, disait toujours
qu'un bon chien de chasse doit être maigre ;
sauf la différence des grades, je pense la même
chose des bons généraux et des bons soldats.
Nous autres, nous sommes toujours à l'ordon-
nance, mais nos généraux engraissent^ et cela
vientdîeebonsdlners qu'on leurfaitàla maison. »
Ainsi me parlait Zimmer dans la sincérité de
son âme, et cela ne m'empêchait pas d'être
triste.
Dès que j'avais pu me lever, je m'étais dé-
pêché de prévenir M. Goulden par une lettre
que je me trouvais à l'hôpital de Hall> dans
l'un des faubourgs de Leipzig, i cause d'une
lég^ blessure au bras; mais qu'il ne fallait
rien craindre pour moi : que je me portais de
mieux en mieux. Je le p^ais de montrer ma
lettre i Catherine et à la tante Orédel, afin de
brnr donner de la confiance au milieu de cette
goerti) terrible. Jelui disais aussi que mon plus
grand bonheur serait de recevoir des nouvelles
du pays et de la santé de tous ceux que j'aimais.
Depuis ce moment^ je n'avais plus de repos;
chaque matin j'attendais une réponse, et de
voir le vaguemestre distribuer des vingt et
ti^ente lettres à toute la salle, sans rien recevoir,
cela me saignait le cœur : je descendais bien
vite au jardin pour fondre en larmes. Il y avait
un coin obscur où l'on jetait les pots cassés, un
endroit couvert d'ombre et qui me plaisait le
mieux, parce que les malades n'y venaient
jamais. C'est là que je passais mon temps à rê-
ver sur un vieux banc moisi. Des idées mau-
vaises me traversaient la tête : j'allais jusqu'à
croire que Catherine pouvait oublier ses pro-
messes, et je m'écriais en moi-même : « Ah !
si seulement tu ne t'étais pas relevé de Kayal
tout serait fini t . . . Pourquoi ne t'a-t-on pas
abandonné! Cela vaudrait mieux que de tant
souffrir, t
Les choses en étaient venues au point que je
désirais de ne pas guérir, quand un matin le
vaguemestre, parmi les autres noms, appela
Joseph Bertha. Alors je levai la main sans pou-
voir parler, et l'on me remit une grosse lettre
carrée, couverte de timbres innombrables. Je
reconnus l'écriture de M. Goulden, ce qui me
rendit tout pâle.
t Eh bien I me dit Zimmer en riant, à la fin
cela vient, tout de même. »
Je ne lui répondis pas, et m'étant habillé, je
fourrai la lettre dans ma poche, et je descen-
dis pour la lire seul, tout au fond du jardin, à
la place où j'allais toujours.
D'abord, en l'ouvrant, je vis deux ou trois
petites fleurs de pommier, que je pris dans ma
main, et un bon sur la poste, avec quelques
mots de M. Goulden. Mais ce n'est pas cela qui
me touchait le plus et qui me faisait trembler
des pieds à la tête, c'était l'écriture de Cathe-
rine, que je regardais les yeux troubles sans
pouvoir la lire, car mou cœur battait d'une
force extraordinaire.
Pourtant je finis i>ar me calmer un peu et
par lire tout doucement la lettre, en m'arrêtant
de temps en temps, pour être bien sûr que je
ne me trompais pas, que c'était bien ma chère
Catherine qui m'écrivait et que je ne faisais
pas un rêve.
Cette lettre, je l'ai conservée, parce qu'elle
me rendit en quelque sorte la vie ; la voici
donc telle que je l'ai reçue le 8 juin 1813.
« Mon cher Joseph,
« Cette lettre est afin de te dire en conunen-
çant que je t'aime toujours de plus en plus, et
que je ne veux jamais aimer que toi.
• Tu sauras aussi que mon plus grand cha-
ROMANS NATIONAUX.
■ h voudnlt bien uvair poun]aoi diible lu pleure*... • (Page 61.)
gnn8Btde.MT0irqiie tu es blessa dans un hd-
{Htal, et que ja ne peux pas te soigner. C'est un
biecvgrand chagrin. Et depuis le départ des
coiucritSi'nons n'avons pas eu seulement une
heure de repos. La mare se fârchait, en disant
que j'éta]S folle de pleurer jour et nuit, et elle
pleurait autant que moi, toute seule le soir
auprès de l'àtre, je l'entendais bien d'en haut ;
et sa colère retombait sur Pinacle, qui n'osait
plus aller ao marché, parce qu'elle avait un
marteau dans son panier.
• Mais notre plus grand diagrin de tout,
Joseph, c'est quand le bruit a couru qu'on ve-
nait de livrer une bataille, où des mille et mille
hommesàvaient été tués. Nous ne vivions plue;
la mèrti courait tous les matins à la poste, et
iiurî je ne pouvais plus bouger de mon lit. A la
fin des fins ta lettre est pourtant arrivée. Haip '
tenant je vais mieux, parce que je pleure' â
mon aise , en bénissant le Seigneur qui a sauvé
les jours.
< Et quand je pense combien nous étions
heureux dans le temps, Joseph, lorflque tu ve-
nais tous les dimanches, et que nous restions
assis l'un près de l'autre sans bouger, et que
nous ne pensions à rien! Ah! nousneconnais-
sions pas notre bonheur; nous ne savions pas
ce qui pouvait nous arriver; m&ia que la vo-
lonté de Dieu soit faite. Pourvu que tu gué-
risses, et que nous puissions espérer encore
une fois d'être ensemble comme nous étions!
• Beaucoup de gens parlent de la paix, mais
nous avons eu tant de malheurs, et l'empereor
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813 65 1
',^rl^ ._■»■..
Kapcléon aime b
plus K confier en
• Tout ne qni n
Toir que ta bless
que tu m'aimes e
t'aimerai toujonr
chom ; c'est tout (
fond de moD cœui
t'aime bien.
• HaÏDlenant, 1
quea mots, et je t
—Il fait bien beai
bonne année. Le
loutlilanc de fie
mettrai pour toi
den aura écrit. Pe
Doos mordrons ei
Noai le tlBin dcboDi n
ni la guerre, qu'on ne peut
Tien.
e fait do plaàsir, c'est de sa-
ure c'est pas dangereuse et
ncore,... Ahl Joseph, moi je
s, je ne peux pas dire autre
» que je peux te dire dans le
, et je sais aussi que ma mère
. Goulden veut t'écrire quel-
embrasse mille et mille fois.
1 temps ici; nous aurons une
irs; je vais en cueillir que je
lans la lettre quand M. Goul-
iit-âtre, avec la gr&ce de Dieu,
core une fois ensemble dans
ir uM taUc. (Pac« a7-,
une de ses grosse? pommea. Embrasse -moi
comme je t'embrasse, et adieu, adieu, Josepbi.
En Usant cela, je fondais en larmes, et Zim-
mer étant arrivé, je lui dis : >
I Tiens, assieds-toi, je vais te lire ce que
m'écrit mon amoureuse ; tu verras après si c'est
une Mai^rédel.
—Laisse-moi seulement allumer ma pipe, •
répondit-il.
II mit le couvercle sur l'amadou, puis il
ajouta :
0 Tu peux commencer, Josiphd: mn:s je l'en
préviens, moi, je suis un ancien, je ne crois
pas tout ce qu'on écrit.. -, les femmes sont plus
fines que nous. •
Malgré cela, je lui lus la lettre dd Catherine
lentement. 11 ne disait rien et quand j'eus fin i,
66
ROMANS NATIONAUX
il la prit et la regarda longtemps d^un air rê-
veur ; ensuite il me la rendit en disant :
« Qa^ Joséphelf c'est une bonne fille, pleine
de bon sens et qui n'en prendra jamais un au-
tre que toi.
— Tu crois qu'elle m'aime bien?
— Oui, celle-là, tu peux te fier dessus; elle
ne se mariera jamais avec un Passauf. Je me
méfierais plutôt de l'Empereur que d'une fille
pareille. »
En entendant ces paroles de Zimmer, j*auirais
voulu Tembrasser, et je lui dis :
a J ai reçu de la maison un billet de cent
francs que nous toucherons à la poste. Voilà le
principal pour avoir du vin blanc. Tâchons de
pouvoir sortir d'ici.
— G*est bien vu, fit-il en relevant ses grosses
moustaches et remettant sa pipe dans sa po-
che. Je n'aime pas de moisir dans un jardin
quand il y a deux auberges dehors. Il faut tâ-
cher d'avoir une permission, b
Nous nous levâmes tout joyeux, et nous
montions l'escalier de l'hôtel, quand le va-
guemestre, qui descendait^ arrêta Zinmier en
lui demandant :
a Est-ce que vous n'êtes pas le nommé Chris-
tian Zimmer, canonnier au 2' d'artillerie à
cheval ?
— Faites excuse, vaguemestre, j'ai cet hon-
neur.
— Eh bien I voici quelque chose pour vous, »
dit-il en lui remettant un petit paquet avec une
grosse lettre.
Zimmer était stupéfait, n'ayant jamais rien
reçu ni de chez lui ni d'ailleurs. Il ouvrit le pa-
quet, — où se trouvait une boite, — puis la
boite, et vit la croix d'honneur. Alors il devint
tout pâle, ses yeux se troublèrent, et un instant
il appuya la main derrière lui sur la balustrade ;
mais ensuite il cria : « Vive V Empereur/» d'une
voix si terrible que les trois salles en retenti-
rent comme une église.
Le vaguemestre le regardait de bonne hu-
meur :
a Vous êtes content? dit-il.
— Si je suis content, vaguemestre ! il ne me
manque plus qu*une chose.
— Quoi?
— La permission de faire un tour en ville.
— n faut vous adresser à M. Tardieu, le
chirurgien en chef.
Il descendit en riant , et, comme c'était rheure
de la visite nous montâmes, bras dessus bras
dessous, demander la permission au major, un
vieux à têle grise, qui venait d'entendre crier :
Vite V Empereur ! et nous regarder d'un air
grave.
«Qu'est-ce que c'est? fit-il.
Zimmer lui montra sa croix et dit :
« Pardon, major, mais je me porte conune
un charme.
— Je vous crois, dit M . Tardieu ; vous voulez
une sortie?
Si c'est un effet de votre bonté, pour moi
et mon camarade Joseph Bertha. »
Le chirurgien avait visité ma blessure la
veille; il tira de sa poche un portefeuille et nous
donna deux sorties.
Nous redescendîmes, fiers comme des rois :
Zimmer de sa croix d'honneur, et moi de ma
lettre.
En bas, dans le grand vestibule, le concierge
nous cria :
« Eh bien ! eh bien ! où donc allez-vous? »
Zimmer lui fit voir nos billets^ et nous sortî-
mes, heureux de respirer l'air du dehors. Une
sentinelle nous montra le bureau de poste, où
j'allai toucher mes cent francs.
Alors, plus graves, parce que notre joie était
un peu rentrée, nous gagnâmes la porte de
Hall, à deux portées de fusil sur la gauche, au
bout d'une longue avenue de tilleuls. Chaque
faubourg est séparé des vieux remparts par
une de ces allées, et, tout autour de Leipzig,
passe une autre avenue très-large, également
de tilleuls. Les remparts sont de vieilles bâtis-
ses, — comme on en voit à SaintrHippolyte,
dans le Haut-Rhin, — des murs décrépits où
pousse l'herbe, à moins que les Allemands ne
les aient réparés depuis 1813.
XVI
Combien de choses nous devions apprendre
en ce jour! A l'hôpital, personne ne s'inquiète
de rien; quand on voit arriver chaque matin
des cinquantaines de blessés, et qu*on en voit
partir autant tous les soirs sur la civière, cela
vous montre l'univers en petit, et l'on pense :
a Après nous la fin du monde!»
Mais, dehors^ les idées changent. En décou-
vrant la grande rue de Hall, cette vieille ville
avec ses magasins, ses portes cochères encom-
brées de marchandises, ses vieux toits avancés
en forme de hangar, ses grosses voitures basses
couvertes de ballots, enfin, tout ce spectacle de
la vie active des commerçants, j'étais émer-
veillé. Je n'avais jamais rien vu de pareil, et
je me disais :
a Voilà bien une ville de commerce comme on
se les représente : — pleine de gens industrieux
cherchant à gagner leur vie, leur aisance et
I leurs richesses; où chacun veut s'élever, non
HISTOIBB D^N CONSCRIT DB 1813.
I
paé au détriment des autres, mais en travail-
lant, en imaginant nuit et jour des moyens de
prospérité pour sa famille ; ce qui n'empêche
pas tout le monde de profiter des inventions et
des découverte». Voilà le bonheur de la paix,
au milieu d'une guerre terrible I •
Et les pauvres blessés gui s'en allaient le
bras en écharpe, ou bien tratnant la jambe ap-
puyés sur leurs béquilles, me faisaient de la
peine i voir.
Je me laissais conduire tout rêveur par mon
uni Zimmer, qui se reconnaissait à tous les
coins de rue, et me disait :
• Ça, c'est l'église Saint-Nicolas ; ça, c^est le
gi-and bâtiment de l'Université; ça, l'hôtel de
ville. »
Il se souvœait de tout, ayant déjà vu Leipzig
en 1807, avant la bataille de Friedland, et ne
cessait de me répéter :
■ Nous sommes ici comme à Metz^ à Stras-
bourg, ou partout ailleurs en France. Les gens
nous veulent du bien. Après la campagne de
1806, toutes les honnêtetés qu*on pouvait nous
faire, on nous les a faites. Les bourgeois nous
emmenaient par trots et quatre dîner chez eux.
On nous donnait même des bals, on nous ap*
pelait les héros d'Iéna. Tu vas voir comme on
nous aimel Entrons où nous voudrons, partout
on nous recevra comme des bienfaiteurs du
pays : c'est nous qui avons nommé leur élec*-
teur roi de Saxe^ et nous lui avons aussi donné
UD bon morceau de la Pologne. »
Tout à coup Zimmer s'arrêta devant une
petite porte basse, en s'écriant :
• Tiens, c'est la brasserie du Mouton dOrl
La façade est sur l'autre rue, mais nous pou-
vons entrer par ici. Arrive I »
Je le suivis dans une espèce de conduit tor-
tueux qui nous mena bientôt a^i fond d'une
vieille cour entourée de hautes bâtisses en bou-
sillage, avec de petites galeries vermoulues
sous Je pignon, et la girouette au-dessus, comme
dans la rue du Fossé-des-Tanneurs, à Stras-
bourg. A droite, se trouvait la brasserie : on
découvrait les cuves cerclées de fer sur les
poutres sombres, des tas de houblon et d'orge
déjà bouillis, et dans an coin, ime grande roue
à manivelle, où galopait un chien énorme, pour
pomper la bière à tous les étages.
\a cliquetis des verres et des cruches d'étain
s*enteodait dans une salle à droite, donnant sur
la rue de Tilly, et, sous les fenêtres de cette
salle, s'ouvrait une cave profonde où retentis-
sait le marteau du tonnelier. La bonne odeur
de la jeune bière de mars rempUssait l'air, et
Zimmer, les yeux levés sur les toits, la face
épanouie de satisfaction, s'écria :
Oui, c'est bien ici que nous venions, le
grand Ferré, servant de gauche, le gros Rc. >
sillon et moi. Dieu du ciel I comme je me ré-
jouis de revoir tout ça, Josiphell C'est qu*il y a
pourtant six ans depuis. Ce pauvre Roussillon,
il a laissé ses os Tannée dernière à Smolensk,
et le grand Ferré doit être maintenant dans
son village, près de Toul, ear il a eu la jambe
gauche emportée à Wagram. Gomme tout vous
revient» quand on y pense I •
En même temps il poussa la porte, et nous
entrâmes dans une haute salle pleine de fumée.
Il me fallut un instant pour voir, à travers ce
nuage gris, une longue file de tables entourées
de buveurs, la plupart en redingote courte et
petite casquette, et les autres en uniforme
saxon. C'étaient des étudiants, des jeunes gens
de famille qui viennent à Leipzig étudier le
droit, la médecine, et tout oe qu'on peut ap-
prendre en vidant des chopes et menant une
"^.e joyeuse qulls appellent dans leur langue
le Fwhscomtneree. Us se battent souvent entre
eux avec des espèces de lattes rondes par le
bout, et seulement aiguisées de quelques \x^
gnes; de sorte qu^ls se font des balafres à là
figure, comme me l'a raconté Zimmer, mais il
n'y a jamais de danger pour leur vie. Gela
montre le bon sens de ces étudiants, qui savent
très-bien que la vie est une chose précieuse, et
qu'il vaut mieux avoir cinq ou six balafres, et
même davantage, que de la perdre.
Zimmer riait en me racontant ces choses;
son amour de la gloire l'aveuglait; il disait
qu'on ferait aussi bien de charger les canons
avec des pommes cuites que de se battre avec
ces lattes rondes au bout.
Enfin nous entrâmes dans la salle, et nous
vîmes le plus vieux d'entre ces étudiants, — un
grand sec, les yeux creux, le nez rouge, la barbe
blonde commençant à déteindre en jaune, à
force d'avoir été lavée par la bière, — nous le
vlm^s debout sur une table, et lisant tout haut
une gazette qui lui pendait en forme de tablier
dans la main droite. Il tenait de l'autre main
une longue pipe de porcelaine.
Tous ses camarades, avec leurs cheveux
blonds retombant en boucles sur le collet de
leur petite redingote, l'écoulaîent la chope en
Tair. Au moment où nous entrions, nous les
entendîmes qui répétaient entre eux :
« Faterlandl Faterland! »
Ils trinquaient avec les soldats saxons, pen-
dant que le grand sec se baissait pour prendre
aussi sa chope ; et le gros brasseur, la tête grise
et crépue, le nez épaté, les yeux ronds et les
joues en forme de citrouille, criait d'une voix
grasse :
« Gesoundheit! Gesoundheitt »
A peine eûmes-nous fait quatre pas dans la
famée que tout se tut.
« Allons, allons, camarades, s^ôcria Zimmer,
ne TOUS génea pas, continuez à lire, que diable 1
Nous ne serons pas fâchés non plus d'apprendre
du nouveau. »
Mais ces jeunes gens ne voulurent pas pro-
fiter de notre invitation, et le vieux descendit
de la table en repliant sa gazette, qu*il mit dans
sa poche.
t C'était fini, diMl, c'était fini.
—Oui, c'était fini, répétèrent les autres en
se r^ardant d'un air singulier.
Deux ou trois soldats saxons sortirent aus-
sitôt, comme pour aller prendre Tair dans la
cour, et disparurent.
Le gros tavemier nous demanda :
« Vous ne savez peut-être pas que la grande
salle est sur la rue de Tilly?
—Si, nous le savons bien, répondit Zimmer;
mais j*aime mieux cette petite salle. C'est ici
que nous venions dans le temps, deux vieux
camarades et moi, vider quelques chopes en
l'honneur d'Iéna et d'Auerstaedt. Cette salle
me rappelle de bons souvenirs.
— Ahl... comme vous voudrez, comme vous
voudrez, dit le brasseur. C'est de la bière de
mars que vous demandez?
—Oui, deux chopes et la gazette.
—Bon ! bon l »
n nous servit les deux chopes, et Zimmer,
qui ne voyait rien, essaya de causer avec les
étudiants^ qui s^excusaient en 8*en allant les
uns après les autres. Je sentais que tous ces
gens-là nous portaient une haine d'autant plus
terrible^ qu'ils n'osaient la montrer tout de
suite.
Dans la gazette, qui venait de France, on ne
parlait que d'un armistice, après deux nou-
velles victoires à Bautzen età Wurtschen. Nous
apprîmes alors que cet armistice avait com-
mencé le 6 juin, et qu'on tenait des confé-
rences à Prague, en Bohême, pour arranger la
paix.
Naturellement cela me faisait plaisir; j'es-
pérais qu'on renverrait au moins les estropiés
chez eux. Mais Zimmer, avec son habitude de
pader haut, remplissait toute la salle de ses
réflexions ; il m'interrompait à chaque ligne et
disait:
« Un armistice !... est-ce que nous avions
besoin d'un armistice, nous ? Est-ce qu'après
avoir écrasé ces Prussiens et ces Russes à Lut-
zen* à Bautzen et à Wurtschen, nous ne devions
pas les détruire de fond en comble? — Est-ce
que, s^ils nous avaient battus, ils nous donne-
raient yn armistice, eux ? — Ça, vois-tu^ Jo-
seph^ c'est le caractère de l'Empereiur, 11 est
trop bon.«. il est trop boni C'est son seul dé-
faut. 11 a fait la même chose après Austerlitz,
et nous avons été obligés de reconunencer la
partie. Je te dis qu*il est trop bon. \h ! s'il n'é-
tait pas si bon, nous serions maîtres de toute
l'Europe. »
En même temps il regardait A droite et à
gauche, pour demander l'avis des autres. Mais
on nous faisait des mines du diable, et personne
ne voulait répondre.
Finalement Zimmer se leva.
t Partons, Joseph^ dit-il. Moi, jenemecon^
nais pas en politique ; mais je soutiens que
nous ne devions pas accorder d'armistice à ces
gueux; puisqu'ils sont à terre, il fallait leur
passer sur le ventre. »
Après avoir payé, nous sortîmes et
médit:
« Je ne sais pas ce que ces gens ont aujour-
d'hui; nous les avons dérangés dans quelque
chose.
—C'est bien possible, lui répondis-je, ils n'a-
vaient pas l'air aussi bons garçons que tu le
racontais.
—Non, fit-il. Ces jeunes gens-là, vois-tu,
sont bien au-dessous des anciens étudiantsque
j'ai vus. <2eux-là passaient en quelque sorte
leur existence à la brasserie. Ds buvaient des
vingt et même des trente chopes dans leur
journée ; moi-même, Joseph, je ne pouvais pas
lutter contre des gaillards pareils. Cinq ou six
d'entre eux, qu'on appelait unior^ avaient la
barbe grise et l'air vénérable. Nous chantions
ensemble Fanfan-la-Tulipe et le Roi Dagobert^
qui ne sont pas des chansons politiques; mais
ceux-ci ne valent pas les anciens ! >
Tai souvent pensé depuis à ce que nous,
avions vu ce jour-là, et je suis sûr que ces étu-
diants faisaient partie du Tugend-Bund.
En rentrant à l'hôpital, après avoir bien dîné
et bu chacun notre bouteille de bon vin blanc
à l'auberge de la Grappe, dans la rue de Tilly^
nous apprîmes, Zimmer et moi, que nous irions
coucher le soir même à la caserne de Rosen-
thâl. C'était une espèce de dépôt des blessés de
Lutzen, lorsqu'ils commençaient à se remettre.
On y vivait à l'ordinaire conune en garnison ;
il fallait répondre à l'appel du matbi et du soir.
Le reste du temps , on était libre. Tous les trois
jours, le chirurgien venait passer sa visite, et
quand vous étiez remis , vous receviez une
feuille de route pour aller rejoindre votre corps.
On peut s'imaginer la position de douze à
quinze cents pauvres diables, habiUésde capotes
grises à boutons de plomb, coiffés de gros sha-
kos en forme de pots de fleurs, et chaussés de
souliers usés par les marches et les contre-
marches, pâles, minalrlcs, et la plupart sans le
I
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DB 181S.
Mm, dans mie Tille riche comme Leiprig. Nous
ne faisions pas grande flgm*e parmi ces étu-
diants, ces bons bourgeois, ces jeunes femmes
riantes, qui, malgré toute notre gloire, nous
regardaient comme des va-nu-pieds.
Toutes les belles choses que m*avait racon-
tées mon camarade rendaient cette situation
encore plus triste pour moi.
n est Trai que dans le temps on nous avait
bien reçus ; mais nos anciens ne s'étaient pas
toujours honnêtement conduits avec des gens
qui les traitaient en frères, et maintenant on
nous fermait la porte au nez. Nous étions ré-
duits à contempler du matin au soir les places,
les églises et les devantures des charcutiers,
qui sont très-belles en ce pays.
Nous cherchions toutes sortes de distrac-
tions ; les vieux jouaient à la drogue^ les jeunes
au bouchon. Nous avions aussi , devant la ca-
serne, le jeu du chat et du rat. C'est un piquet
planté dans la terre , auquel se trouvent atta-
chées deux cordes ; lô rat tient Tune de ces
cordes et le chat Tautre. Ils ont les yeux ban-
dés ; le chat est armé d'une trique, et tâche de
rencontrer le rat, qui dresse l'oreille et l'évite
tant qu^ peut. Ils tournent ainsi sur la pointe
des pieds, et donnent le spectacle de leur fi-
nesse à toute la compagnie.
Zimmer me disait qu'autrefois les bons Alle-
mands venaient voir ce spectacle en foule, et
qu'on les entendait rire d'une demi-lieue, lors»
que le chat touchait le rat avec sa trique. Mais
les temps étaient bien changés ; le monde pas-
sait sans même tourner la tête : nous perdions
nos peines à vouloir llntéresser en notre la-
veur.
Durant les six semaines que nous restâmes i
Rosenthâl, Zimmer et moi, nous fîmes souvent
le tour de la ville pour nous désennuyer. Nous
sortions par le faubourg de Randstatt, et nous
poussions jusqu'à Lindenau, sur la route de
Lntzen. Ce n*étaient que ponts, marais, petites
lies boisées à perte de vue. Là-bas, nous man-
gions une omelette au lard, au bouchon de la
Carpe^ et nous Varrosions d'une bouteille de
vin blanc. On ne nous donnait plus rien à cré-
dit, commeaprès léna; je crois qu'au contraire
Taubergiste nous aurait fait payer double et
triple, en l'honneur de la patrie allemande, si
mon camarade n'avait connu le prix des œufs,
du lard et du vin, comme le premier Saxon
venu.
Le soir, quand le soleil se couche derrière
les roseaux de VElster et de la Pleisse , nous
rentrions en ville au chant mélancolique des
frenomUes, qui vivent dans ces marais par
milliards.
Quelquefois nous faisions halte, les bras croi*
ses sur la balustrade d\m pont, et nous regar-
dions les vieux remparts de Leipzig, ses églises,
ses antiques masures et son château de Pies*
senbourg, éclairés en rouge par le crépuscule :
la ville s'avance en pointe à l'embranchement
de la Pleisse et de la Partha, qui se rencontrent
au-dessus. Elle est en forme d'éventail ; le fau-
bourg de Hall se trouve à la pointe, et les sept
autres faubourgs forment les branches de
l'éventail. Nous regardions aussi les mille bras
de l'BIster et de la Pleisse, croisés conune un
filet entre les lies déjà sombres, tandis queFeau
brillait comme de l'or , et nous trouvions cela
très-beau.
Mais si nous avions su qu'il nous faudrait un
jour traverser ces rivières sous le canon des
ennemis , après avoir perdu la plus terrible et
la plus sanglante des bataiUes, et que des régi-
ments entiers disparaîtraient dans ces eaux qui
nous réjouissaient alors les yeux , je crois que
cette vue nous aurait rendus bien tristes.
D'autres fois nous remontions la rive de la
Pleisse jusqu'à Mark-Kléeberg. Cela ftdsait plus
d*une lieue, et partout la plaine était couverte
de moissons que Ton se dépêchait de rentrer.
Lesgens,sur leurs grandesvoitures, semblaient
ne pas nous voir; quand nous leur demandions
un renseignement, ils avaient Fair de ne pas
nous comprendre. Zimmer voulait toujours se
fâcher; je le retenais en lui disant que ces
gueux ne cherchaient qu'un prétexte pour nous
tomber dessus, et que d*ailleiurs nous avions
Tordre de ménager les populations.
t Cest bon I faisait-il ; si la guerre se pro-
mène par la. . . gare 1 Nous les avons comblés
de biens. . • et voilà conune ils nous reçoiventi •
Hais ce qui montre encore mieux la malveil-
lance du monde à notre égard, c'est ce qui
nous arriva le lendemain du jour où finit Far-
mistice. Ce jour-là, vers onxe heures, nous
voulions nous baigner dans TElster. Nous
avions déjà jeté nos habits, lorsque Zimmer,
voyant approcher un paysan sur la route de
Connewitz, lui cria :
« Hé ! camarade, il n'y a pas de danger, id?
—Non, non, entrez hardiment, répondit cet
homme ; c'est un bon endroit. ■
Bt Zimmer, étant entré sans défiance, des-
cendit de quinze pieds. Il nageait bien, mais
son bras gauche était encore faible ; la force
du courant l'entraina, sans lui donner le temps
de s'accrocher aux branches des saules qui pen-
daient dans l'eau. Si par bonheur une espèce
de gué ne s'était pas rencontré plus loin, qui
lui permit de prendre pied, il entrait entre
deux lies de vase, d'où jamais il n*aurait pu
sortir.
Le paysan s'était arrêté sur la route pour
70
ROMANS NATIONAUX,
voir ce qui se passerait. La colère me saisit et
je me rhabillai bien vite, en lui montrant le
poing ; mais il se mit à rire et gagna le village
d'un bon pas,
Zîmmer ne se possédait plus d'indignation;
il voulait courir à Gonnewitz et tâcher de dé-
couvrir ce gueux; malheureusement c'était
impossible : allez donc trouver un homme qui
se cache dans trois ou quatre cents baraques !
Et d'ailleurs, quand on l'aurait trouvé, qu'est-
ce que nous pouvions faire?
Enfin nous descendîmes à Tendroit où l'on
avait pied, et la fraîcheur de Teau nous calma.
Je me rappelle qu'en rentrant à Leipzig,
Zimmer ne fit que parler de vengeance.
• Tout le pays est contre nous, disait-il; les
bourgeois nous font mauvaise mine, les femmes
nous tournent le dos, les paysans veulent nous
noyer, les aubergistes nous refusent le crédit,
comme si nous ne les avions pas conquis trois
ou quatre fois; et tout cela vient de notre
bonté tout à fait extraordinaire: nous aurions
dû déclarer que nous sommes les maîtres! —
Nous avons accordé aux Allemands des rois et
ries princes; nous avons même fait des ducs,
des comtes et des barons avec les noms de
leurs villages, nous les avons comblés d'hon-
neurs , et voilà maintenant leur reconnais-
sance I
« Au lieu de nous ordonner de respecter les
populations, on devrait nous laisser pleins pou-
voirs sur le monde ; alors tous ces bandits
changeraient de figure et nous feraient bonne
mine comme en 1806. La force est tout. On fait
d*abord les conscrits par force ; car si on ne
les forçait pas de partir, tous resteraient à la
maison. Avec les conscrits on fait des soldats
par force, en leur expliquant la discipline;
avec des soldats on gagne des batailles par
force, et alors les gens vous donnent tout par
force : ils vous dressent des arcs de triomphe
et vous appellent des héros, parce qu'Us ont
peur. Voilà!
• Mais l'Empereur est trop bon. . . S'il n'était
pas si bon, je n'aurais pas risqué de me noyer
aujourd'hui; rien qu^en voyant mon uniforme,
ce paysan aurait tremblé de me dire un men-
songe. »
Ainsi parlait Zimmer, et ces choses sont en-
core présentes à ma mémoire ; elles se passaient
le 12 août 1813.
En rentrant à Leupzig, nous vîmes la joie
peinte sur la figure des habitants ; elle n'écla-
tait pas ouvertement; mais les bourgeois, en se
rencontrant dans la rue, s'arrêtaient et se don-
naient la main ; les femmes allaient se rendre
visite Tune à l'autre; une espèce de satisfac-
tion intérieure brillait jusque dans les yeux
des servantes > des domestiques et des plus
misérables ouvriers.
Zimmer me dit :
« On' croirait que les Allemands sont joyeux;
ils ont tous l'air de bonne humeur.
—Oui, lui répondis-je, cela vient du beau
temps et de la rentrée des récoltes. »
C'était vrai, le temps était très-beau; mais, en
arrivant à la caserne de Rosenthâl, nous ap-
perçûmes nos officiers sous la grande porte,
causant entre eux avec vivacité. Les hommes
de garde écoutaient, et les passants s'appro-
chaient pour entendre : — on nous dit que les
conférences de Prague étaient rompues, et que
les Autrichiens venaient aussi de nous déclarer
la guerre, ce qui nous mettait deux cent mille
hommes de plus sur les bras.
J'ai su depuis que nous étions alors trois
cent mille hommes contre cinq cent vingt
mille, et que parmi nos ennemis se trouvaient
deux anciens généraux français, Moreau et
Bernadette. Chacun a pu lire cela dans les
livres ; mais nous Tignorions encore, et nous
étions sûrs de remporter la victoire, puisque
nous n'avions jamais perdu de bataille. Du
reste, la mauvaise mine qu'on nous faisait ne
nous inquiétait pas : en temps de guerre, les
paysans et les bourgeois sont en quelque sorte
comptés pour rien; on ne leur demande que
de l'argent et des vivres, qu'ils donnent tou-
jours, parce qu'ils savent qu'à la moindre ré-
sistance on leur prendrait jusqu'au dernier sou.
Le lendemain de cette grande nouvelle, il y
eut visite générale, et douze cents blessés de
Lutzen, à peu près remis, reçurent Tordre de
rejoindre leurs corps. Ilss'en allaient par com-
pagnies, avec armes et bagages, en suivant les
uns la route d'Altenbourg, qui remonte l'Elster,
les autres celle de Wurtzen, plus à gauche.
Zimmer était du nombre, ayant lui-même de-
mandé à partir. Je l'accompagnai jusque hors
des portes, et puis nous nous embrassâmes tout
attendris. Moi je restai, mon bras était encore
trop faible.
Nous n'étions plus que cinq ou six cents^
parmi lesquels un certain nombre de maîtres
d'armes, de professeurs de danse et d'élégance
française, de ces gaillards qui forment en quel-
que sorte le fond de tous les dépôts. Je ne te-
nais pas à les connaître, et mon unique conso-
lation était de songer à Catherine, et quelquefois
à mes vieux camarades Klipfel et Zébédé, dont
je ne recevais aucune nouvelle.
C'était une existence bien triste; les gens
nous régardaient d'un œil mauvais; ils n'o-
saient rien dire, sachant que l'armée franpaise
^e trouvait à quatre journées de marche, et
i Hacher et Schwartsenberg beaucoup plus loin.
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
71
i.
f
Sans cela, comme ils sous auraient pris à la
gorge!
Un soir, le bruit courut que nous venions de
remporter une grande victoire à Dresde. Ce fut
une consternation générale, les habitants ne
sortaient plus de chez eux. J'allais lire la ga-
zette à l'auberge de la Grappe^ dans la rue de
Tiliy. Les journaux français restaient tous sur
la table; personne ne les ouvrait a'ie moi.
Mais la semaine suivante, au commencement
de septembre, je vis le même changement sur
les figures que le jour où les Autrichiens s'é-
taient déclarés contre nous. Je pensai que nous
avions eu des malheurs , ce qui était vrai ,
comme je l'appris plus tard, car les gazettes de
Paris n'en disaient rien.
Le temps s'était mis à la pluie à la fin d'août;
l'eau tombait à verse. Je ne sortais plus de la
caserne. Souvent, assis sur mon lit, — regar-
dant par la fenêtre TElster bouillonner sous
l'ondée, et les arbres des petites iles se pen-
cher sous les grands coups de vent,— je pensais:
« Pauvres soldats I. .. pauvres camarades!.»^
que faites-vous à cette heure? . . . où êtes- vous?
Sur la grande route peut-être, au milieu des
champs I »
Et malgré mon chagrin de vivre là, je me trou-
vais moins à plaindre qu'eux. Mais im jour le
vieux chirurgien Tardieu fit son tour et me dit :
• Votre bras estsoUde. .. Voyons, levez-moi
cela... Bon.... boni •
Le lendemain, à Tappel, on me fit passer
dans une salle où se trouvaient des effets d'ha-
billement, des sacs, des gibernes et des souliers
en abondance. Je reçus un fusil, deux paquets
de cartouches et une feuille de route pour le
6% à Gauernitz, sur l'Elbe. C'était le 1*' oc-
tobre. Nous nous mimes en marche douze ou
quinze ensemble ; un fourrier du 27' nommé
Poitevin nous conduisait.
En route, tantôt l'un tantôt l'autre changeait
de direction pour rejoindre son corps; mais
Poitevin, quatre soldats d'infanterie et moi,
nous continuâmes notre chemin jusqu'au vil-
lage de Gauernitz.
XVII
Mous allions donc, suivant la grande route
de Wurtzen, le fusil en bandoulière, la capote
retroussée, le dos arrondi sous le sac, et l'oreille
basse, comme on peut croire. La pluie tombait,
l'eau nous coulait du shako dans la nuque ; le
^ent secouait les peupliers, dont les feuilles
ittintfs, voltigeant autour de nous, annonçaient
l'hiver, et cela continuait ainsi des heures
De loin en loin un village se rencontrait
avec ses hangars, ses fumiers, ses jardins en-
tourés de nalissades. Les femmes, debout der-
rière les petites vitres ternes, nous regardaient
passer; un chien aboyait, un homme qui fen-
dait du bois sur sa porte, se retournait pour
nous suivre des yeux, et nous allions toujours,
crottés jusqu'à l'échiné. Nous revoyions , au
bout du village, la grande route s'étendre à
perte de vue, les nuages gris se traîner sur les
champs dépouillés, et quelques maigres cor-
beaux s'éloigner à tire-d'aile en jetant leur cri
mélancolique.
Rien de triste comme un pareil spectacle,
surtout quand on pense que l'hiver approche,
et qu'il faudra bientôt coucher dehors dans la
neige. Aussi personne ne disait mot, sauf le
fourrier Poitevin. C'était un vieux soldat, jaune,
ridé, les joues creuses, le nés rouge, les mous-
taches longues d'une aune, comme tous les
buveurs d'eau-de-vie. Il avait un langage re-
levé, qu'il entremêlait d'expressions de caserne;
et quand la pluie redoublait, il s'écriait, avec
un éclat de rire bizarre : « Oui... Poitevin...
oui... cela t'apprendra à siffler!... » Ce vieil
ivrogne s'était aperçu que j'avais quelques sous
au fond de ma poche ; il se tenait près de moi,
disant : t Jeune homme, si votre sac vous gêne,
passez-moi ça. • Mais je le remerciais de son
honnêteté.
Malgré mon ennui d'être avec un homme
qui regardait toujours les enseignes d'auberge,
lorsque nous traversions un village, et qui di-
sait : • Un petit verre ferait joliment de bien,
par le temps qui court... » je n'avais pu m'em-
pêcher de lui payer quelques gouttes, de sorte
qu*il ne me quittait plus.
Nous approchions de Wurtzen et la pluie
tombait à verse, lorsque le fourrier s'écria pour
la vingtième fois :
« Oui, Poitevin... voilà l'existence... cela
t'apprendra à siffler !
— Quel diable de proverbe avez- vous là, four-
rier? lui dis-je... Je voudrais bien savoir com-
ment la pluie vous apprend à siffler.
—Ce n'est pas un proverbe, jeune homme,
c'est une idée qui me revient quand je m'a-
muse. •
Puis, au bout d^im instant :
• Vous saurez, dit-il, qu'en 1806, époque où
je faisais mes études à Rouen, il m'arriva de
siffler une pièce de théâtre, avec bien d'autres
jeimes gens conune moi. Les uns sifflaient, les
autres applaudissaient ; il en résulta des coups
de poing, et la police nous mit au violon par
douzaines. L'Empereur, ayant appris 1;». chose,
dit : « Puisqu'ils aiment tant à se battre, qu^on
ROMANS NATÏONAUX-
Od, PoUnH, oui, ecb ïippraDdn k nllla. (P*c 110
les incorpore dans mes «nuées I Ils pourront
satisfaire leur goût 1 > Et naturellement la chose
fut faite, jteTsonne n'osa souffler dans le pays,
pas même les père et mère 1
— Vous étiez donc conscrit? lui dia-je.
— Non, mon père venait de m'acheter un
remplaçant. C'est une plaisanterie de f Empe-
renr... une de ces plaisanteries dont on se sou-
vient longtemps : vingt ou trente d'entre nous
sont morts de misère... Quelques autres, au
lieu de remplir une place honorable dans leur
pays, soit comme médecin, juge, avocat, sont
devenus de vieux ivrognes. Voilà ce qui s'ap-
pelle une bonne force t >
Alors il se mit à rire en me regardant du coin
d^Pci^. — J'étais devenu tout pensif, et deux ou
tt^ fois encore, avant d'arriver à Qaueroits,
Je payai des petits verres & ce pauvre dlabld.
Vers (ânq heures du soir, en approchant {".d
village de Hisa, nous aperçûmes & gauche un
vieux moulin avec son pont de bois, que suivait
un sentier de traverse. Nous primes le sentier
pour couper au court, et nous n'étions plus
qu'A deux cents pas du moulin, lorsque nous
entendîmes de grands cris. Ea même tempe,
deux femmes, une toute vieille et l'autre plus
jeune, traversèrent un jardin, entraînant après
elles des enfants. Elles tâchaient de gagner un
petit bois qui borde la route, sur la côte en
face. Presque aussitôt nous vîmes plusieurs de
nos soldats sortir du moulin avec des sacs,
d'autres remonter d'une cave A la SIe avec de
petites tonnes, qu'ils se dépêchaient de charger
sur une charrette, près de l'écluse ; d'aulrt^s
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
< C'est loi, JoMpbl "Hais, l
amenaient des vaches et des chevaux d'une
éttUtle, tandis qu'un vieillard, devant la porte,
levait les mains au ciel, et que cinq ou six de
C8B mauvais gueux entouraient le meunier tout
pâle et les yeux hors de la tête.
Tout cela : le moulin, la digue, les fenêtres
défoncées, les femmes qui se sauvent, nos sol-
dats en bonnet de police, ^ts comme de véri-
tables bandits, le vieux qui les maudit, et les
vaches qui secouent la tête, pour se débarras-
ser de ceux qui les emmènent, pendant que
d'autres les piquent derrière avec leurs baïon-
nettes... tout est là... devant moi... je crois
encore le voir I
• Ça, dit le fourrier Poitevin, ce sont des
ptaraudeois. . . Nous ne sommes plus lom de
rtrmte.
n'espuiiion?*(P)<e1S.)
—Mais c'est abominable I m'écriai-Je; ce sont
des brigands 1
— ^Oui, répondit le fourrier, c'est contraire a
la discipline ; si l'Empereur le savait, on les
fusillerait comme des chiens. »
Nous traversions alors le petit pont; et
comme on venait de percer une des tonnes
derrière la charrette, les soldats s'empressaient
autour, avec une cruche, en buvantàla ronde.
Cette vue révolta le fourrier, qui s'écria d'un
ton majestueux :
< De quelle autorité exercez-vous ce pillage? •
Plusieurs tournèrent la tête, et, voyant que
nous n'étions plus que trois, parce que tes au<
fres avaient suivi leur chemin sans s'arrêter,
un d'eux répondit :
• Hél vieux farceur.^, tu vaux u part du
gâteau... c'est tout simple... Mais il n'y a pas
besoin de retrousser tes moustaches pour ça.
Tiens, bois un coup. »
Il lui tendait la cruche ; le fourrier la prit, et,
me regardant de côté, il but.
« Eh bien, jeune homme, fit-il ensuite, si le
cœur vous en dit! Il est fameux, ce petit vin,
— Merci, » lui répondis^je.
Plusieurs autour de nous criaient :
« En route ! en route I II esi temps. ■
D'autres :
• Non, non, attendez... Il faut encore voir! ...
— Dites-donc, reprit le fourrier d'un ton de
brave homme, vous savez, camarades... il faut
aller en douceur.
—Oui, oui, l'ancien, répondit une espèce de
tambour-major, — le grand chapeau à cornes en
travers des épaules, et, souriant d'un air mo-
queur, les yeux à demi fermés : — Oui, sois
tranquille, nous allons plumer la poule dans les
règles. On aura des égards... on aura des
égards! •
Alors le fourrier ne dit plus rien; il était
comme honteux à cause de moi.
• Que voulez-vous, jeune homme I me dit-il
en allongeant le pas pour rejoindre les cama-
rades, à la guerre comme à la guerre... On ne
peut pas se laisser dépérir ! •
Je crois qu'il serait resté, sans la peur d'êli-e
pris. Moi, j'étais triste et je me disais :
« Voilà bien les ivrognes I ils peuvent avoir
de bons mouvements, mais la vue d'une cruche
de vin leur fait tout oublier. »
Enlln, vers dix heures du soir, nous décou-
vrîmes des feux de bivac sur une côte sombre,
à droite du village de Gauemitz et d'un vieux
château, où brillaient aussi quelques lumières.
Plus loin, dans la plaine, tremblotaient d'au-
tres feux en plus grand nombre.
La nuit était claire. Les grandes pluies
avaient essuyé le ciel. Conmie nous appro-
chions du bivac, on nous cria :
« Qui vive !
—France I . répondit le fourrier.
Mon cœur battait avec force, en pensant que
dans quelques minutes j'allais revoir mes vieux
camarades, s'ils étaient encore de ce monde.
Des honunes de garde s'avançaientdéjà d'une
espèce de hangar, à demi-portée de fusil du
village, pour venir nous reconnaître. Ils arri-
vèrent près de nous. Le chef du poste, un vieux
sous-lieutenant tout gris, le bras en écharpe
sous son manteau, nous demanda d'où nous
venions, où nous allions, si nous avions ren-
contré quelque parti de Cosaques en route.
Le fourrier répondit pour nous tous. L'ofllcier
nous prévint alors que la division Souham avait
quitté les environs de Gauemitz le matin, et
nous dit de le suivre pour voir nos feuilles de
route, ce que nous fîmes en silence, passant
autour des feux de bivac, où les hommes, cou-
verts de boue sèche, dormaient par vingtaines :
pas un ne remuait.
Nous arrivâmes au hangar. C'était une vieille
briqueterie; le toit très-large, en forme d'étei-
gnoir, reposait sur des piliers à six ou sept
pieds du sol. Derrière s'élevaient de grandes
provisions de bois. Il faisait bon là-dedans. On
avait allumé du feu; l'odeur de la terre cuite
s'étendait aux environs. La chambre du four
était encombrée de soldats qui dormaient le
dos au mur comme des bienheureux; la flamme
les éclairait sous les poutres sombres. Près des
piliers brillaient les fusils en faisceaux. Je crois
revoir ces choses : je sens la bonne chaleur qui
m'entre dans le corps ; je vois mes camarades,
dont les habits fument à quelques pas du four
et qui attendent gravement que l'oflicier ait
fini de lire les feuilles de route à la lumière
rouge. Un vieux soldat, sec et brun, veillait
seul ; il était assis sur ses jambes croisées, et
tenait entre ses genoux un soulier qu'il rac-
commodait avec une alêne et de la ficelle.
C'est à moi que l'officier rendit le premier sa
feuille en disant :
« Vous rejoindrez demain votre bataillon à
deux lieues d'ici, près de Torgau. ■
Alors le vieux soldat, qui me regardait, posa
la main à terre pour me montrer qu'il y avait
de la place, et j'allai m'asseoir près de lui.
J'ouvris mon sac, et je mis d*autrcs chaussettes
et des souliers neufs que j'avais reçus à Leipzig;
cela me fit du bien.
Le vieux me demanda :
« Tu vas rejoindre?
—Oui, le 6«, à Torgau«
—Et tu viens?
—De l'hôpital de Leipzig.
—Ça se voit, fit-il; tu es gras comme un
chanome. On t'a nourri de cuisses de poulet
là-bas, pendant que nous mangions de la vache
enragée. •
Je regardai mes voisins endormis, il avait
raison ; ces pauvres conscrits n'avaient plus
que la peau et les os : ils étaient jaunes, plom-
bés et ridés comme des vétérans , on aurait cru
qu'ils ne pouvaient plus se tenir.
Le vieux, au bout d'un instant, reprit :
« Tu as été blessé ? x
— Oui, l'ancien, à Lutzen.
—Quatre mois d'hôpital, fit-il en allongeant
la lèvre, quelle chance ! Moi, j'arrive d'Espagne.
Je m'étais flatté de retrouver^ les Kaiserlicks
de 1807... des moutons... de vrais moutons.
Ah ! oui, ils sont devenus pires que les guérillas.
Ça se gâte, ça se gâte! >
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
75
n se parlait ainsi tout bas, sans faire atten- '
tion à moi, et tirait les deux ficelles comme un
cordomiier, en serrant les lèvres. De temps en
temps il essayait le soulier pour voir si la cou*
ture ne le générait pas. Finalement, il mit
Taléne dans son sac, le soulier à son pied, et
s'étendit Toreille sur une botte de paille.
Jétak tellement fatigué que j'avais de la
peine à m'endormir; pourtant, au bout d'une
heure, je tombai dans un profond sommeil.
Le lendemain je me remis en route avec le
fourrier Poitevin et trois autres soldats de la
division Souham. Nous gagnâmes d*abord la
route qui longe TËlbe. Le temps était humide ;
le vent, qui Dalayait le fleuve, jetait de l'écume
jusque sur la chaussée.
Nous allongions le pas depuis une heure,
quand tout à coup le fourrier dit: t Attention! >
Il s'était arrêté le nez en l'air, comme un
chien de chasse qui flaire quelque chose. Nous
écoutions tous sans rien entendre, à cause du
bruit des flots sur la rive et du vent dans les
arbres. Mais Poitevin avait Toreille plus exer-
cée que nous.
• On tiraille là-bas, dit-il en nous montrant
un bois sur la droite. L'ennemi peut être de
notre côté ; tâchons de ne pas donner au mi-
lieu. Tout ce que nous avons de mieux à faire,
c'est d'entrer sous bois et de poursuivre notre
chemin avec prudence. Nous verrons à l'autre
bout ce qui se passe... Si les Prussiens ou les
Russes sont là, nous battrons en retraite sans
qulls nous voient. Si ce sont des Français,
nous avancerons. «
Chacun trouva que le fourrier avait raison,
et, dans mon âme, j'admirai la finesse de ce
vieil ivrogne. Nous descendîmes donc de la
route dans le boia, Poitevin en avant et nous
derrière, le fusil armé. Nous marchions. dou-
cement, nous arrêtant tous les cent pas pour
écouter. Les coups de fusil se rapprochaient;
ils se suivaient un à un, en retentissant dans
les ravins. Le fourrier nous dit :
« Ce sont des tirailleurs qui observent un
parti de cavalerie, car les autres ne répondent
C'était vrai : dix minutes après, nous aper-
cevions entre les arbres un bataillon d*infante*
rie française en train de faire la soupe au mi-
lieu des bruyères, et, tout au loin sur la plaine
grise, des pelotons de Cosaques défilant d'un
village à Tautre. Quelques tirailleurs, le long
du bois, tiraient dessus, mais ils étaient pres-
que hors de portée.
t 'Allons , vous voilà chez vous , jeune
homme, • médit Poitevin en souriant.
U devait avoir bon œil, pour lire le numéro
du rOgiment i une pareille distance . Moi, j'avais
beau regarder, je ne voyais que des êtres dé-
guenillés et tellement minables, qu^ils avaient
tous le nez pointu, les yeux luisants, les oreilles
écartées de la tête par le renfoncement des
joues. Leurs capotes étaient quatre fois trop
larges pour eux; on aurait dit des manteaux,
tant elles formaient de plis sur les bras et le
long des reins. Quant i la boue, je n'en parie
pas : c'était sinistre.
En ce jour, je devais apprendre pourquoi les
Allemands paraissaient si joyeux après notre
victoire de Dresde*
Nous descendions vers deux petites tentes,
autour desquelles trois ou quatre chevaux
broutaient Pherbe maigre. Je vis là le colonel
Lorain, détaché sur la rive gauche de PElbe,
avec le 3* bataillon. C'était un grand maigre,
les moustaches brunes, et qui n'avait pas Pair
doux. Il nous regardait venir en fronçant le
sourcil, et quand je lui présentai ma feuille de
route, il ne dit qu un mot :
« Allez rejoindre votre compagnie. »
Je m'éloignai^ pensant bien reconnaître
quelques hommes de la 4* ; mais depuis Lutzen
les compagnies avaient été fondues dans les
compagnies, les régiments dans les régiments
et les divisions dans les divisions, de sorte
qu'en arrivant au pied de la côte où campaient
les grenadiers, je ne reconnus personne. Les
hommes, en me voyant approcher, me jetaient
un coup d'oeil de travers, comme pour dire :
« Est-ce que celui-là veut sa part du bouillon?
Un instant I nous allons voir ce qu il apporte à
la marmite. •
J'étais honteux de demander la place de ma
compagnie, lorsqu'une espèce de vétéran os-
seux, le nez long et crochu comme un bec
d'aigle, les épaules larges où pendait sa vieille
capote usée, relevant la tête et m'observant, dit
d une voix tout à fait calme :
t Tiens! c^est toi, Joseph! je te croyais en-
terré depuis quatre mois 1 »
Alors je reconnus mon pauvre Zébédé. Il pa-
raltque ma figure l'attendrit, car, sans se lever,
il me serra la main, en s' écriant :
« Klipfel... voici Joseph! »
Un autre soldat, assis près de la marmite
voisine, tourna la tcte et dit :
t C'est toi, Joseph? Tiens! lu n'es pas mort 1 »
Et voilà tous les compliments que je reçus.
La misère avait rendu ces gens tellement
égoïstes, qu'ils ne pensaient plus qu'à leur
peau. Malgré cela, Zébédé conservait toujours
un bon fond; il me dit de m'asseoir près de sa
marmite, en lançant aux autres un de ces coups
d'œil qui le faisaient respecter, et m'olTrit sa
cailler, qu'il avait passée dans une boutonnière
(le sa capote. Mais je le remerciai, r.j'ant eu la
veille le bon esprit d'entrer chez le charcutiex
de Riza et de mettre dans mon sac ime dca-
zaine de cervelas, avec une bonne croûte de
pain et un flacon plein d'eau-de-vie. Pouvris
donc mon sac, je tirai le chapelet de cervelas et
j*en remis deux à Zébédé, ce qui lui fit venir
les larmes aux yeux. J'avais aussi Tintention
d'en offrir aux camarades; mais, devinant ma
pensée, il me posa la main sur le bras d'un air
expressif, et dit :
« Ce qui est bon à manger est bon à garder I •
Alors il se retira du cercle, et nous man-
geâmes en buvant du schnaps ; les autres ne
disaient rien et nous regardaient de travers.
Elipfel, ayant senti Todeur de Tail , tourna la
tête en s'écriant :
• Hél Joseph, viens donc manger à notre
marmite. Les camarades sont toujours des ca-
marades, que diable !
— G*estbon, c'est bon, répondit Zébédé; pour
moi, les meilleurs camarades sont les cervelas;
on les retrouve toujours à l'occasion. »
Puis il referma lui-même mon sac et me dit :
« Garde ça, Joseph... Voilà plus d^un mois
que je ne m'étais pas si bien régalé. Tu n'y
perdras rien, sois tranquille. •
Une demi-heure après on battit le rappel ; les
tirailleurs se replièrent, et le sergent Pinto^
qui se trouvait dans le nombre, me reconnut.
« Eh bien I me dit-il , vous en êtes donc
réchappé! Cela me fait plaisir... Mais vous
arrivez dans un vilain moment! — Mauvaise
guerre... mauvaise g:uerre, » faisait-il en ho-
chant la tête.
Le colonel et les commandants montèrent à
cheval, et l'on se remit en route. Les Cosaques
s^éloignaient. Nous allions l'arme à volonté.
Zébédé marchait près de moi, et me racontait
ce qui s'était passé depuis Lutzen : — d'abord
les grandes victoires de Bautzen et de Wurt-
schen; les marches forcées pour rejoindre
Tennemi qui battait en retraite ; la joie qu'on
avait de pousser sur Berlin. Ensuite l'armistice,
pendant lequel on était cantonné dans les bour-
gades; puis Tarrivée des vétérans d'Espagne,
des hommes terribles , habitués au pillage, et
qui montraient aux jeunesàvivre sur le paysan.
Malheureusement, à la fin de Tarmistice,
tout le monde s'était mis contre nous ; les gens
nous avaient pris en horreur; on coupait les
ponts sur nos derrières, on avertissait les Prus-
siens, les Russes et les autres de nos moindres
mouvements, et chaque fois qu'il nous arrivait
une débâcle, au lieu de nous secourir, on tâ-
chait de AOJiB enfoncer encore plus dans la
bourbe. Les grandes pluies étaient venues pour
nous achever. Le jour de la bataille de Dresde,
il en tombait tellement, que le chapeau de
l'Empereur lui pendait sur les deux épaules.
Mais quand on remporte la victoire, cela vous
fait rire : on a chaud tout de même, et l'on
trouve de quoi changer; le pire de tout, c'est
quand on est battu, qu'on se sauve dans la
boue, avec des hussards, des dragons et d'au-
tres gens de cette espèce à vos trousses, et
qu^on ne sait pas, lorsqu'on découvre au loin
dans la nuit une lumière , s'il faut avancer ou
périr dans le déluge.
Zébédé me racontait ces choses en détail. Il
me dit qu'après la victoire de Dresde, le général
Vandamme , qui devait fermer la retraite aux
Autrichiens, avait pénétré du côté de Eulm,
dans une espèce d'entonnoir, à cause de son
ardeur extraordinaire, et que ceux que nous
avions battus la veille étaient tombés sur lui à
droite, à gauche, en avant et en arrière : qu*on
l'avait pris, avec plusieurs autres généraux, et
détruit son corps d'armée. Deux jours avant, le
26 août, pareille chose était arrivée à notre
division, ainsi qu'aux 5% 6* et 11 • corps sur les
hauteurs de Lowenberg. Nous devions écraser
les Prussiens de ce côté, mais par un faux mou-
vement du maréchal Macdonald, l'ennemi nous
avait surpris dans le creux d'un ravin, avec nos
canons embourbés, notre cavalerie en désordre
et notre infanterie qui ne pouvait plus tirer à
cause de la pluie battante ; on s'était défendu à
coups de baïonnettes ; et le 3« bataillon était
arrivé, sous les charges de ces Prussiens, Jus-
que dans la rivière de la Katzbach. Là, Zébédé
avait reçu d'un grenadier deux coups de crosse
sur le front. Le courant lavait entraîné pen-
dant qu'il tenait à bras le corps le capitaine
Amould; et tous deux étaient perdus, si par
bonheur le capitaine , dans la nuit noire, n'a-
vait pu saisir une' branche d'arbre à Tautre
bord et se retirer de l'eau. — n me dit que
toute cette nuit, malgré le sang qui lui sortait
du nez et des oreilles, il avait marché jusqu'au
village de Goldberg, mourant de faim, de fa-
tigue et de ses coups de crosse, et qu'un me-
nuisier avait eu pitié de lui : que ce brave
homme lui avait donné du pain, des oignons
et de l'eau. — Il me raconta ensuite que le len-
demain toute la division, suivie des autres
corps, marchait par troupes à travers champs,
chacim pour son compte, sans recevoir d'or-
dres, parce que les généraux, les maréchaux et
tous les officiers montés s'étaient sauvés le plus
loin possible, dans la crainte d'être pris. Il
m'assura que cinquante hussards les auraient
ramassés les uns après les autres ,' mais que,
par bonheur, Bllicher n'avait p'î traverser la
rivière débordée, de sorte qu'ils avaient^ fini
par se rallier à Wolda, où les tambours de tous
les corps battaient la marche de leur régimeut
HI8T0IRB DUN CONSCRIT DE 1813.
77
aux quatre coinB du Tillage. Par ce moyen,
chaque homme s^était démêlé lui-même en
marchant sur aon tambour.
Le pluB heureux, dans cette déroute, c'est
qu'un peu plus loin, i Buntzlau, les officiers
supérieurs s'étaient aussi retrouvés , tout sur-
pris d'avoir encore des bataillons A con-
duire 1
Voilà ce que me raconta mon camarade, sans
parler de la défiance qu'il fallait avoir de nos
alliés,qm, d'un moment à l'autre, ne pouvaiem
manquer de nous tomber sur les reins. 11 me
dit que le maréchal Oudinot et le maréchal Ney
avaient aussi été battus, Vun à Oross-Beeren et
l'autre à Dennevritz. G*était quelque chose de
bien triste ; car, dans ces retraites, les conscrits
mouraient d'épuisement, de maladie et de
toutes les misères. Les vieux d'Espagne et les
anciens d'Allemagne, tannés par le mauvais
temps, pouvaient seuls résister à ces grandes
£Bitigue8.
■ Enfin, me dit Zébédé, nous avons tout
c(mtre nous : le pays, les pluies continuelles et
nos propres généraux, las de tout cela. Les uns
sont ducs, princes, et s'ennuient d'être tou-
jours dans la boue, au lieu de s'asseoir dans de
boDsCauteuils; etles autres, comme Vandamme,
veulent se dépêcher de devenir maréchal, en
faisant un grand coup. Nous autres, pauvres
diables, qui n'avons rien à gagner que d'être
estropiés pour le restant de nos jours, et qui
sommes les fils des paysans et des ouvriers qui
se sont battus pour abolir la noblesse, il faut
que nous périssions pour en foire une nou*'
vellet •
Je vis alors que les plus pauvres, les plus
malheureux ne sont pas toujours les plus bêtes,
et qu*â force de souffrir, on finit par voir la
triste vérité. Mais je ne dis rien , et je suppliai
le Sdgneur de me donner la force et le courage
de pouvoir supporter les misères que toutes ces
fautes et ces injustices nous annonçaient de
loin.'
Nous étions alors entre trois armées , qui
voulaient se réunir pour nous écraser d'un
coup : celle du Nord commandée par Berna-
dette, celle de Silésie commandée par Bllicher,
et l'armée de Bohême commandée par Schwart-
zenberg. On croyait, tantôt que nous allions
passer TSlbe, pour tomber sur les Prussiens et
les Suédois y tantôt que nous allions courir sur
les Autrichiens, du côté des montagnes, comme
nous avions fait cinquante fois en Italie et ail-
leurs. Mais les autres avaient fini par com-
prendre ce mouvement, et quand nous avions
l'air u*approcher, ils s'en allaient plus loin. Ils
80 défiaient surtout de l'Empereur, qui ne pou-
vait être à la fois en Bohême et un Silésie, et
cela faisait des marches et des contre-marches
abominables.
Tout ce que demandaient les soldats, c'était
de se battre, car, à force de marcher et de dor-
mir dans la boile, à force d'être A la demi-ration
et rongés par la vermine, ils avaient pris la vie
en horreur. Chacun pensait : « Pourvu que
cela finisse d'une façon ou d^une autre... C'est
trop fort... cela ne peut pas durer ! a
Moi-même, au bout de quelques jours, j'étais
las d'une pareille existence ; je sentais que les
jambes m^entraient jusque dans les côtes, et je
dépérissais à vue d'œil.
Tous les soirs il fallait faire faction, à cause
d'un gueux nommé Thielmann , qui soulevait
les paysans contre nous ; il nous suivait comme
notre ombre, il nous observait de village en
village, sur les hauteurs, sur les routes, dans
le creux des vallons : son armée, c'étaient tous
ceux qui nous en voulaient ; il avait toujours
assez de monde.
C'est aussi vers ce temps que les Bavarois,
les Badois et les Wurtembergeois se déclarèrent
contre nous , de sorte que toute l'Europe était
sur notre dos.
Enfin nous eûmes le consolation de voir que
l'armée se ramassait comme pour une grande
bataille; au lieu de rencontrer les Cosaques de
Platow et les partisans de Thielmann aux envi-
rons des villages, nous trouvions des hussards,
des chasseurs, des dragons d'Espagne, de Tar-
tillerie, des équipages de ponts en marche. La
pluie tombait à verse ; ceux qui n'avaient plus
la force de se traîner s^asseyaient dans la boue
au pieid d'un arbre et s'abandonnaient à leur
malheureux sort.
Le 11 octobra, nous bivaquions près du vil-
lage de Lousig; le 12, près de Grafenheinichen;
le 13, nous passions la Mulda, et nous voyions
défiler sur le pont la vieille garde et La Tour-
Maubourg. On annonçait le passage de l'Empe-
reur, mais nous partîmes avec la division Dom-
browski et le corps de Souham.
Dans les moments où la pluie cessait de tom-
ber, et quand un rayon de soleil d'automne
brillait entre les nuages , on voyait toute l'ar-
mée en marche : la cavalerie et l'infanterie
s'avançaient de partout sur Leipzig. De l'autre
côté de la Mulda brillaient aussi les baïonnettes
des Prussiens ; mais on ne découvrait pas en-
core les Autrichiens ni les Russes; ils arri-
vent sans doute d'ailleurs.
Jje 14, notre bataillon fut encoie :in€ fois
détaché, pour aller en reconnaissance dans la
ville d'Aaken; l'ennemi s'y trouvait*, il nous
reçut à coups de canon, et nous restàmec \>ute
la nuit dehors, sans pouvoir allumer «tseul
feu, à cause de la pluie. Le lendemam noua
AOMANS NATIONAUX.
partîmes de là, pour rejoindre la division à
marches forcées. Je ne sais pas pourquoi cha-
cun disait :
• La bataille approche !••« la bataille ap-
proche!... »
Le sergent Pinto prétendait que l'Empereur
était dans Tair. — - Moi, je ne sentais rien, mais
je voyais que nous marchions sur Leipzig, et
je pensais : « Si nous avons une bataille, pourvu
qu'il ne t'arrive pas d'attraper un mauvais coup
comme à Lutzen, et que tu puisses encore re-
voir Catherine ! »
La nuit suivante, le temps s'étant un peu
remis, des miUiards d'étoiles éclairaient le ciel,
et nous allions toujours. Le lendemain, vers
dix heures, près d'un petit village dont je ne
me rappelle pas le nom, on venait de crier :
« Halte 1 • pour respirer, lorsque nous enten-
dîmes tous ensemble comme un grand bour-
donnement dans l'air. Le colonel, encore à
cheval, écoutait, et le sergent Pinto dit :
• La bataille est commencée. ••
Presque au même instant le colonel, levant
son épée, cria :
■ En avant ! »
Alors on se mit i courir : les saca, les gi-
bernes, les fusils, la boue, tout sautait; on ne
Taisait attention à rien. Une demi-heure après,
nous aperçûmes i quelques mille pas devant
Le bataillon une queue de colonne qui n'en
finissait plus : des caissons, des canons, de Tin-
fanterie, de la cavalerie; derrière nous, sur la
route de Duben , il en venait d'autres, et tout
cela galopait 1 Même à travers champs, des ré-
giments entiers arrivaient au pas de coursot
Tout au bout de la route, on voyait les deux
clochers de Saint-Nicolas et de Saint-Thomas
de Leipzig dans le ciel, tandis qu'à droite et à
gauche, des deux côtés de la ville, s'élevaient
de grands nuages de fumée où passaient des
éclairs. Le bourdonnement augmentait tou-
jours ; nous étions encore à plus d'une lieue de
la ville qu'on était forcé de parler haut pour
s'entendre, etron se regardait tout pâles conune
pour dire :
• Voilà ce qui s'appelle une bataille! •
Le sergent Pinto criait :
« C'est plus fort qa'à Eylau! »
Il ne riait pas, ni Zébédé, ni moi, ni les au-
tres; mais nous galopions tout de même, et les
officiers répétaient sans cesse: ^
t En avant! en avant! •
Voilà pourtant comme les hommes perdent
la tête) l'amour de la patrie était bien en nous,
mais plus encore la fureur de nous battre.
Sur les onze heures, nous découvrîmes le
champ de bataille, à une lieue en avant de
Leipzig. Nous vovions aussi les clochers de la
ville couverts de monde, et les vieux remparts
sur lesquels je m'étais promené tant de fois en
pensant à Cathenne. En face de nous, à 1,200
ou 1 ,500 mètres, étaient rangés deux régiments
de lanciers rouges, et un peu à gauche, deux
ou trois régiments de chasseurs à cheval, dans
les prairies de la Partha. C'est entre ces régi-
ments que défilaient les convois qui venaient
de Duben. Plus loin, le long d'une petite côte,
étaient échelonnées les divisions Ricard, Dom-
brov^rski, Souham et plusieurs autres. Elles
tournaient le dos à la ville. Des canons attelés
et des caissons, — les canonniers et les soldats
du train A cheval, — se tenaient prêts à partir.
Enfin, tout t\ fait derrière, sur la colline, au-
tour d'une de ces vieilles fermes à toiture
plate et larges hangars, comme il s'en trouve
dans ce pays, brillaient les uniformes de l'état-
major.
C'était l'armée de réserve, commandée par
le maréchal Ney ; son aile gauche communi-
quait avec Marmont, posté sur la route de Hall,
et son aile droite avec la grande armée, com-
mandée par l'Empereur en personne. De sorte
que nos troupes formaient pour ainsi dire un
grand cercle autour de Leipzig, et que les en-
nemis, arrivant de tous les côtés à la fois, cher-
chaient à se donner la main pour faire un
cercle encore plus grand autour de nous» et
nous enfermer dans la ville comme dans une
souricière.
En attendant, trois terribles batailles se li-
vraient en même temps : Tune contre les Au-
trichiens et les Russes, à Wachau; l'autre
contre les Prussiens, à Mockern, sur la route
de Hall, et la troisième sur la route de Lutzen,
pour défendre le pont de Lindenau, attaqué par
le général fîiulay.
Ces choses, je ne les ai sues que plus tard ;
mais chacun doit raconter ce qu'il a vu lui-
même : de cette façon, le monde connaîtra la
vérité.
XVIII
Le bataillon commençait à descendre la col-
line eu face de Leipzig, pour rejoindre notre
divisicm, lorsque nous vîmes un officier d'état-
major traverser la grande prairie au-dessous, et
venir de notre côté ventre à terre. En deux mi-
nutes il fut prés de nous; le colonel Lorain
courut à sa rencontre, ils échangèrent quelques
mots, puis l'officier repartit. Des centaines
d'autres allaient ainsi dans la plaine porter des
ordres.
t Par file d droite, » cria le colonel,— et nous
primes la direction d'un bois en arrière qui
longe la route de Duben environ une demi-lieue .
C'était une forêt de hêtres, mais il s'y trouvait
aussi des bouleaux et des chênes. Une fois sur
la lisière, on nous fit renouveler Tamorce de
nos fusils, et le bataillon fut déployé dans le
bois en tirailleurs. Nous étions échelonnés à
vingt-cinq pas Tun de l'autre, et nous avancions
ec ouvrant les yeux, comme on peut s*unagi-
ner. Le sergent Pinto disait à chaque minute :
I Mettez-vous à couvert! >
Mais il n*avait pas besoin de tant nous pré-
venir; chacun dressait Foreille et se dépêchait
d'attraper un gros arbre pour regarder à son aise
avant d'aller plus loin. — A quoi pourtant des
gens paisibles peuvent être exposés dans la vie 1
Enfin nous marchions ainsi depuis dix mi«
nutes, et, comme on ne voyait rien, cela com-
mençait à nous rendre de la confiance, lors-
qu'un coup de feu part.... puis encore un, puis
deux, trois, six, de tous les côtés, le long de
notre ligne, et dans le même instant je vois
mon camarade de gauche qui tombe en cher*
chant à se retenir contre un arbre. Gela me ré-
veQle.... Je regarde de l'autre côté, et qu'est-ce
que je découvre à cinquante ou soixante pas?
un vieux soldat prussien, — avec sou petit cha-
peau à chaînette, le coude replié, ses grosses
moustaches rousses penchées sur la batterie de
son fusil, — qui m'ajuste en clignant de Tmii.
Je me baisse comme le vent A la même se-
conde j'entends la détonation, et quelque chose
craque sur ma tête; j'avais mon fourniment, la
brosse, le peigne et le mouchoir dans mon
shako : la balle de ce gueux avait tout cassé. Je
me sentais tout froid.
> Tu viens d'en échapper d'une belle ! » me
cria le sergent en se mettant à courir; et moi
qui ne voulais pas rester seul dans un pareil
endroit, je le suivis bien vite.
Le lieutenant BretonviUe, son sabre sous le
bras, TépèXslX : ^
fl En avant, en avant!...»
Plus loin, sur la droite, on tirait toujours.
Mais voilà que nous arrivons au bord d'une
dairiére où se trouvaient cinq ou six gros
troncs de chênes abattus, une petite mare pleine
de hautes herbes, et pas un seul arbre pour
nous couvrir. Malgré cela, plusieurs s'avan-
çaient hardiment, quand le sergent nous dit:
« HaUel... les Prussiens sont bien sûr en
embuscade aux environs; ouvrons Tœil. *
II avait à peine dit cela, qu'une dixaine de
ballep sifflaient dans les branches et que les
coups^ retentissaient; en même temps un tas
de Prtisslenfl allongeaient les jambes et en-
traient plus loin dans le fourré.
> Les voilà partis; en route 1 » dit Pinto.
Mais le coup de fusil de mon shako m'avait
rendu bien attentif, je voyais en quelque sorte
à travers les arbres; et conmie le sergent vou-
lait traverser la clairière, je le retins par le bras
en Im montrant le bout d*un fusil qui dépassait
une grosse broussaille, de l'autre côté de la
mare, à cent pas devant nous.
Les camarades, s'étant approchés, le virent
aussi ; c'est pourquoi le sergent dit à voix basse :
c Toi, Bertha, reste ici.... ne le perds pas de
vue. ... Nous autres, nous allons tourner la po-
sition. >
Aussitôt ils s'éloignèrent à droite et à gauche,
et moi, la crosse à Tépaule, derrière mon arbre,
j attendis comme un chasseur à l'affût. Au bout
de deux ou trois minutes, le Prussien, qui n'en-
tendait plus rien, se leva doucement; il était
tout jeune, avec die petites moustaches blondes
et une haute taille mince bien serrée. J'aurais
pu l'abattre pour sûr; mais cela me fit une telle
impression de tuer cet homme ainsi découvert,
que j'en tremblais. Tout à coup il m'aperçut et
sauta de côté; alors je lâchai mon coup, et je
respirai de bon cœur en voyant qu'il se sauvait
à travers le taillis comme un cerf.
En même temps, cinq ou six coups de fusil
partirent à droite et à gauche ; le sergent Pinto,
Zébédé, Klipfel et les autres passèrent d'un
trait, et cent pas plus loin, nous trouvâmes ce
jeune Prussien par terre, la bouche pleine de
sang. Il nous regardait tout ef&ayé, en levant
le bras comme pour parer les coups de baïon-
nette. Le sergent lui dit d'un air joyeux *
1 Va, ne crains rien, tu as ton compte ! ■
Personne n'avait envie de l'achever; seule-
ment Klipfel prit une belle pipe qui sortait de
sa poche de derrière, en disant :
fl Depuis longtemps je voulais avoir une pipe,
en voilà pourtant une!
-«Fusilier Klipfel, s'écria Pinto vraiment in-
digné, voulex-vous bien remettre cette pipe I
C'est bon pour les Cosaques de dépouiller les
blessés! Le soldat français ne connaît que
l'honneur! »
Klipfel jeta la pipe, et finalement nous re-
partîmes de là sans tourner la tête. Nous arri-
vâmes au bout de cette petite forêt, qui s'arrê-
tait aux trois quarts de la côte ; des broussailles
assex touffues s'étendaient encore à deux cents
pas jusqu'au haut. Les Prussiens que nous
avions poursuivis se trouvaient cachés là-
dedans. On les voyait se relever de tous les
côtés pour tirer sur nous, puis aussitôt après
ils se baissaient.
Nous aurions bien pu rester là tranquille-
ment ; puisque nous avions l'ordre d'occuper >
I boÎB, ces broussailles ne nous regardaient pas;
ROMANS NATIONAUX.
I^tN
i* le» bruv-iia. (Pige 16.)
derrière les arbres oïl noue ëtloDi, les coups de
fusil des Prussiens ne nous auraient pas fait de
mal. Nous entendions de l'autre cAté de la câte
une bataille terrible, les coupa de canon se sui-
vaient & la file et tonnaient quelquefois en-
semble comme un orage; c'était une raison de
plus pour rester. Hais nos oCBciers, s'ètant réu-
nis, décidèrent que les broussailles faisaient
partie de la forât et qu'il fallait chasser les
Prussiens jusque sur la côte. Cela fut cause que
bien des gens perdirent la vie en cet endroit.
Nous teçâmes doue l'ordre de chasser les ti-
railleurs ennemis, et comme ils tiraient à me-
sure que nous approchions, et qu'ils se cachaient
ensuite , tout le monde se mit à courir sur eui
pour les empêcher de recharger. Nos offlciers
couraient aussi, pleins d'ardeur. Nous pensions
qu'au haut de la colline les broussailles fini-
raient, et qu'alors nous ftisillerions les Prus-
siens par douzaines. Mais dans le moment où
nous arrivions en haut tout easoufllëa, voitù
que le vieux Pinto s'écrie :
( Les hussards 1 •
Je lève la tête, et je vois des colbacks qui
montent et qui grandissent derrière cette es-
pèce de dos d'iue : ils arrivaient sur nous
comme le vent. A peine avais-je vu cela, quo
sans réfléchir je me retourne et je commença
à redescendre, en faisant des bonds de quinze
pieds, malgré la fatigue, malgré moA aac et
malgré tout. Je voyais devant moi le sergent
Pinto, Zébédé et les autres, qui se dépéchaient
et qui sautaient en allongeant les jambes tant
qu'ils pouvaient. Derrière, les hussards en
HISTOIRB D"UN CONSCRIT DE 1813.
Oui 11 mure luceuau m iBortt 1 U ma. iP*(a U.)
masse bisaient un tel bruit, que cela toub
donnait la chair de poule ; les officiers com-
mandaient en allemaDd, les chevaux souf-
flaient, les fourreaux de sabre sonnaient contre
les bottes, et la terre tremblait!
J'avùs pria le chemin le plus court pour ai--
rircr au bois ; je croyais presque y être, quand,
tout près de la lisière, je rencontre un de ces
grands fossés où les paysans vont chercher de
1& terre glaise pour bâtir. Il avfût plus de vingt
pieda de large et quarante ou cinquante de
long; la pluie qui tombait depuis quelques
joun en lendait les bords très-glissanta ; TOais
comme j'entendais les chevaux soufQer Ai plus
a plus, et que les cheveux m'en dressaient
•or la nuque, sans faire attention à rien, je
prends un élan et je tombe dans ce trou sur les
reins, la giberne et la capote retroussées jus-
que par-dessus la tête ; un autre fusilier de ma
compagnie était déjà là qui se relevait; il avait
aussi voulu sauter. Dans la même seconde,
deux hussards lancés à fond de train, glissaient
le long de cette pente grasse sur la croupe de
leurs chevaux. Le premier de ces hussards, la
figure toute rouge, allongea d'abord un coup
de sabre sur l'oreille de mon pauvre camarade,
en jurant comme un possédé ; et comme 11 re-
levait le bras pour l'achever, je lut enfonçai
ma baïonnette dans le côté de toutes mes for-
ces. Mais en même temps, l'autre hussard me
donnait sur l'épaule un coup qui m'aurait
fendu en deux sans l'épaulette ; il allait me
percer, si par bonheur un coup de fusil d'en
haut ne lui avait cassé la têle. Je regardai,'* et
11
J»
ROMANS NATIONAUX.
je vis un de nos soldats enfoncé dans la terre
glaise jusqu*à mi-jambes. Il avait entendu les
hennissements des chevaux et les jurements
des hussards, et s'était avancé jusqu^au bord
du trou pour voir ce qui se passait.
« Eh bien I camarade, me dit-il en riant, il
était temps I »
Je n^avais pas la force de lui répondre ; je
tremblais comme une feuille. Il ôta sa baïon-
nette, et me tendit le bout de son fusil pour
m'aider à remonter. Alors je pris la main de
ce soldat, et je lui dis :
t Vous m'avez sauvé l... Gomment vous ap-
pelez-vous? »
Il me dit que son nom était Jean-Pierre Vin-
cent. J'ai souvent pensé depuis que, s'il m'ar-
rivait de rencontrer cet homme, je serais heu-
reux de lui rendre service ; mais le surlende-
main eut lieu la seconde bataille de Leipzig,
ensuite la retraite de Hanau, et je ne l'ai jamais
revu.
Le sergent Pinto et Zébédé vinrent un ins-
tant plus tard. Zébédé me dit :
• Nous avons encore eu de la chance cette
fois, nous deux, Joseph ; nous sommes les der-
niers Phalsbourgeois au bataillon à cette
heure... Klipfel vient d'être haché par les hua*
sards I
— Tu Tas vu? lui dis-je tout pâle.
—Oui, il a reçu plus de vingt coups de sabre ;
il criait : « Zébédé I Zébédé I •
Un instant après, il ajouta :
« G^est terrible tout de même d'entendre ap-
peler au secours un vieux camarade d'enfance
sans pouvoir Taider... Mais ils étaient trop*..
ilsPentouraient! »
Gela nous rendit tristes, et les idées du pays
nous revinrent encore une fois. Je me figurais
la grand'mére Klipfel, lorsqu'elle apprendrait
la nouvelle, et cette pensée me fit aussi songer
à Catherine 1
Depuis la charge des hussards jusqu^à la
ûuit, le bataillon resta dans la même position,
à tirailler contre les Prussiens. Nous les empê-
chions d'occuper le bois ; mais ils nous empé*
chaientde monter sur la côte. Nous avons su le
lendemain pourquoi. Cette côte domine tout le
cours de la Partha, et la grande canonnade que
nous entendions venait de la division Dom-
browski, qui attaquait Taile gauche de Tarmée
prussienne, et qui voulait porter secours au
général Marmont à Mockern : là, vingt mille
Français, postés sur un ravin, arrêtaient les
quatre-vingt mille hommes de Blûcher ; et du
côté de Wachau, cent quinze mille Français
livraient bataille à deux cent mille Autrichiens
et Russes ; plus de quinze cents pièces de ca-
non tonnaient. Notre pauvre petite fusillade sur
la côte de Witterich était comme le bourdon-
nement d'une abeille au milieu de l'orage. Et
même quelquefois nous cessions de tirer de
part et d'autre pour écouter... Gela me parais*
sait quelque chose d'épouvantable et pour
ainsi dire de surnaturel ; Tair était plein de
fumée de poudre^ la terre tremblait sous nos
pieds; les vieux soldats comme Pinto disaient
qu'ils n'avaient jamais rien entendu de pareil.
Vers six heures, un officier d'état-major re-
monta sur notre gauche, porter un ordre au
colonel Lorain, et presque aussitôt on sonna
la retraite. Le bataillon avait perdu soixante
hommes, par la charge des hussards prussiens
et la fusillade.
Il faisait nuit lorsque nous sortîmes de la
forêt, et, sur le bord de la Partha, — parmi les
caissons, les convois de toute sorte, les corps
d'armée en retraite, les détachements, les vol- .
tures de blessés qui défilaient sur deux pouts,
— il nous fallut attendre plus de deux heures
pour arriver à notre tour. Le ciel était sombre,
la canonnade grondait encore de loin en loin ;
mais les trois batailles étaient finies. On enten-
dait bien dire que nous avions battu les Autri-
chiens et les Russes à Wachau, de l'autre côté
de Leipzig; mais ceux qui revenaient de Moc-
kern étaient sombres, personne ne criait : Vive
F Empereur I comme après une victoire.
Une fois sur l'autre rive, le bataillon des-
cendit la Partha d'une bonne demi-lieue, jus-
qu'au village de Schœnfeld ; la nuit était hu-
mide^ nous marchions d'un pas lourd, le fusil
sur l'épaule, les yeux fermés par le sonmieil
et la tête penchée.
Iierrière nous, le grand défilé des canons,
des caissons, des bagages et des troupes en re-
traite de Mockern prolongeait son roulement
sourd; et, par instants, les cris des soldats du
train et des conducteurs d'artillerie, pour se
faire place, s'élevaient au-dessus du tumulte.
Mais ces bruits s'afiaiblissaient insensiblement
et nous arrivâmes enfin près d'un cimetière, où
Ton nous fit rompre les rangs et mettre les fu-
sils en faisceaux.
Alors seulement je relevai la tête et je re-
connus Schœnfeld au clair de lune. Combien
de fois j'étais venu manger là de bonnes fri-
tures et boire du vin blanc avec Zimmer, au
petit bouchon de la Gerberd*Or, sous la treille
du père Winter, quand le soleil chauffait l'air
et que la verdure brillait autour de nousl..^
Ces temps étaient passés 1
On plaça les sentinelles; quelques hommes
entrèrent au village chercher du bois et des
vivres. Je m'assis contre le mur du cimetière
et je m'endormis. Vers trois heures du matin,
je fus éveillé.
HISTOIRE D*UN CONSCRIT DB 1813.
83
• Joseph, me diisait 'Zébédé, viens donc te
chauffer; si tu restas ii, tu risques d'attraper
les fièvres. >
Je me levai comme ivre de fatigue et de
souffrance. Une petite pluie fine tremblotait
dans Tair. Mon camarade m*entralna près du
feu^ qui fumait sous la pluie. Ce feu n^était que
pour la vue, il ne donnait point de chaleur;
mais Zébédé m*ayant fait boire une goutte
d*eau-de-vie, je me sentis un peu moins froid,
et je regardai les feuz de bivacqui brillaient
de l'autre côtô delaPartha,
• Les Prussiens se chauffent, me dit Zébédé;
ils sont maintenant dans notre bois.
—Oui, lui répondis'je, et le pauvre Klipfel
est aussi là-bas ; il n'a plus froid, lui I •
Je claquais des dents. Ces paroles nous ren-
dirent tristes. Quelques instants après, Zébédé
me demanda :
t Te rappelles-tu, Joseph , le ruban noir
qu'il avait à son diapeau le jour de la cons-
cription ? n criait : — « Nous sommes tous
condanmés à mort comme ceux de la Russie...
Je veux un ruban noir... Il faut porter notre
deuil! • Et son petit frère disait: « Non, Jacob,
je ne veux pas ! > Il pleurait ; mais Klipfel mit
tout de même le ruban : il avait vu les hussards
dans un rêve ! •
 mesureque Zébédé parlait, je me rappelais
ces choses, et je voyais aussi ce gueux de Pi-
Dacle, sur la place derHôtel-de-Ville, qui me
criait, en agitant un ruban noir au-dessus de
^ tête : — t Hé ! boiteux, il te faut un beau
ruban, à toi.. . le ruban de ceux qui gagnent...
Arrive! »
Cette idée, avec le froid terrible qui m'entrait
jusque dans la moelle, me faisait frémir , je
pensais : « Tu n^en reviendras pas... Pinacle
avait raison... C^est fini! • Je songeais à Ca-
therine, à la tante Grédel, au bon M. Goulden,
et je maudissais ceux qui m'avaient forcé de
venir là.
Sur les quatre heures du matin, comme le
jour commençait à blanchir le ciel, quelques
voitures de vivres arrivèrent; on nous fit la
diâtribution du pain, et nous reçûmes aussi de
l'eau-de-vie et de la viande.
La pluie avait cessé. Nousftmes la soupe en
cet endroit; mais rien ne pouvait me réchauf-
fer, c'est là que j'attrapai les fièvres. J'avais
froîd à l'intérieur et mon corps brûlait. Je n^é-
tais pas Ir seul au bataillon dans cet état, les
trois quarts souffraient et dépérissaient aussi ;
depuis un mois, ceux qui ne pouvai^it plus
marcher s'étendaient par terre en pleurant, et
appelaient leur mère comme de petits enfants.
Gela.vous déchirat le cœur. La faim, les mar-
ches forcées, la pluie et le chagrin de savoir
qu'on ne reverra plus son pays, ni ceux qu'on
aime, vous causaient cette maladie. Heurcuse-
mentf les parents ne voient pas leurs enfants
périr le long des routes; s'ils les voyaient, ce
serait trop terrible : bien des gens croiraient
qu'il n'y a de miséricorde ni sur la terre ni dans
le ciel.
A mesure que le jour montait, nous décou-
vrions & gauche,— de Taulre côté de la rivière
et d'un grand ravin rempli de saules et de
trembles,— les villages brûlés, les tas de morts,
les caissons et les canons renversés, et la terre
ravagée aussi loin que pouvait s'étendre la vue,
sur les routes de Hall, de lindenthal et de Do-
litzch : c'était pire qu'à Lutzen. Nous voyions
aussi les Prussiens se déployer dans cette di-
rection et s'avancer par milliers sur le champ
de bataille. Ds allaient donner la main aux
Autrichiens et aux Russes, et fermer le grand
cercle autour de nous; personne maintenant ne
pouvait les en empêcher, d^autant plus que
Bemadotte et la général russe Beningsen ,
restés en arrière, arrivaient avec cetit vingt
mille hommes de troupes fraîches. Ainsi, notre
armée, après avoir livré trois batailles en un
seul jour, et réduite i cent trente mille com-
battants, allait être prise dans un cercle de
trois cent mille baïonnettes, sans compter cin-
quante mille chevaux et douxe cents canons 1
De Schœnfeld, le bataillon se remit en marche
pour rejoindre la division à Eohlgarten. Sur
toute la route, on voyait s'écouler lentement
les convois dé blessés; toutes les charrettes
du pays avaient été mises en réquisition pour
ce service, et, dans les intervalles, marchaient
encore des centaines de malheureux, le bras
en écharpe, la figure bandée, pâles, abattus, à
demi morts. Tout ce qui pouvait se traîner ne
montait pas en charrette et tâchait pourtant de
gagner un hôpital.
Nous avions mille peines à traverser cet en-
combrement lorsque tout à coup, en appro-
chant deEohlgarten, une vingtaine de hussards,
arrivant ventre à terre etle pistolet levé, firent
rebrousser la foule à droite et à gauche dans
les champs. Ds criaient d'une v<hx éclatante :
« U Empereur! PEmpereurl •
AnssitM le bataillon se rangea, présentant
les armes, au bas de la chaussée, et, quelques
secondes après, les grenadiers à cheval de la
garde,— de véritables géants, avec leurs gran-
des bottes, et leurs immenses bonnets â poil
qui descendaient jusqu'aux épaules, ne laissant
voir que le nez, les yeux et les moustaches, —
passèrent au galop, la poignée du sabre serrés
sur la hanche. Chacun était content de se dire :
« Ceux-là sont avec nous... ce sont de rudes
gaillards t ■
A peine aTaieni-ils défilé, que Tétat-major
parut. •• Figureas-YOUB cent ciquante à deux
ceute généraux y maréchaux, officiers supé-
rieurs ou d'ordonnance, — montés sur de véri-
tables cerfs, et tellement couverts de brode-
ries d^or, gu^on voyait à peine la couleur
de leurs uniformes; — les uns grands et
maigres, la mine hautaine ; les autres courts,
trapus, la face rouge ; d'autres, plus jeunes,
tout droits sur leurs chevaux comme des sta-
tues, avec des yeux luisants et de grands nez en
bec d'aigle : c'était quelque chose de magni-
fique et de terrible 1
Mais ce qui me frappa le plus, au milieu de
tous ces capitaines qui faisaient trembler l'Eu-
rope depuis vingt ans, c'est Napoléon avec son
vieux chapeau et sa redingoto grise; je le vois
encore passer devant mes yeux, son large men-
ton serré et le cou dans les épaules. Tout le
monde criait : t Vive l'Empereur ! • — Mais il
n'entendait rien. . . il ne faisait pas plus atten-
tion à nous qu'à la petite pluie fine qui trem-
blotait dans Tair. . • et regardait, les sourcils
froncés, l'armée prussienne s'étendre le long
de la Partha, pour donner la main aux Autri-
chiens. Tel je l'ai vu ce jour-là, tel il m'est
resté dans l'esprit.
Le bataillon s'était remis en marche depuis
un quart d'heure, quand Zébédé me dit : •
« Est-ce que tu Tas vu, Joseph ?
— Oui, lui répondis-je, je l'ai bien vu, et je
m^en souviendrai toute ma vie.
—C'est drôle, fit mon camarade, on dirait
qu'il n'est pas content..» A Wurtschen, le len-
demain de la bataille, il paraissait si joyeux en
nous entondant crier : « Viœ F Empereur / » et
les généraux avaient aussi des figures riantes 1
Aujourd'hui, tous font des mines du diable. . •
Le capitaine disait pourtant, ce matin, que nous
avons remporté la victoire de l'autre côté de
Leipzig. »
Bien d'autres pensaient la même chose sans
nen dire, l'inquiétude vous gagnait. . .
Nous trouvâmes le régiment au bivac, à deux
portées de fusil de Kohlgarton. Le bataillon
prit sa position à droite de la routo, sur une
colline.
Dans toutes les directions , on voyait les
feux innombrables des armées dérouler leur
fumée dans le ciel. Il tombait toujours de la
bruine, et les hommes assis sur leurs sacs en
face des petits feux, les bras croisés, semblaient
tout rêveurs. Les officiera se réunissaient entre
eux* On entendait répéter de tous les côtés
qu'on n'avait jamais vu de guerre pareille.lt
que c'était une guerre d'extermination «.• que
cela ne faisait rien à l'ennemi d'étie battu, et
qu'il voulait seulement nous tuer du moude.
sachant bien qu'à la fin il lui resterait quatre
ou cinq fois plus d'hommes qu'à nous, et qu'il
serait le maltra
On disait aussi que l'Empereur avait gagné
la bataille à Wachau, contre les Autrichiens et
les Russes ; mais que cela ne servait à rien,
puisque les autres ne s'en allaient pab et qu'ils
attendaient des masses de renforts. Du côté de
Mockern, on savait que nous avions perdu,
malgré la belle défense de Marmont : l'ennemi
nous avait écrasés sous le nombre. Nous n'a-
vions eu qu'un seul véritable avantage en ce
jour, c'était d'avoir conservé notre point de
retraite sur Erfurt ; car Oiulay n'avait pu s'em-
parer des ponts de l'Eister et de la Pleisse.
Toute l'armée, depuis le simple soldât jusqu'au
maréchal, pensait qu'il fallait battre en retraite
le plus tôt possible, et que notre position était
très-mauvaise; malheureusement l'Empereur
pensait le contraire : il fallait rester I
Tout ce jour du 1 7, nous demeurâmes en
position sans tirer un coup de fusil. — ^Quelques-
uns parlaient de l'arrivée du général Reynier
avec seize mille Saxons; mais la défection des
Bavarois nous avait appris quelle confiance on
pouvait avoir dans nos alliés.
Vers le soir, on annonça que Ton commen-
çait à découvrir l'armée du Nord sur le plateau
de Breitenfeld : c'étaientsoixante mille hommes
de plus pour l'ennemi. Je crois entendre en-
tore les malédictions qui s'élevaient contre
Bernadette, les cris d'indignation de tous ceux
qui l'avaient connu simple officier du temps de
la République, et qui disaient : « Il nous doit
tout. • . Nous l'avons fait roi de notre propre
sang. . . et maintenant il vient nous donner le
coup de grâcel •
La nuit, il se fit un mouvement général en
arriére ; notre armée se resserra de plus en plus
autour de Leipzig, ensuite tout redevint calme.
Mais cela ne vous empêchait pas de réfléchir;
au contraire, chacun peusait dans le silence :
« Que va-t-il arriver demain? Est-ce qu'à
cette même heure je verrai la lune monter
entre les nuages, comme je la vois? Est-ce que
les étoiles brilleront encore pour mes yeux? •
Et quand on regardait, dans la nuit sombre,
ce grand cercle de feu qui nous entourait sur
une étendue de près de six lieues, on s'écriait
en soi-même :
«Maintenant tout l'univers est contre nous...
tous les peuples demandent notre extermina-
tion. . . ils ne veulent plus de notre gloire! »
On songeait ensuite qu'on avait pourtant
l'honneur d'être Français, et qu'il fallait vain-
cre ou mourir.
ZIX
(Test au milieu de ces pensées que le jour
amya. Rien ne bougeait encore, et Zébédé
médit:
« Quelle chance, si Tennemi n'avait pas le
courage de nous attaquer 1 *
Les officiers causaient entre eux d'un armis-
tice. Mais tout à coup, vers neuf heures, nos
coureurs rentrèrent à bride abattue, criant que
l'ennemi s*ébranlait sur toute la ligne, et pres-
que aussitôt le canon gronda sur notre droite,
le long de TElster. Nous étions déjà sous les
armes, et nous marchions à travers champs,
du côté de la Partha, pour retourner à Schœn-
feld. Voilà le commencement de la bataille.
Sur les collines, en avant de la rivière, deux
ou trois divisions, leurs batteries dans les in-
tervalles et la cavalerie sur les flancs, atten-
daient l'ennemi; plus loin, par-dessus les
pointes des baïonnettes, nous voyions les Prus-
siens, les Suédois et les Russes s'avancer en
masses profondes de tous les côtés : cela n'en
finissait plus.
Vingt minutes après, nous arrivions en
ligne, entre deux collines, et nous apercevions
devant nous cinq ou six mille Prussiens qui
traversaient la rivière en criant tous ensemble:
« Paterlandt Faterland! • Gela formait un tu-
multe immense, semblable à celui de ces nuées
de corbeaux qm se réunissent, pour gagner les
pays du nord.
Dans le même moment, la fusillade s'engagea
d'une rive à l'autre, et le canon se mit à gron-
der. Le ravin où coule la Partha se remplit de
fumée; les Prussiens étaient déjà sur nous,
que nous les voyions à peine avec leurs yeux
furieux, leurs bouches tirées et leur air de bétes
sauvages. Alors nous ne poussâmes qu'un cri
jusqu'au ciel : t Vive l'Empereur! » et nous
courûmes sur eux. La mêlée devint épouvan-
taUc; en deux secondes nos baïonnettes se
croisèrent par milliers : on se poussait, on re-
culait, on se lâchait des coups de fusil à bout
portant, on s'assommait à coups de crosse, tous
les rangs se confondaient... ceux qui tom-
baient on marchait dessus, la canonnade ton-
nait; et la fumée qui se traînait sur cette eau
sombre entre les collines, le sifQement des
balles, le pétillement de la fusillade, faisaient
ressembler ce ravin à un four, où s'engouf-
traient les hommes comme des bûches pour
être consumés.
Nous, c'était le désespoir qui nous poussait,
la rage de nous venger avant de mourir; les
Prussiens, c'était l'orgueil de se dire : > Nous
allons vaincre Napoléon cette fois ! > Ces Prus-
siens sont les plus orgueilleux ded hommes;
leurs victoires de Gross-Beeren et de la Eatz-
bach les avaient rendus comme fous. Mais il en
resta dans la rivière.... oui, il en restai Trois
fois ils passèrent l'eau et coururent sur nous en
masse. Nous étions bien forcés de reculer, à
cause de leur grand nombre, et quels cris ils
poussaient alors I On aurait dit qu'ils voulaient
nous manger.... C'est une vilaine race.... Leurs
officiers, Pépée en Tair entre les baïonnettes
serrées, répétaient cent fois: « Farwertzt Far-
wertzt » et tous s'avançaient comme un mur,
avec grand courage, on ne peut pas dire le
contraire. Nos canons les fauchaient, ils avan*
calent toujours; mais au haut de la colline nous
reprenions un nouvel élan et nous les bouscu-
lions jusque dans la rivière. Nous les aurions
tous massacrés sans une de leurs batteries, en
. avant de Mockem, qui nous prenait en écharpe
et nous empêchait de les poursuivre trop loin.
Cela dura jusqu'à deux heures; la moitié de
nos officiers étaient hors de combat; le com-
mandant Gémeau était blessé, le colonel Lorain
tué, et tout le long de la rivière on ne voyait
que des morts entassés et des blessé? qui se
traînaient pour sortir de la bagarre ; quelques-
uns, furieux, se relevaient sur les genoux pour
donner encore \m coup de baïonnette ou lâcher
un dernier coup de fusil. On n'a jamais rien vu
de pareil. Dans la rivière nageaient les morts à
la file, les uns montrant leur figure, les autres
le dos, d'autres les pieds. Ils se suivaient comme
des flottes de bois, et personne n'y faisait seu-
lement attention. On aurait dit que la même
chose ne pouvait pas nous arriver d'une minute
à Tautre.
Ce grand carnage se passait tout le long de
la Partha, depuis Schœnfeld jusqu'à Grossdorf.
Les Suédois et les Prussiens finirent par re-
monter la rivière pour nous tourner plus haut,
et des masses de Russes vinrent remplacer ces
Prussiens, qui n'étaient pas fâchés d'aller voir
ailleurs.
Les Russes se formèrent sur deux colonnes;
ils descendirent au ravin Parme au bras, dans
un ordre admirable, et nous donnèrent l'assaut
deux fois avec une grande bravoure, mais sans
pousser des cris de botes comme les Prussiens.
Leur cavalerie voulait enlever le vieux pont
au-dessus de Schœnfeld; la canonnade allait
toujours en augmentant. De tous les côtés où
s'étendaient les yeux, à travers la fumée, on ne
voyait que des ennemis qui se resserraient;
quand nous avions repoussé une de leurs co-
lonnes, il en arrivait une autre do ti'oupc;»
M
ROMANS NATIONAUX.
fraîches : c'était toujours à recommencer.
Entre deux et trois heures, on apprit que les
Suédois et la cavalerie prussienne avaient passé
la rivière au-dessus de Grossdorf, et qu'ils ve-
naient nous prendre à revers; ça leur plaisait
beaucoup mieux que de nous attaquer en face.
Aussitôt le maréchal Ney fit un changement de
front, Faite droite en arrière. Notre division
resta toujours appuyée sur Schœnfeld; mais
toutes les autres se retirèrent de la Partha pour
s'étendre dans la plaine, et toute Tarmée ne
forma plus qu'une ligne autour de Leipzig.
Les Russes, derrière la route de Mockem,
préparaient leur troisième attaque vers trois
heures; nos officiers prenaient de nouvelles
dispositions pour les recevoir, lorsqu'une sorte
de frisson passa d'un bout de T-armée à Tautre,
et tout le monde apprit en quelques minutes
que les seize mille Saxons et la cavalerie vniT^
tembergeoise, — au centre de notre ligne, —
venaient de passer à Tennemi, et que, même
avant d'arriver à distance, ils avaient eu l'in-
famie de tourner les quarante pièces de canon
qu'ils emmenaient avec eux contre leurs an-
ciens frères d'armes de la division Durutte.
Cette trahison, au lieu de nous abattre, aug-
menta tellement notre fureur que, si l'on nous
avait écoutés, nous aurions traversé la rivière
pour tout exterminer.
Ces Saxons-là disent qu'ils défendaient leur
patrie ; eh bien I c'est faux. Ils n'avaient qu'à
nous quitter sur la route de Duben; qui les en
empêchait? Ils n'avaient qu'à faire comme les
Bavarois et se déclarer avant la bataille. Ils
pouvaient rester neutres, ils pouvaient aussi
refuser le service ; mais ils nous trahissaient
parce que la chance tournait contre nous. S'ils
avaient vu que nous allions gagner, ils auraient
toujours été nos bons amis pour avoir leur
part, comme après léna et Friedland. Voilà ce
que chacun pensait, et voilà pourquoi ces
Saxons seront des traîtres dans* les siècles des
siècles. Non-seulement ils abandonnèrent leurs
amis dans le malheur, mais ils les assassinèrent
pour se faire bien venir des autres. Dieu est
juste : leurs nouveaux alliés eurent un tel mé-
pris d'eux qu'ils se partagèrent la moitié do
leur pays après la bataille. Les Français ont ri
de la reconnaissance des Prussiens, des Autri-
chiens et des Russes.
Depuis ce moment jusqu'au soir, ce n'était
plus une guerre humaine qu'on se faisait, c'é-
tait une guerre de vengeance. Le nombre de-
vait nous écraser, mais les alliés devaient payer
chèrement leur victoire.
A la nuit tombante, pendant que deux mille
pièces de canon tonnaient ensemble, nous re-
fj^vions notre septième attaque dans Schœn-
feld : d'un côté les Russes et de l'autre côté les
Prussiens nous refoulaient dans ce grand vil-
lage. Nous tenions dans chaque maison, dans
chaque ruelle; les murs tombaient sous les
boulets, les toits s'affaissaient. On ne criait plus
comme au commencement de la bataille; on
était froid et pâle à force de rage. Les officiers
avaient ramassé des fusils et remis la vieille
giberne; ils déchiraient la cartouche comme le
soldat.
Après les maisons, on défendit les jardins et
le cimetière où j'avais couché la veille; il y
avait alors plus de morts dessus que dessous
terre. Ceux qui tombaient ne se plaignaient
pas; ceux qui restaient se réunissaient derrière
un mur, un tas de décombres, une tombe.
Chaque pouce de terrain coûtait la vie à quel-
qu'un.
n faisait nuit lorsque le maréchal Ney amena,
de je ne sais où, du renfort : ce qui restait de
la division Ricard et de la deuxième de Souham.
Tous les débris de nos régiments se réunirent,
et l'on rejeta les Russes de l'autre côté du vieux
pont, qui n'avait plus de rampe à force d'avoir
été mitraillé. On plaça sur ce pont six pièces de
douze, et jusqu'à sept heures on se canonna
dans cet endroit. Les restes du bataillon et de
quelques autres en arrière soutenaient les piè-
ces, et je me rappelle que leur feu s'étendait
sous le pont comme des éclairs, et qu'on voyait
* alors les chevaux et les hommes tués s'engouf-
frer pêle-mêle sous les arches sombres. Cela ne
durait qu'une seconde, mais c'étaient de ter-
ribles visions I
A sept heures et demie, comme des masses
de cavalerie s'avançaient sur notre gauche, et
qu'on les voyait tourbillonner autour de deux
grands carrés qui se. retiraient pas à pas, nous
reçûmes enfin l'ordre de la retraite. 11 ne res-
tait plus que deux ou trois mille hommes à
Schœnfeld avec les six pièces. Nous revînmes
à Kohlgarten sans être poursuivis, et nous al-
lâmes bivaquer autour de Rendnitz.; Zébédé
vivait encore; comme nous marchions l'un
près de l'autre en silence depuis vingt minutes,
écoutant la canonnade qui continuait du côté
de l'Elster malgré la nuit, tout à coup il me
dit:
« Comment sommes-nous encore là, Joseph,
quand tant de milliers d'autres près, de nous
sont morts? Maintenant nous ne pouvons plus
mourir. »
Je ne répondais rien.
« Quelle bataille! fit-il. Est-ce qu'on s'est ja-
mais battu de cette façon avant nous? C'est im-
possible. ■
11 avait raison, c'était une bataille de géants.
Depuis dix heures du matin jusqu'à sept hem-es
du soir, nous avions tenu tête à trois cent
soixante mille hommes sans reculer d*une se^
melle,et nous n^é tiens pourtant que cent trente
mille! On n'avait jamais rien vu de pareil. —
Dieu me garde de dire du mal des Allemands,
ils combattaient pour l'indépendance de leur
patrie; mais je trouve qu'ils ont tort de célé-
brer tous les ans Fanniversaire de la bataille de
Leipzig : quand on était trois contre un, il n'y
a pas de quoi se vanter.
En approchant de Rendnitx nous marchions
sur des tas de morts; à chaque pas nous ren*
contrions des canons démontés, des caissons
renversés, des arbres hachés par la mitraille.
C'est là qu*une division de la jeune garde et
les grenadiers à cheval, conduits par Napoléon
lui-même, avaient arrêté les Suédois qui s'a-
vançaient dans le vide formé par la trahison
des Saxons. — Deux ou trois vieilles baraques
qui finissaient de brûler en avant du village
éclairaient ce spectacle. Les grenadiers à che-
val étaient encore à Rendnitz; mais une foule
d'autres troupes débandées allaient et venaient
dans la grande rue. On n'avait pas fait la dis-
liibution des vivres; chacun cherchait i man-
ger et à boire.
Gomme nous défilions devant une grande
maison de poste, nous vîmes derrière le mur
d'une cour deux cantiniéres qui versaient à
boire du haut de leurs charrettes. Il y avait là
des chasseurs, des cmrassiers, des lanciers, des
hussards, de l'infanterie de ligne et de la garde,
tous pêle-mêle, déchirés, les shakos et les cas-
ques défoncés, sans plumets, criblés de coups.
Tous ces gens semblaient affamés.
Deux ou trois dragons, debout sur le petit
mur, près d*un pot rempli de poix qui brûlait,
les bras croisés sous leurs longs manteaux
blancs, étaient couverts de sang conmie des
bouchers.
Aussitôt Zébédé, sans rien dure, me poussa
du coude, et nous entrâmes dans la cour, pen-
dant que les autres poursuivaient leur chemin,
n nous fallut im quart d'heure pour arriver
piès de la charrette. Je levai un écu de six li-
vres; la cantinière, à genoux derrière sa tonne
me tendit un grand verre d'eau-de-vie avec un
morceau de pain blanc, en prenant mon écu.
Je bus, puis je passai le verre à Zébédé, qui le
vida.
Nous eûmes ensuite de la peine à sortir de
cette foule> 021 se regardait d'un air sombre, on
se fusait place des épaules et des coudes, et
c'est là qu'on pouvait dire, — en voyant c-es
faces dures, ces yeux creux, ces mines terribles
d'hommes qui viennent de traverser mille morts
et qui recommenceront demain : — 1 Chacun
pour soi.... Dieu pour tous! >
En remontant le village, Zébédé me dit:
« Tu as du pain?
— Oui. »
Je cassai le pain en deux et je lui en donnai
la moitié. Nous mangions en allongeant le pas.
On entendait encore tirer dans le lointain. Au
bout de vingt minutes nous avions rattrapé la
queue de la colonne, et nous reconnûmes lo
bataillon au capitaine adjudant-major Vidal,
qui marchait auprès. Nous rentrâmes dans les
rangs sans que personne eût remarqué notre
absence*
Plus on approchait de la ville, plus on ren-
contrait de détachements, de canons et de ba-
gages, qui se dépêchaient d'arriver à Leipzig.
Vers dix heures nous traversions le faubourg
de Rendnitz. Le général de brigade Foumier
prit notre commandement et nous donna l'or-
dre d'obliquer à gauche. A minuit nous arri-
vâmes dans les grandes promenades qui lon-
gent la Pleisse, et nous fimes halte sous les
vieux tilleuls dépouillés. On forma les faisceaux.
Une longue file de feux tremblotaient dans le
brouillard jusqu'au faubourg de Ranstadt.
Quand la flamme montait, elle éclairait des
groupes de lanciers polonais, des Ugnes de
chevaux, des canons et des fourgons, et, de
loin en loin, quelques sentinelles immobiles
dans la brume conune des ombres. De grandes
rumeurs s'élevaient en ville, elles semblaient
augmenter toujours, et se confondaient avec le
roulement sourd de nos convois sur le pont de
Lindenau. C'était le commencement de la re-
traite. — Alors chacun mit son sac au pied d'im
arbre et s'étendit dessus, le bras replié sous
l'oreille. Un quart d'heure après, tout le monde
dormait.
XX
Ce qui se passa jusqu'au petit jour, je n'«n
sais rien, — les bagages, les blessés et les pri-
sonniers continuèrent sans doute de défiler sur
le pont ; mais alors une détonation épouvan-
table nous éveilla, pas un homme ne resta
couché, car on prenait cela pour une attaque»
lorsque deux officiers de hussards airivérent
en criant qu'un fourgon de poudre venait de
sauter par hasard dans la grande avenue de
Randstadt, au bord de Teau. La fumée, d'un
rouge sombre, tourbillonnait encore dans le
ciel en se dissipant; la èerre et les vieilles mai-
sons frémissaient.
Le calme se rétablit. Quelques-uns se recou-
chèrent pour tâcher de se rendormir; mais le
jour venait; en jetant les yeiix sui' la rivière
ROMANS NATIONAUX.
Nuiu vloies deiu ualiuitru qui versaiuu 1 boire, (p. 87.J
grisâtre, on voyait déjA dos troupes s'étendre
à perw de vue sur les cinq ponts de TElBler et
de la Pleisse qui se suivent Ala&le, etn'enfont
pour ainsi dire qu'un. Ce pont, sur lequel tant
de milliers d'hommes devaient dëlller, vous
readaittoutmélancolique. Cela devait prendre
t)eaucoup de temps, et l'idée venait à tout le
monde qu'il aurait mieux valu jeter plusieuir
ponts sur les deux rivières, puisque d'un in-
stant à l'autre l'ennemi pouvait nous attaquer,
et qu'alors la retraite deviendrait bien difficile.
Mais l'Empereur avait oublié de donner des
ordres, et l'on n'osait rien faire sans ordre ; pas
un maréchal de France n'aurait osé prendre
. sur lui de dira que deux ponts valaient mieux
qu'uL seul I Voilà pourtant A quoi la discipline
terrible de Nnpoléon avait réduit tous ces
vieux capitaines : ils obéissaient comme des
macbines et ne s'inquiétaient de rien autre,
dans la crainte de déplaire au maître!
Moi, tout de suite en voyant ce pont qui
n'eu finissait plus, je pensai : • Pourvu qu'on
nous laisse dealer maintenant, car, Dieu merci;
nous avons assez de batailles et de carnage !
Une fois de l'autre côté, nous serons sur la
bonne route de France , je pourrai revoir
peut-être encore Catherine, la tante Qrédel et
le père Goulden 1 • En songeantA cela, je m'at>
tendrissais, je regardais d'un œil d'envie ces
milliers d'artilleurs à cheval et de soldats du
train qui s'éloignaient lA-bas comme des four-
mis, et les grands bonnets à poil de la vieille
garde, immobiles de l'autre càté de la nvièro,
sur la colline de Lindenau, l'arme au bras. —
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
HaHel... Arrftei! {Vafe 94.)
Sébëâè , qui pensait la même chose, me dit :
• Hein .' Joseph, si nous édona à leur place I •
Aussi, vers sept heures, lorsque nous vîmes
s'approcher trois fourgons, pour nous distri-
buer des cartouches et du pain, cela me parut
bien amer. Il était clair maintenant que nous
KiioDB à l'arriëre-garde, et malgré la faim,
j'aurais voulu jeter mou pain contra un mur.
Quelques instants après, passèrent deux esca-
drons de l&nciers polonais qui remontaient la
nvière-, pois derrière ces lanciers cinq ou six
frâoëranz , et dans le nombre Poniatowski.
Celait un homme de cinquante ans, assez
grand, mince et l'air triste. Il passa sans nous
remanier. Le général Poumier se détacha de
son état-major en nous criant :
• Par Ole  gauche I ■
Je n'ai jamais eu de crève-cœur pareil, j'au-
rais donné ma vie pour deuz liards; mais il
fallait bien emboîter le pas et tourner le dos au
pont.
Au bout des pronmuades, nous arrivâmes à
un endroit appelé Hinteilhûr, c'est une vieille
porte sur la roule de Caunewitz; à droite et à
gauche s'étendentles anciens remparts, et der-
rière s'élèvent tes maisons. On nous posta dans
les chemins couverts, prés de cette porte que
des sapeurs avaient solidement barricadée. Le
capitaine Vidal commandait alors le bataillon,
réduit à trois cent vingt-cinq hommes. Quel-
ques vieilles palissades vermoulues nous ser-
vaient de retranchements, et sur toutes les
roules en face s'avançait l'ennemi. Cette Tois,
c'étaient des vestes blanches et des shakos
90
ROMANS NATIONAUX.
plats sur la nuque, avec une espèce de haute
plaque devant, où se voyait Taigle à deux têtes
des kreutzers. — Le vieux Pinto, qui les recon-
nut tout de suite, nous dit :
c Ceux-là sont des KaiserlicksI nous les avons
battus plus de cinquante fois depuis 1793;
mais c'est égal, si le père de Marie-Lovûse avait
un peu de cœur, ils seraient avec nous tout de
mâme. »
Depuis querques instants on entendait la ca-
nonnade ; de Tautre côté de la ville, Bltlcher
attaquait le faubourg de Hall. Bientôt après le
feu s'étendit à droite. Bemadotte attaquait le
faubourg de Kohlgartenthôr, et presque en
même temps les premiers obus des Autrichiens
tombèrent dans nos chemins couverts; ils se
suivaient à la file; plusieurs passant au-dessus
du Hinterthôr, éclataient dans les maisons et
dans les rues du faubourg.
A neuf heures, les Autrichiens se formèrent
en colonnes d'attaque sur la route de Gaune-
witz. De tous les côtés ils nous débordaient;
malgré cela, le bataillon tint jusque vers dix
heures. Alors il fallut nous replier derrière les
vieux remparts, où les KaUerlicks nous pour-
suivirent par les brèches, sous le feu croisé du
29* et du 14* de ligne. Ces pauvres diables
n'avaient pas la fureur des Prussiens; ils mon-
trèrent pourtant un vrai courage, car à dix
heures et demie ils couronnaient les remparts,
et nous, de toutes les fenêtres environnantes,'
nous les fusillions sans pouvoir les forcer à re-
descendre. Six mois avant, ces choses m^au-
raient fait horreur, mais j'en avais vu tant
d^autresl J'étais alors insensible comme xm
vieux soldat, et la mort d'une homme ou de
cent ne me paraissait plus rien.
Jusqu'à ce moment tout avait bien marché;
mais comment sortir des maisons? L'ennemi
couvrait toutes les avenues , et à moins de
grimper sur les toits, iln'y avait plus de re-
traite possible. C'est encore un des mauvais
moments dont j'ai gardé le souvenir. Tout à
coup ridée me vint que nous serions pris là
comme des renards qu^on enfume dans leur
trou; je m'approchai d'une fenêtre de derrière,
et je vis qu'elle donnait dans une cour, et que
cette cour n'avait de porte que sur le devant.
Je me figurais que les Autrichiens, après tout
le mal que nous venions de leur faire, nous
passeraient au fil de la baïonnette; c'était
assez naturel. En songeant à cela, je rentrai
dans la chambre où nous étions une dizaine,
et j'aperçus le sergent Pinto assis tout pâle
contre le mur, les bras pendants. Il venait de
recevoir une balle dans le ventre, et disait au
milieu de la fusillade : >
« Défendez- vous, conscrits, défendez-vous 1...
Montrez à ces Kaiserlicks que nous valons en-
core mieux qu'eux 1... Ahl les brigands ! •
En bas, contre la porte, retentissaient comme
des coups de canon. Nous tirions toujours,
mais sans espoir, lorsqu^il se fit dehors un
grand bruit de piétinement de chevaux. Le feu
cessa, et nous vîmes, à travers la fumée, quatre
escadrons de lanciers passer connue une bande
de lions au milieu des Autrichiens. Tout cédait.
Les Kaiserlicks allongeaient les jambes; mais
les grandes lances bleuâtres, avec leurs flam-
mes rouges, filaient plus vite qu'eux et leur
entraient dans le dos comme des flèches. Ces
lanciers étaient des Polonais, lès plus terribles
soldats que j'aie vus de ma vie, et pour dire les
choses comme elles sont, nos amis et nos frères.
Ceux-là n'ont pas tourné casaque au moment
du danger, ils nous ont donné jusqu'à la der-
nière goutte de leur sang. • . Et nous, qu'est-ce
que nous avons fait pour leur malheureux
pays?. .. Quand je pense à notre ingratitude,
cela me crève le cœur 1
Enfin cette fois encore les Polonais nous dé-
gageaient. En les voyant si fiers et si braves,
nous sortîmes de partout, courant sur les Au-
trichiens à la baïonnette, et nous les rejetâmes
dans les fossés. Nous eûmes la victoire, mais
il était temps de battre en retraite, car l'en-
nemi remplissait déjà Leipzig : les portes de
Hall et de Qrimma étaient forcées, et celle de
Péters-Thor livrée par nos amis les Badois et
nos autres amis les Saxons. Soldats, étudiants
et bourgeois tiraient sur nous des fenêtres I
Nous n'eûmes que le temps de nous reformer
et de reprendre le chemin de la grande avenue
qui longe la Pleisse. Les lanciers nous atten-
daientlà; nous défilâmes derrière eux, et comme
les Autrichiens nous serraient de près, ils firent
encore une charge pour les refouler. Quels
braves gens et quels magnifiques cavaliers que
ces Polonais! Ahl tous ceux qui les ont vus
pousser une charge sont dans l'admiration,
surtout dans un moment pareil.
La division, réduite de huit mille hommes
à quinze cents, se retirait donc devant plus de
cinquante mille ennemis non sansseretournep
et répondre encore au feu des Kaiserlicks.
Nous nous rapprochions du pont, avec quelle
joie 1 je n'ai pas besoin de le dire. Mais il n^étaii
pas facile d y arriver, car sur toute la largeur
de Tavenue, tant d'hommes à pied et à cheval
se précipitaient pour passer, arrivant de toutes
les rues environnantes, que cette foule ne
formait en quelque sorte qu'un seul bloc, où
toutes les têtes se touchaient et s'avançaient
lentement, avec des soupirs et des espèces de
cris sourds qu'on entendait d'un quart de lieue
malgré la fusillade. Malheur à ceux quj sa
HISTOIËE D'UN CONSCRIT DE 1813.
91
tronyaient sur le bord du pont; ils tombaient
et personne n'y faisait attention ! Au milieu,
les hommes et même les chevaux étaient por*
tes; ils n'avaient pas besoin de bouger, ils
avançaient tout seuls. . . — Mais comment ar-
river là? L'ennemi faisait des progrès à chaque
seconde. On avait bien placé quelques canons
sur les deux côtés, pour balayer les promenades
et en face la rue principale. Il y avait bien
encore des troupes en ligne pour repousser les
premières attaques; mais les Prussiens, les
Autrichiens et les Russes avaient aussi des ca-
nons pour balayer le pont^ et ceux qui reste-
raient les derniers, après avoir protégé la re-
traite des autres, devaient recevoir tous les
obus, tous les boulets et la mitraille; il ne fallait
pas beafucoup de bon sens pour comprendre
cela, c'était assez clair : voilà pourquoi tout le
monde voulait passer à la fois.
A deux ou trois cents pas de ce pont, Tidée
me vint de courir me perdre dans la foule,
et de me Usure porter de l'autre côté ; mais le
capitaine Yidal, le lieutenant Bretonville et
d'autres vieux disaient :
c Le premier qui s*écarte des rangs, qu'on
tire dessus 1 •
Quelle terrible malédiction d*étre si près, et
de penser ; « Il faut que je reste 1 *
Cela se passait entre onze heures et midi. Je
vivrais cent ans, qu'il me serait impossible de
rien oublier de ce moment ; la fusillade se rap-
prochait à droite et à gauche, quelques boulets
commençaient à ronfler dans l'air, et du côté
du faubourg de Hall, on voyait les Prussiens
déboucher pêle-mêle avec nos soldats. — Aux
environs du pont, des cris épouvantables s'é-
levaient; les cavaliers, pour se faire place, sa-
braient les fantassins, qui leur répondaient à
coups de baïonnette : c'était un sauve-qui-peut
général! — A chaque pas delà foulOi quelqu'un
tombait du pont, et, cherchant à se retenir, en
entraînait cinq ou six par grappes I
Et comme la confusion , les hurlements^ la
fusillade, le clapotement de ceux qui tombaient
augmentaient de seconde en seconde^ comme
ce spectacle devenait tellement abominable,
qu'on aurait cru qu'il ne pouvait rien arriver
de pire. .. voilà qu'un espèce de coup de ton-
nerre part, et que la première arche du pont
s'écroule avec tous ceux qui se trouvaient
dessos : des centaines de malheureux dispa-
raissent, des masses d'autres sont estropiés,
écrasés, mis en lambeaux par les pierres qui
retombent.
Un sapeur du génie venait de faire sauter lé
poût! .
A cette vue, le cri de trahison retentit jus-
qu'au bout des promenades : « Nous sonunes
perdus!... trahis l.«^ > On n'entendait que
cela. . • c'était une clameur immense, épouvan-
table. Les uns, saisis de la ragb du désespoir;
retournent à l'ennemi comme des bêtes fauves
acculées, qui ne voient plus rien et qui n'ont
plus que l'idée de la vengeance; d'autres bri-
sent leurs armes, en accusant le ciel et la terre
de leur malbeur. Les officiers à cheval, les gé-
néraux sautent dans la rivière pour traverser à
la nage; bien des soldats font comme eux, ils
se précipitent sans prendre le temps d'ôter leurs
sacs. L'idée qu'on avait pu s'en aller, et que
maintenant, à la dernière minute, il fallait se
faire massacrer, vousrendaitfous. . • J'avais vu
bien des cadavres la veille, entraînés par la
Partha; mais alors c'était encore plus terrible ;
tous ces malheureux se débattaient avec des
cris déchirants^ ils s'accrochaient les uns aux
autres; la rivière en était pleine : — on ne voyait
que des bras et des têtes grouiller à la surface.
En ce moment, le capitaine Vidal, un homme
calme et qui par sa figure et son coup d'œil
nous avait retenus dans le devoir, — en ce mo-
ment, le capitaine lui-même parut décoiiragé;
il remit son sabre dans le fourreau en riant
d'un air étrange, et dit :
t Allons.. . c'est fini! ...»
Et comme je lui posais la main sur le bras,
il me regarda avec une grande douceur :
« Que veux-tu, mon enfant? me demanda-tril,
—Capitaine, luirépondis-je, — car cette pen-
sée me revenait alors, — j'ai passé quatre mois
à l'hôpital de Leipzig, je me suis baigné dans
TElster, et je connais un endroit où l'on a pied.
—Où cela?
— A dix minutes au-dessus du pont. ■
Aussitôt il tira son sabre en criant d'une
voix de tonnerre :
f Enfants, suivez-moi, et toi^marche devant. »
Tout le bataillon, qui ne comptait plus que
deux cents hommes; se mit en marche ; une
centaine d'autres, qui nous voyaient partir
d'im pas ferme, se mirent avec nous sans sa-
voir où nous allions. Les Autrichiens étaient
déjà sur la terrasse de l'avenue ; plus bas s'éten-
daient les jardins séparés par des haies jusqu'à
l'EIster. Je reconnus ce chemin, que Zimmer
et moi nous avions parcouru en juillet, quand
tout cela n'était qu'un bouquet de fleurs. Des
coups de fusil partaient sur nous, mais nous
n'y répondions plus. J'entrai le premier dans
la rivière, le capitaine Vidal ensuite, puis les
autres deux à deux. L'eau nous arrivait jus-
qu'aux épaules, parce qu'elle était grossie par
les pluies d'autonme; malgré cela, nous pas-
sâmes heureusement, il n'y eut personne de
noyé. Nous avions encore presque tous nos
fnsUs en arrivant sur l'autre rive» et nous
1
92
ROMANS NATIONAUX.
primes tout droit à travers champs. Plus loir^
nous trouvâmes le petit pont de bois qui mène
à Schleissig, et de là nous tournâmes vers
Lindenau.
Nous étions tous silencieux ; de temps en
tomps nous regardions au loin, de Tautre côté
de l'Ëlster, la bataille qui continuait dans les
rues de I^eipzig. Longtemps les clameurs fu-
tieuses et le rebondissement sourd de la ca-
nonnade nous arrivèrent; ce n'est que vers
deux heures, lorsque nous découvrîmes l'im-
mense ûle de troupes, de canons et de bagages
qui s'étendait à perte de vue sur la route
d'Erfurl, que ces bruits se confondirent pour
nous avec le roulement des voitures.
XXI
J'ai raconté jusqu'à présent les grandes
choses de la guerre : des batailles glorieuses
pour la France, malgré nos fautes et nos mal-
heurs. Quand on a combattu seul contre tous
les peuples de l'Europe, — toujours un contre
deux et quelquefois contre trois» — et qu'on a
Qui par succomber, non sous le courage des
autres, dI sous leur génie, mais sous la trahi-
son et le nombre, on aurait tort de rougir
d'une pareille défaite, et les vainqueurs au-
raient encore plus tort d'en être fiers. Ce n'est
pas le nombre qui fait la grandeur d'un peu-
ple ni d'une armée, c'est sa vertu. Je pense
cela dans la sincérité de mon âme, et je crois
que les hommes de cœur« les hommes sensés
de tous les pays du monde penseront comme
moi.
Mais il faut maintenant que je raconte les
misères de la retraite, et voilà ce qui me parait
le plus pénible.
On dit que la confiance donne la force, et
c*est vrai surtout pour les Français. Tant qu'ils
marchent en avant, tant qu'ils espèrent la vic-
toire, ils sont unis comme les doigts de la
main, la volonté des chefs est la loi de tous;
ils sentent qu'on ne peut réussir que par la
discipline. Mais aussitôt qu'ils sont forcés de
reculer, chacun n'a plus de confiance qu'en
soi-même, et l'on ne connaît plus le comman-
dement. Alors ces hommes si fiers, — ces
hommes qui s'avançaient gaiement à l'ennemi
pour combattre, — s'en vont les uns à droite,
les autres à gauche, tantôt seuls, tantôt en
lit)upeaux. Et ceux qui tremblaient à leur ap-
proche s'enhardissent ; ils s'avancent d'abord
avec crainte, ensuite, voyant qu'il ne leur ar-
rive rien, ils de\ieunent insolents, ils fondent
sur les traînards à trois ou quatre pour les en-
lever, comme on voit les corbeaux, en hiver,
tomber sur un pauvre cheval abattu, qu'ils
n'auraient pas osé regarder d'une demi-lieue
lorsqu'il marchait encore.
J'ai vu ces choses... J'ai vu de misérables
Cosaques, — de véritables mendiants, avec de
vieilles guenilles pendues aux reins^ un vieux
bonnet de peau râpé tiré sur les oreilles, des
gueux qui ne s'étaient jamais fait la barbe et
tout remplis de vermine, assis sur de vieilles
biques maigres, sans selle^ le pied dans une
corde en guise d'étrier, un vieux pistoletrouillô
pour arme à feu, un clou de latle au bout
d'une perche pour lance, —j'ai vu des gueux
pareils, qui ressemblaient à de vieux juifs jau-
nes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt
soldats, et les emmener comme des moutons!
Etles paysans, ces grands flandrins qui trem-
blaient quelques mois auparavant comme des
lièvres, lorsqu'on les regardait de travers... eh
bien! je les ai vus traiter d'un air d'arrogance
de vieux soldats, des cuirassiers, des canon-
niers, des dragons d'Espagne, des gens qui les
auraient renversés d'un coup de.poing; je les
ai vus soutenir qu'ils n'avaient pas de pain à
vendre, lorsqu'on sentait l'odeur du four dans
tous les environs, et qu'ils n'avaient ni vin, ni
bière, ni rien> lorsqu'on entendait les pots
tinter à droite et à gauche comme les cloches
de leurs villages. Et l'on n'osait pas les secouer,
on n'osait pas les mettre à la raison, ces gueux
qui riaient de nous voir battre en retraite^
parce qu'on n'était plus en nombre, parce
que chacun marchait pour soi, qu'on ne recon-
naissait plus de chefs et qu'on n'avait plus de
discipline.
Et puis la faim, la misère, les fatigues, la
maladie, tout vous accablait à la fois ; le ciel
était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le
vent d'automne vous glaçait. Gonunent de
pauvres conscrits encore sans moustaches, et
tellement décharnés qu'on aurait vu le jour
entre leurs côtes conmie à travers une lan-
terne, comment ces pauvres êtres pouvaient-
ils résister à tant de misères? Ils périssaienl
par mllUers ; on ne voyait que cela sur les
chemins. La terrible maladie qu'on appelait 1c
(yp/iti^ noiis suivait à la piste : les uns disent
que c'est une sorte de peste, engendrée par les
morts qu'on n'enterre pas assez profondément ;
les autres, que cela vient des souOrauces trop
grandes qui dépassent les forces humaines ;
je n'en sais rien, mais les villages d'Alsace et
de Lorraine, où nous avons apporté le typhus,
s'en souviendront toujours . sur cent malades»
dix ou douze au plus revenaient!
Enfin, puisqu'il faut continuer ce^co triste
\
HISTOIRE D'UN CONSCRIT DE 1813.
Je n'énlllai dus un bon Jil. (Pjt' ^•}
histoire, le suirdu 19 nous allâmes bivaquer A
Lutien, où les régimeats se refonoèreut comme
ils puteat. Le lendemain, de bonne heure, en
marchapt sur Weiasenfels, il fallut tirailler
contre les Westphaliens, qui nous suiTireot
jiiaqu'au village d'Bglaystadt. Le 22, nous bi-
Taqaions sur les glacis d'Erfurt, où l'on nous
donna des souliers neufs et des eB'ets d'babil-
Lement. Cinq ou six compagnies débandées se
réunirent à notre bataillon ; c'étaient presque
tous des conscrits qui n'avaient plus que le
■oufile. Nos habits neufs et nos souliers nous
allaient comme des guérites; mais cela ne nous
empêchait pas do sentir la bonne chaleur de
ces habita : nous croyions revivre.
n Ëii'nt repartir le 22, et les jours suivants
Bons passâmes prés de Gfotba', de Teiilèbe,
d'Eisenach, de Salmunster. Les Cosaques nous
observaient du haut de leurs biques; quelques
hussards leur donnaient la chasse, ils se sau-
vaient comme des voleurs et revenaient aus-
sitAt après.
Beaucoup de nos camarades avaient la mau-
vaisehabitude de marauder le soirpendantque
nous étions au bivac, ils attrapaient souvent
quelque chose; mais il en manquait toujours à
l'appel du lendemain, et les sentinelles eurent
la consigne de tirer sur ceux qui s'écartaient.
Moi, j'avais les fièvres depuis notre départ
de Leipzig ; elles allaient on augmentant et je
grelottais jour et nuit. J'étais devenu si faible,
que je pouvais à peine me lever le matin pour
me remettre en route. Zébédè me regardait
d'un air triste, et me disait quelquefois :
« Courage, Joseph, courage f nous revien-
drons tout de même au pays. »
Ces paroles me ranimaient ; je sentais comme
\in feu me monter à la figiu*e.
- Oui, oui, nous reviendrons au pays, di-
sais-je; il faut que je revoie le pays !... »
Et jepleurais. Zé'bédé portait mon sac; quand
j'étais trop fatigué^ il me disait :
• Soutiens-toi sur mon bras... Nous appro-
chons chaque jour maintenant, Joseph... Une
quinzaine d'étapes, qu'est-ce que c'est? ■
n me remontait le cœur ; mais je n'avais
plus la force de porter mon fusil, il me parais-
sait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus
manger, et mes genoux tremblaient; malgré
cela, je ne désespérais pas encore, je me di-
sais en moi-même : t Ce n'est rien... Quand lu
verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres
passeront. Tu auras un bon air, Catherine le
soignera... Tout ira bien... vous vous marierez
ensemble. »
J'envoyais d'autres comme moi qui restaient
en route, mais j'étais bien loin de me trouver
aussi malade qu'eux.
J'avais toujours bonne confiance, lorsqu'à
trois lieues de Fulde, sur la route de Salmuns-
ter • pendant une halte, on apprit que cinquante
mille Bavarois venaient se mettre en travers
de notre retraite, et qu'ils étaient postés dans
de grandes forêts où nous devions passer. Cette
nouvelle me porta le dernier coup, parce que
je ne me sentais plus la force d'avancer, ni
d'ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et
que toutes mes peines pour venir de si loin
étaient perdues. Je fis pourtant encore un ef-
fort loraqu'on nous ordonna de marcher, et
j'essayai de me lever.
• Allons, Joseph^ médisait Zébédé, voyons...
du courage !... >
Mais je ne pouvais pas, et je me mis à san-
gloter en criant :
a Je ne peux pas I •
— Lève-toi, faisait-il.
— Je ne peux pas... mon Dieu... je ne peux
pas! •
Je me cramponnais i son bras... des larmes
coulaient le long de son grand nez... Il essaya
de me porter, mais il était aussi trop faible.
Alors je le retins en lui criant :
t Zébédé, ne m'abandonne pas I •
Le capitaine Vidal s'approcha, et me regar-
dant avec tristesse :
• Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de
l'ambulancevont passerdansunedemi-heure..»
on te prendra. »
Mais je savais bien ce que cela voulait dire,
et j'attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer.
Je lui dis à Toreille :
f
« Ecoute, tu embrasseras Catherint pour
moi... tu me le promets I... Tu lui diras que je
suis mort en l'embrassant et que tu lui Dortes
ce baiser d'adieu I
—Oui!... fit-il en sanglotant tout bas, oui...
je lui dirai I... — 0 mon pauvre Joseph ! •
Je ne pouvais plus le lâcher; il me posa lui-
même à terre et s'en alla bien vite sans tourner
la tête. La colonne s'éloignait... je la regardai
longtemps, comme on regarde la dernière es-
pérance de vie qui s'en va... Les traînards du
bataillon entrèrent dans un pli de terrain.. .
Alorsje fermai les yeux, et seulement une heure
après, ou même plus longtemps, je me ré-
veillai au bruit du canon, et je vis une division
de la garde passer sur la route au pas accéléré,
avec des fourgons et de l'artillerie. Sur les
fourgons j'apercevais quelques malades et je
criais :
t Prenez-moi!... prenez-moi I... »
Mais personne ne faisait attention à mes
cris... on passait toujours... et le bruit de la
canonnade augmentait. Plus de dix mille hom-
mes passèrent ainsi^ de la cavalehe et de Tin-
fanterie; je n'avais plus la force d'appeler.
Enfin la queue de tout ce monde arriva; je
regardai les sacs et les shakos s'éloigner jusqu'à
la descente, puis disparaître, et j'allais me
coucher pour toujours, lorsque j'entendis en-
core un grand bruit sur la route. C'étaient cinq
ou six pièces qui galopaient, attelées de solides
chevaux,— les canonniers à droite et à gauche,
le sabre à la main ; — derrière venaient les
caissons. Je n'avais pas plus d'espérance dans
ceux-ci que dans les autres, et je regardais
pourtant, quand à côté d'une de ces pièces je
vis s'avancer un grand maigre, roux, décoré,
un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer,
mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans
me voir, mais alors de toutes mes forces je
m'écriai :
« Christian !... Christian 1... >
Et malgré le bruit des canons il s'arrêta, se
retourna, et m'aperçut au pied d'un arbre; il
ouvrait de grands yeux.
t Christian, m'écriai-je, aie pitié de moi ! ■
Alors il revint, me regarda et pâlit :
• Comment, c'est toi, mon bon Joseph \ •
fi t-il en sautant à bas de son cheval.
Il me prit dans ses bras comme un enfant,
en criant aux hommes qui menaient le dernier
fourgon :
«Haltel... arrêtez! •
Et, m'embrassant, il me plaça dans ce fouiv
gon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu'il éten-
dait im gros manteau de cavalerie sur mes
jambes et mes pieds^ en disant :
« Allons... en route... Ça chauffe lA-ba«l •
C'est tout ce que je me rappelle, car aussitôt
après je perdis tout sentiment. Il me semble
bien avoir entendu depuis comme un roule-
ment d'orage, des cris, des commandements,
et même avoir yu défiler dans le ciel la cime de
grands sapins au milieu de la nuit; mais tout
cela pour moi n'est qu'un rêve. Ce qu'il y a de
sûr, c'est que derrière Salmimster^ dans les
bois deHanau, fut livrée ce jour-lâ une grande
bataille contre les Bavarois, et qu'on leur passa
sur le ventre*
xxn
Le 15 janvier 1814 , deux mois et demi après
la bataille de Hanau, je m'éveillai dans un bon
lit, au fond d'une petite chambre bien chaude ;
et, regardant lee poutres du plafond au-dessus
de moi, puis les petites fenêtres, où le givre
étendait ses gerbes blanches, je me dis : • C'est
l'hiver! > — En même temps, j'entendais comme
an bruit de canon qui tonne, et le pétillement
du feu sur un âtre. Au bout de quelques ins-
tants, m'étant retourné, je vis une jeune femme
pâle assise près de Tâtre, les mains croisées
sur les genoux, et je reconnus Catherine. Je
reconnus aussi la chambre où je venais passer
de si beaux dimanches, avant de partir pour la
guerre. Le bruit du canon seul, qui revenait
de minute en minute, me faisait peur de rêver
encore.
Et longtemps je regardai Catherine, qui me
paraissait bien belle; je pensais : • Où donc est
la tante Grédel? Comment suis-je revenu au
pays? Estrce que Catherine et moi nous som-
mes mariés? Mon Dieul pourvu qiLe ceci ne
soit pas un rêve I »
À la fin, prenant courage, j'appelai tout
doucement : t Catherine! » Alors, elle, tour-
nant la tête, s'écria :
• Joseph... tu me reconnais?
~0m, lui dis-je en étendant la main. »
BUe s'approcha toute tremblante, et je Tem-
brassai longtemps. Nous sanglotions ensemble.
Et comme le canon se remettait à gronder^
tout à coup cela me serra le cœur.
« Qu'est-ce que j'entends, Catherine? de-
mandai-je.
— C'est le canon de Phalsbourg, ilt-eUe en
m'embrasaantplus fort,
— Le canon?
— Om, la ville est assiégée^
— Phalsbourg? Les ennemis sont en
France! »
le ne pus dire un mot de plus... Ainsi tant
de souffrances, tant de larmes, deux millions
d'hommes sacrifiés sur les champs de bataille,
tout cela n'avait abouti qu'à faire envahir
notre patrie!... Durant plus d'une heure,
malgré la joie que j'éprouvais de tenir dans
mes bras celle que j'aimais, cette pensée af-
freuse ne me quitta pas une seconde, et même
aujourd'hui, tout vieux et tout blanc que je
suis, elle me revient encore avec amertume...
Oui, nous avons vu cela, nous autres vieillards,
et il est bon que les jeunes le sachent : nous
avons vu TAUemandi le Russe, le Suédois,
l'Espagnol, l'Anglais, maîtres de la France,
tenir gamiion dans nos villes, prendre dans
nos forteresses ce qui letur convenait, insulter
nos soldats, changer notre drapeau et se par^
tager non -seulement nos conquêtes depuis
1 804, mais encore celles de la République : —
C'était payer cher dix ans de gloire !
Mais ne parlons pas de ces choses, Tavenir
les jugera : il dira qu'après Lutzen et Bautzen,
les ennemis offraient de nous laisser la Bel-
gique, une partie de la Hollande, toute la rive
gauche du Rhin jusqu'à Bâle, avec la Savoie et
le royaume d'Italie, et que l'Empereur a refusé
d'accepter ces conditions, — qui étaient pour-
tant très-belles, — parce qu'il mettait la satis-
faction de son orgueil avant le bonheur de la
France!
Pour en reyenir à mon histoire, quinte jours
après la bataille de Hanau, des milliers de
charrettes couvertes de blessés et de malades
s'étaient mises à défiler sur la route de Stras-
bourg à Nancy. Elles s'étendaient d'une seule
file du fond de l'Alsace en Lorraine.
La tante Grédel et Catherine, à leur porte,
regardaient s'écouler ce convoi funèbre ; leurs
pensées, je n'ai pas besoin de les dire! Plus de
douze cents charrettes étaient passées, je n'é-
tais dans aucune. Des milliers de pères et de
mères, accourus de vingt lieues à la ronde, re»
gardaient ainsi le long de la route. . • Combien
retournèrent chez eux sans avoir trouvé leur
enfant I
Le troisième jour, Catherine me reconnut
dans une de ces voitures à panier du côté de
Mayence, au milieu de plusieurs autres misé-
rables comme moi, les joues creuses, la peau
collée sur les os et mourant de faim.
t C'est lui... c'est Joseph ! » criait-elle de loin.
Hais personne ne voulait le croire ; il fallut
que la tante Grédel me regardât longtemps
pour dire : « Oui, c'est lui 1 . . . Qu'on le sorte de
là. . . C'est notre Joseph! »
Elle me fit transporter dans le or maison, e{
me veilla jour et nuit. Je ne voulais que de
l'eau, je criais toujours: • De l'eau 1 de l'eau! »
Personne au village ne croyait que j'en re-
95
ROMANS NATIONAUX.
vienorais; pourtant le bonheur de respirer
Tair du pays et de revoir ceux que j'aimais
me sauva.
C'est environ s;x mois après, le Sjuillet 1814,
que nous fûmes mariés, Catherine et moi.
M. Goûlden^ qui nous aimait comme ses en*
fants, m^avait mis de moitié dans son com-»
merce; nous vivions tous ensemble dans le
même nid; enfin, nous étions les plus heu-
reux du monde.
Alors les guerres étaient finies, les alliés re-
tournaient chez eux d'étape en étape, TEm-
pereur était parti pour Tile d'Elbe, et le roi
Louis XVIII nous avait donné des libertés
raisonnables. C'était encore une fois le bon
temps de la jeunesse, le temps de Tamour, le
tem|s du travail et de la paix. On pouvait es-
pérer en l'avenir, on pouvait croire que cha-
cun, avec de la conduite et de l'économie,
arriverait à se faire une position , à gagner
l'estime des honnêtes gens, et à bien élever sa
famille, sans crainte d'être repris par la con-
scription sept et même huit ans après avoir
gagné.
I M. Goulden, qui n'était pas trop content de
voir revenir les anciens rois et les anciens no-
bles, pensait pourtant que ces gens avaient
assez souffert dans les pays étrangers , pour
comprendre qu'ils n'étaient pas seuls au monde
et respecte]^ nos droits; il pensait aussi que
l'empereur Napoléon aurait le bon sens de se
tenir tranquille. . . mais il se trompait : — les
Bourbons étaient revenus avec leurs vieilles
idées, et l'Empereur n'attendait que le moment
de prendre sa revanche.
Tout cela devait nous amener encore bien
des nûsères, et je vous les raconterais avec
plaisir, si cette histoire ne me paraissait assez
longue pour une fois. Nous en resterons donc
ici jusqu'à nouvel ordre. Si des gens raison-
nables me disent que j'ai bien fait d'écrire
ma campagne de 1813^ que cela peut éclai-
rer la jeimesse sm* les vanités de la gloire
militaire, et lui montrer qu'on n'est jamais
plus heureux que par la paix, la liberté et
le travail , eh bien , alors je i*eprendrai la
suite de ces événements, et je vous raconterai
Waterloo)
FÎN DU CONSCRIT DE 1813.
Madame Thérhe^ ou Us Volontants Oé 93, est l'hia^
toire d'une Tirandière de l'armée de la Moâelle, lais-
sée pour morte sur le champ de bataille d'Anstatt,
recueillie et laurée par un orare docteur allemand.
Ce livre ressuscite destem]^s glorieux:— il nous fait
assister àla lutte de trente mille rolontaires deHocho,
nontre les quatre-vingt mille soldats de Brunswick et
de Wurmser ; — un souffle patriotique l'anime d'un
bout à l'autre. Oncroirait, en le lisant, vivre au milieu
T1urès9 après le Comerit, c'est la guerre sainte de la
liberiéf après les inutiles batailles de la conquête.
L'Innartony oui paraîtra après Madttme Thérète ou l$i
VolatUairet de d2, retrace la lutte des montagnards vos*
giens contre les aUiés. Quatre cent cinquante mille
Allemands, Suédois et Russes ont franchi le Rhin. Les
débris de notre armée, décimés par le tjrphus ei
réduits à des cadres, battent en retraite sur toute la
ligne. Ils se retirent en Lorraine , abandonnant les
déniés des Vosges, qu'il était pourtant si facile de
défendre. L'ennemi est au pied des montagnes. Il va
donc franchir, sans brûler une cartouche, ces Thermo-
pjles françaises. Mais non I Ala voix du sabotier Hullin,
un ancien volontaire de 93, — tous les montagnards
se lèvent : schlitteurs, flotteurs, bûcherons, ségars,
contrebandiers, tout le monde accourt. — Quelle
bataille furieuse dans les gorges bleuâtres, ou grouil-
lent comme des fourmilières, les vestes blanches des
Autrichiens ! Pendant quatre jours, cette poignée de
braves «leni arrêta les soixante mille hommes de
Sohwarizenbourg. — Malheureusement, la trahison se
met de la partie.. . . l'héroTsme succombe sous le nom-
bre, et les régiments croates débouchent en Lorraine.
Waterloo, <\m se relie au Consent do 1813, est l'his-
toire finade, le dernier acte du grand drame militaire de
l'Empire. Joseph Bertha, rentré dans ses foyers après
le désastre du Leipzig, a épousé Catherine. On respira
avec bonheur après les guerres épouvantables,. On
jouit de la tranquillité, delà paix. On serait henrMix,
sans les folies de la réaction légitimiste, qui veut tout
rétablir comme avant 1789. Tout à coup l'Empereur
débarque à Cannes. Il est à Grenoble, il est à Lyon, il
esta Paris ; adieu, la paix, le commerce, la tranquillité ,
la douce vie de famille. Il faut reprendre le sao et
partir pour Waterloo. La première partie de ce livre
est d'une exactitude, d'une vérité historique incroya-
ble. C'est un tableau complet de la restauration
de 1814. La seconde partie est exclusivement mili-
taire : *es marches et contre-marches pour dérouter
l'ennemi, l'entrée en campagne, la défection de Bonr-
mont, l'étonnement et la joie des Belles à la vue des
troupes françaises, la bataille de Ligny contre les
Prussiens, où l'on charge en criant : — Pas de quartier I
— l'orage de la nuit, le manque de vivres, le relève-
ment des blessés et des morts qui s'éleva jusqu'à trois
et quatre pieds dans les rues du village, — la m^arche
sous lapluie battante^ — la nuit passée dans les' blés,
en arrière du mont Saint-Jean, au milieu des terres où
l'on enfonce jusqu'aux genoux, sans allumet- de feux,
de crainte de faire décamper les Anglais; puis le len-
demain la grande, la terrible bataille de Waterloo et la
déroute, la poursuite des Prussiens qui sabrent les
blessés, le pillage des fourgons de vivrei^ la défense
de Paris, la retraite sur la Loire, la désertion, > retour
de Louis XVIU et les vengeances; .... tout pas
devant les yeux du lecteur comme un rêve terrible.
Waterloo, c'est la bataille du désespoir.
i,™.» EDITiaN ILLUSTREE PAR RIOU lo
^KîAEJH^^
^\y ' OU -< y jÇ^
^> LES VOLONTAIRES DE 92 <J^<^
ERCKMANN-CHATRIAN
i^ docleur Jacnh Vlugnn
tlDoi Tjviong dans une paix profonde au
village tfingtatt, au milieu des Vosges alle-
^oaoia, mon oncle le docteur Jacob Wagner,
"Tidlie servanle Insbeth et moi. Depiiis la
mort de la sœur Christine, l'oncle Jacob m'a-
'Wrecneim cheï lui. J'approchais de mes dix
«a; j él^ blond, rose et frais comme un ché-
rubin. J'avais un bonnet de cotou, une petite
veste de velours brun, provenant d'une an-
cienne culotte de mon oncle, des pantalons de
toile grise et des sabots garnis au-dessus d'un
flocon de laine. On m'appelait le petit Fritzel
au village, et chaque soir, en rentrant de ses
courses, l'oncle Jacob me faisait asseoir sur ses
ROMANS NATIONAUX.
genuux pour m*apprendre à lire en français
dans Vllistoire naturelle de M. de Buffon.
Il me semble encore être dans notre lahambre
basse, le plafond rayé de poutres enfumées. Je
vois, à gauche, la petite porte de l'allée et Par-
moire de chêne ; à droite, Falcôve fermée d'un
rideau de serge verte ; au fond, l'entrée de la
cuisine, près du poêle de fonte aux grosses
moulures représentant les douze mois de l'an-
née, —le Cerf, les Poissons, le Capricorne, le
Verseau, la Gerbe, etc., — et, du côté de la
rue, les deux petites fenêtres qui regardent à
travers les feuilles de vigne sur la place de la
Fontaine.
Je vois aussi Toncle Jacob, élancé, le front
haut, surmonté de sa belle cheivelure blonde
dessinant ses larges tempes avec grâce, le nez
légèrement aquilin, les yeux bleus, le men-
ton arrondi, les lèvres tendres et bonnes. Il
est en culotte de ratine noire, habit bleu de
ciel à boutons de cuivre, et bottes molles à re-
troussis jauDO clair, devant lesquelles pend un
gland de soie. Assis dans son fauteuil de cuir,
les bras sur la table, il lit, et le soleil fait trem«
bloter Tombre des feuilles de .vigne sur sa
figure un peu longue et hàlée par le grand
air.
C'était un homme sentimental, amateur de
la paix; il approchait de la quarantaine et pas-
sait pour être le meilleur médecin du pays.
J'ai su depuis qu'il se plaisait à faire des théo-
ries sur la fraternité universelle, et que les
paquets de livres que lui apportait de temps
en temps le messager^ Fritz concernaient cet
objet important.
Tout cela je le vois, sans oublier notre Lis-*
beth, une bonne vieille, souriante et ridée,; en
casaquin et jupe de toile bleue, qui filé daiis
un coin; ni le chat RoUer, qui rêve, assis sur
sa queue, derrière le fourneau, ses groifei yetix
dorés ouverts dans l'ombre comme un hiboiii
Il me semble que je n'ai qu'4 traverser l'al^
lée pour me glisser dans le fruitier aux bonnes^
odeurs, que je n'ai qu'à grimper Tesi^liet de
bois de la cuisine pour monter dans ma cham-
bre, où je lâchais les mésanges que le petit
Hans Aden, le fils du sabotier, et moi, nous
allions prendre à la pipée. Il y en avait de
bleues et de vertes. La petite Elisa Meyer, la
ÛUe du bourgmestre, venait souvent les voir et
m'en demander; et quand Hans Aden, Ludvsâg,
Fra;itz Sépel, Karl Slenger et moi nous con-
duisions ensemble les vaches et les chèvres à
la pâture, sur la côte du Birkenwald, elle s'ac-
croohait toujours à ma veste en me disant :
' Fritzeli laisse-moi conduire votre vache....
De me chasse pas 1 •
Et je lui donnais mon fouet: nous allions
faire du feu dans le gazon et cuire des pommes
de terre sous la cendre.
Ohl le bon temps I Comme tou{ était calme,
paisible autour de nous! Gomme tout se faisait
régulièrement! Jamais le moindre trouble : le
lundi, le mardi, le mercredi, tous les jours de
la semaine se suivaient exactement pareils.
Chaque jour on se levait à la même heureT,
oïl s'habillait, on s'asseyait devant la bonne
soupe à la farine apprêtée par Lisbeth. L'oncle
partait à cheval ; moi, j'allais faire des trébu-
che ts et des lacets pour les grives, les moineaux
ou les verdiers, selon la saison.
A midi nous étions de retour. On mangeait
du lard aux choux, àesnoudels ou des knospfels.
Puis j'allais pâturer, ou visiter mes lacets^ ou
bien me baigner dans la Queich quand il faisait
chaud.
Le soir, j'avais bon appétit, Toncle et Lisbeth
aussi, et nous louions à table le Seigneur de
ses grâces^
Tous les jours, vers la fin du souper, au mo-
mejit où la nuit grisâtre commençait à s'éten-
Y'à,^ dans la salle, un pas lourd traversait
Talléfè, la porte s'ouvrait, et sur le seuil appa-
raissait un homme trapu, carré, large des
épaules, coiffé d'un grand feutre, et qui disait :
> Bonsoir, monsieur le docteur.
— Asseyez-vous, mauser *, répondait l'oncle.
Lisbeth, ouvre la cuisine.
Lisbeth poussait la porte, et la flamme rouge,
dansant sur Tâtre, noua montrait le taupier en
face de notre table, regardant de 8c>s petits
yeux gth ùb que nous mangions. C'était une
véritable mine de rat des champs : le nez lonç,
la bouche petite, le menton rentrant, les oreil-
les droites, quatre poils de moustache jaunes,
ébouriffés: S& 's6uquenille de toile grise lui
descendait i peine au bas do l'échiné; son
grand gilet TCRQge, aux poches profondes, bal-
lottait sur des êuisses, et ses énormes souliers,
tout jaunes de iglèbe, avaient de gros clous qui
u. luisaient sot le devant, en forme de griffes,
' jusqu'au haut des épaisses semelles.
Le mause^r pouvait avoir cinquante ans; ses
cheveux grisonnaient, de grosses rides sillon*
naient son front rougeâtre , et des sourcils
blancs, à reflets d'or, lui tombaient jusque sur
le globe de ToBil.
On le voyait toujours aux champs en train
de poser ses attrapes, ou bien à la porte de son
rucher à mi-côte, dans les bruyères du Birken-
wald, avec son masque de fil de fer, ses grosses
moufles de toile et sa grande cuiller tranchante
pour dénicher le miel des ruches.
A la fin de l'automne, dorant un mois, il
♦ TAupier.
MADAME THERBSB.
quitlait le village, sou bissac su travera du dos,
d'un côté le grand pot à miel, de l'autre la cire
jauue en briques, qu'il allait vendre aux curés
des environs pour faire des cierges.
Tel était le mauser.
Après avoir bien regardé sur la talle, îl dJ-
eait :
. Ça, c'est du fromage. . ça, ce aont des
noise II es.
— Oui, répondait l'oncle ; a votre service.
— Merci ; j'aime mieux fumer une pipe
maintenant. •
Alors il tirait de sa poche une pipe noire,
garnie d'un couvercle de cuivre i petite chaî-
nette. Il la bourrait avec soin, continuant de
regarder, puis il ectraildans la cuisine, prenait
une braise dans le creux de sa main calleuse,
et la plaçait sur le tahac. Je crois encore le
voir, avec sa mine de rat, le nez en l'air, tirer
de grosses bouiTées en face de Titre pourpre;
puis rentrer et s'asseoir dans l'ombre, au coin
du fourneau, les jambes repliées.
En dehors des taupes et des abeilles, du miel
et de la cire, le mauser avait encore une autre
occupation grave : il prédisait l'avenir mOTen-
aant le passage des oiseaux, l'abondance des
sauterelles et des chenilles, et certaines tradi-
tions inscrites dans un gros livre & couvercle
de boia, qu'il avait hérité d'une vieille tante
de Héming, et qui l'éclaîrait sur les choses fu-
tures.
Hais pour entamer le chapitre de ses prédic-
tions, il lui fallait la présence de son ami Eof-
fel, le menuisier, le tourneur, l'horloger, le
tondeur de chiens, le guérisseur de bêles, bref,
le plus beau génie d'^uatatt et des environs.
Kojfel faisait de tojt il rafistolait la vaisselle
Têlée avec du Ûl de ter, il étamait les casse-
roles, il réparait les vieux meubles détraqués,
il remettait l'orgue en bon état quand les flûtes
ouïes souOlets étaient dérangés; l'oncle Jacob
avait même dd lui défendre de redresser les
jambes et les bras cassés, car U se sentait aussi
du talent pour la médecine. Le mauser l'admi-
rait beaucoup et disait quelquefois ; * Quel
dommage que EotTel n'ait pas étudié). .. quel
dommagel • Et toutes les commères du pays
le regardaient comme un être universel.
Meus tout cela ne faisait pas bouillir sa mar-
rie, et le plus clair de ses ressources était en-
core d'aller couper de la choucroute en au-
tomne, sou tiroir à rabots sur le dos en fonne
[ de hotte, criant de porta en porte : • Pas de
\ choQi?pasde choui? .
Voilà pourtant comment les grands eepriu
' «ont Técompensés.
' KoSel petit, maigre, noir de barbe et de
I <^Biurie uei emi6, descendant tout droit en
pointe comme le bec d'une sarcelle, ne lardait
pas à paraître, les poings dans les pochée de sa
petite veste ronde, le bonnet de coton stir la
nuque, la pointe entre les épaules, sa culotta
et ses gros bas bleus, tachés de colle-forte,
flottant sur ses Jambes minces comme à'v fil3
d'archal, et ses savates découpées en plusieurs
endroits pour faire place A ses oignons. H en-
trait quelques instants après le mauser, et,
s'avançant à petits pas, il disait d'un air grave
• Bon appétit, monsieur le docteur.
—Si le cœur vous en dit? répondait l'oncle.
— Bien des remerclments ; nousavons mangé
ce soir de la salade; c'est ce que j'aime le
mieux. •
Après ces paroles, Eoffel allùt s'asseoir der-
rière le fourneau et ne bougeait pas jusqu'au
moment où l'oncle disait :
• Allons,Iisbeth,aUumeIacbandelleetlève
la nappe. *
Alors, à son tour, l'oncle bourrait sa pipe et
se rapprochait du fourneau. On se mettait i
causer de la pluie et du beau temps, des ré-
coltes, etc. ; le taupier avait posé tant d'attrapes
pendant la journée, il avait détourne l'eau de
tel pré durant l'orage ; ou bien il venait de re-
tirer tant de miel de ses ruches; ses abeilles
devaient bientôt essaimer, elles formaient
barbe, et d'avance le mauser préparait des pa-
niers pour recevoir les jeunes.
Eoffel, lui, ruminait toujours quelque inven-
tion; il parlait de son horloge sans poids, où
les douze apôtres devaient paraître au coup de
midi, pendant que le coq chanterait et que la
mort faucherait; ou bien de sa charrue, qui
i devait marcher toute seule, en la remontant
comme une pendule, ou de telle autre décou-
verte merveilleuse.
L'oncle écoutait gravement; il approuvait
d'un signe de tête, en rêvant à ses malades.
En été, les voisineB, assises sur le banc de
pierre, devant nos fenêtres ouvertes, s'entre
tenaient avec Lisbeth des choses de leurs mé-
nages : l'une avait Qlé tant d'aunes de toile
l'hiver dernier; les poules d'une autre avaient
pondu tant d'œufs dans la journée.
Moi, je profitais d'un bon moment pour cou-
rir à la forge de E]ipfel,dont la flamme brillait
de loin, dans la nuit, au bout du village. Hans
Aden, Frantz Sépel et plusieurs autres s'y trou-
vaient déjà réunis. Nous regardions les étin-
celles partir comme des éclairs sous les coupe
de marteau; nous sifflions au bruit "ie l'en-
clume. Se présentait- il une vieille ros^e à fer-
rer, nous aidions à lui lever la jambe. Les plus
vieux d'entre nous essayaient de fumei des
feuilles de noyer, ce qui leur retournait l'ester
mac; quelques autres se glorifiaient d'aller
-^
*-^" * *-»--.»
ROMANS NATIONAUX.
déjà tous les dimanches à la danse, c'étaient
ceux de quinze à seize ans. Ils se plantaient le
chapeau sur Toreille et fumaient d'un air d'im-
portance, les mains dans les poches.
Enfin, à dix heures, toute la bande se dis-
persait; chacun rentrait chez soi.
Ainsi se passaient les jours ordinaires de la
semaine; mais les lundis et les Tendredis
Toncle recevait la Gazette de Francfort, et ces
jours-là les réunions étaient plus nombreuses
à la maison. Outre le mauser et Eoffel, nous
voyions arriver notre bourgmestre Christian
Meyer et M. Karolus Richter, le petit-fils d'un
ancien valet du comte de Salm-Salm. Ni Tun ni
l'autre ne voulait s'abonner à la gazette, mais
ils aimaient d'en entendre la lecture pour rien.
Que de fois je me suis rappelé depuis notre
gros bourgmestre aux oreilles écarlates, avec
sa camisole de laine et son bonnet de coton
blanc, assis dans le fauteuil, à la place. ordi-
naire de l'oncle I II semblait songer à des
choses profondes; mais sa grande préoccupa-
tion était de retenir les nouvelles pour en faire
part à sa femme, la vertueuse Barbara, qui
gouvernait la commune sous son nom.
Et le grand Karolus donc, cette espèce de
lévrier en habit de chasse et casquette de cuir
bouilli, le plus grand usurier du pays, qui re-
gardait tous les paysans du haut de sa gran-
deur, parce que son grand-père avait été la-
quais de Salm-Salm, qui s'imaginait vous faire
des grâces en fumant votre tabac, et qui parlait
sans cesse de parcs, de faisanderies, de grandes
chasses à course, des droits et des privilèges
de monseigneur de Salm-Salm. Combien de fois
je l'ai revu en rêve, allant, venant dans notre
chambre basse, écoutant, fronçant le sourcil,
plongeant tout à coup la main dans la grande
poche de l'habit de l'oncle, pour lui prendre
son paquet de tabac, bourrant sa pipe et rallu-
mant à la chandelle en disant :
t Permettez! »
Oui, toutes ces choses, je les revois.
Pauvre oncle Jacob, qu'il était bonhomme de
36 laisser fumer son tabac, mais il n'y prenait
pas même garde ; il Usait avec tant d'attenHon
les nouvelles du jour. Les Républicains enva-
hissaient le Palatinat, ils descendaient le Rhin,
ils osaient regarder en face les trois électeurs,
le roi Wilhelm de Prusse et l'empereur Joseph.
Tous les assistants s'étonnaient de leur au-
dace.
M. Richter disait que cela ne pouvait du-
rer, et que tous ces mauvais gueux seraient
exterminés jusqu'au dernier.
Uoncle finissait toujours sa lecture par quel-
que réflexion judicieuse ; tout en repliant la
gai^ette, il disait:
« Louons le Seigneur de vivre au milieu aes
bois, plutôt que dans les vignobles, dans la
montagne aride, plutôt que dans la plaine fé-
conde. Ces Républicains n'espèrent rien pou-
voir happer ici; voilà ce qui fait notre sécurité,
nous pouvons dormir en paix sur les deux
oreilles. Mais que d'autres sont exposés à leurs
rapines t Ces gens-là veulent tout par la force ;
or, la force n'a jamais rien produit de bon. Ils
nous parlent d'amour, d'égalité, de liberté,
mais ils n'appliquent point ces principes ; ils se
fient à leur bras et non à la justice de leur
cause. Avant eux, et bien longtemps, d'autres
sont venus pour délivrer le monde; ceux-là ne
frappaient point, ils n'immolaient point, ils
périssaient par milliers, et furent représentés
dans la suite des siècles par l'agneau que les
loups dévorent. On aurait cru que de ces hom-
mes il ne devait plus même rester un souve-
nir ; eh bien ! ils ont conquis le monde ; ils
n^ontpas conquis la chair, mais ils ont conquis
l'âme du genre humain, et l'âme, c'est tout! —
Pourquoi ceux-ci ne suivent-ils pas le même
exemple? »
Aussitôt Karolus Richter 8*écriait d'un air
dédaigneux :
« Pourquoi? C'est parce qu'ils se moquent
bien des âmes, et qu'ils envient les puissants de
la terre. Et d'abord, tous ces Républicains sont
des athées, depuis le premier jusqu'au der-
nier, ils ne respectent ni le trône ni l'autel; ils
ont renversé des choses établies depuis l'origine
des temps; ils ne veulent plus de noblesse,
comme si la noblesse n'était pas l'essence des
choses sur la terre et dans le del, comme s'il
n'était pas reconnu que, parmi les hommes, les
uns naissent pour l'esclavage et les autres pour
la domination, comme si l'on ne voyait pas cet
ordre établi même dans la nature : les mousses
sont sous l'herbe, l'herbe sous les buissons, les
buissons sous les arbres, et les arbres sous la
voûte céleste. De même, les paysans sont sous
la bourgeoisie, la bourgeoisie sous la noblesse
de robe, la noblesse de robe sous la noblesse
d'épée, la noblesse d'épée sous le roi, et le roi
sous le pape, représenté par ses cardinaux, ses
archevêques et ses évêques. Voilà l'ordre na-
turel des choses.
« On aura beau faire, jamais im chardon ne
pourra s*élever à la hauteur d'un chêne, et ja^^
mais un paysan ne pourra tenir le glaive,
ecmxLG un descendant de l'illustre race des
guerriers.
» Ces Républicains ont obtenu quelques suc-
cès éphémères, à cause de la surprise qu'ils ont
causée à l'univers par leur audace vraiment
incroyable et leur absence de sens oonmiuD «
En niant toutes les doctrines et tous les prin -
MADAME THâHESB.
cipes établis, ils ont tivppé les gens rai-
wnitables de stupéfactloo ; c'est là l'unique
cause de ces bouleversements. De même qu'il
arrive quelquefois de voir un bœuf et mâme
an taureau s'arrêter tout à coup et s'enfuir à
la rue d'un rat qui sort subitement de dessous
terre et se dresse devant lui, de mfjne nous
voyons nos soldats étonnés et même déroutés
par une semblable audace. Hais tout cela ne
peut durer longtemps, et la première surprise
une fois passée, je suis bien sûr que nos vieux
généraux de la guerre de Sept ans battront ce
ramassis de va-nu-pieds à plate couture, et
qu'il n'en rentrera pas un seul dans leur mal-
heureux pays ! •
Ayant dit cela, M. Earolua rallumait sa pipe
et continuait à se promener de long en large,
les mains derrière le dos, d'un air satisfait de
lui-ménie. '
Tous les autres réfléchissaient & ce qu'ils vo-
uaient d'entendre, et le mauser prenait enfin la
parole à son tour.
• Tout ce qui doit arriver arrive, faisait-il.
Puisque ces Républicains ont chassé leurs sei-
gneurs et leurs religieux, c'était écrit dans le
ciel depuis le commencement des temps : Dien
l'a voulu! Maintenant, de savoir s'ils revien-
dront, cela dépend de ce que le Seigneur Dieu
voudra; s'il veut ressusciter les morts, cela
dépend d» lui. Mais l'année dernière, comme
je legaroais travailller mes abeilles, je vis que
toat à coup ces petits èLres, doux et même jolis,
se mettaient à tomber sur les frelons, à les
piquer et à les traîner hors de la ruche. Cela
revient tous les ans. Ces frelons font les jeunes
et les abeilles les entretiennent tant que la
nidae a besoin d'eu.'c ; mais ensuite elles les
tuent : c'est quelque Ctuse d'abominable, et
pourtant c'est écrit 1 — ta voyant cela, je pen-
sais à ces Républicains : ils sont en train de
tuer leurs frelons ; mais soyez tranquilles, on
ne peut jamais se passerd'eux; il en reviendra
d'autres ; il faudra les remplumer et les nour-
rir; après cela les abeilles se f&cheront encore
et les tueront par centaines. On croira que tout
est Ëni, mais il en reviendra d'aubvs... ainsi
de suite ; il en faut. . . il «a faut ! . , . >
Le mauser alors hochait la tête, et M. Earo-
lua, s'arrêtant au milieu de la chambre, s'é-
Criàl;
• Ouest-ce que vous appelez frelonsT Les
vrais Ereloos sont les orgueilleux vermisseaux
qui £8 croient capables de tout, et non les sei-
gneura et les religieux.
—Satif votre respL'ct, monsieur Richter, fai-
wit 'e mau&er, les fielons sont ceux qui ne veu-
lent riea faire et jouir de tout ; ceux qui, sans
tendre aucun service que de bourdonner autour
de la reine, veulent qu'on les entretienne gras-
sement. (M les entretient. Mais flnalemont, il
est écrit qu'on les jette dehors. C'est arrivé
mille et mille fois, et cela ne peut manquer
d'arriver toiijours. Les abeilles travailletises,
pleines d'ordre et d'économie, ne peuvent nour-
rir des êtres propres k rien. C'est malheureux,
c'est triste, mais voilà : quand on fait du miel,
on aime à le garder pour soi.
— Vous êtes un jacobin I s'écriait Karolus in-
digné.
— Non, BU contraire, je suis un bourgeois
d'Anstatt, taupier et éleveur d'abeilles; j'aime
mon pays autant que vous; je me sacriûerais
pour lui, peut-être plutôt que vous. Mais je
suis bien forcé de dîie que les vrais frelons son l
ceux qui ne font rien, et que les abeilles sont
celles qui travaillent, puisque je l'ai vu cent
fois.
— Ahl s'écriait Karolus Richter, je parierais
que Koffel a les mêmes idées que vous I •
Alors le petit menuisier, qui n'avait rien dit,
répondait en clignant de l'œil :
■ Monsieur Karolus, ai j'avais le bonheur
d'être le petit-fils d'un domestique de Yen-
Péter ou de Salm-Salm, et si j'en avais hérité
de grands biens, qui m'entretiendraient dans
l'abondance et la paresse, alors je dirais que
les frelons sont les travailleurs et les abeilles
les fainéants. Mais de la façon dont je suis, j'ai
besoin de tout le monde pour vivre, et je ne
dis rien. Je me tùs. Seulement je pense que
cbacim devrait obtenir ce qu'il mérite par son
travail.
— Mes chers amis, reprenait alors l'oncle
gravement, ne parlons pas de ces choses, car
nous ne pourrions nous entendre. La paixl la
paix! voilà ce qu'il nous faut. C'est la paix qui
fait prospérer les hommes et qui remet tous
les êtres à leur place véritable. Par la guerre,
on volt les mauvais instincts prévaloir ; le
meurtre, la rapine et le reste. Aussi tous les
hommes de mauvaise vie aiment la guerre;
c'est le seul moyen pour eux de paraître quel-
que chose. En temps de paix, ils ne seraient
rien; on verrait trop facilement que leurs pen-
sées, leurs inventions et leurs désirs se rappor-
tent à de pauvres génies. L'homme a été créé
par Dieu pour la paix, pour le travail, l'amour
de sa femille et de ses semblables. Or, puisque
la guerre va contre tout cela, c'est un véritable
Qéau. Maintenant, voici dix heures q[ui sonnent,
nous pourrions nous disputer jusqu'à demain
sans nous entendre davantage. Je propose donc
d'aller nous coucher. •
Tout le monde se levait alors, et le bouif;-
mestre, appuyant ses deux gros poings ambras
de son iauteuiJ, s'écriait :
6
ROMANS NATIONAUX.
•
• Fasse le ciel que ni les Républicains, ni les
Prussiens V ni les Impériaux ne passent par ici,
car tous ces gens ont faim et soif 1 Et comme il
est plus agréable de boire son vin soi-même
que de le voir avaler par les autres, j^aime
beaucoup mieux apprendre ces choses par la
gazette que d'en jouir par mes propres yeux.
Voilà ce que je pense. »
Sur cette réflexion, il s'acheminait vers la
porte; les autres le smvaient.
« Bonne nuiti criait Toncle.
— Bonsoir I ■ répondait le mauser en s'éloi-
gnant dans la rue sombre.
La porte se refermait, et Toncle soucieux me
disait :
« Allons, Pritzel, tâche de bien dormir.
— Pareillement, mon oncle, » lui répon-
dais-je.
Lisbeth et moi nous montions l'escalier.
Un quart d'heure après, le plus profond si-
lence régnait dans la maison.
II
Or, un vendredi soir du mois de novembre
1793, Lisbeth, après le souper, pétrissait la pâte
pour cuire le pain du ménage, selon son habi-
tude. Comme il devait en résulter aussi de la
galette et de la tarte aux pommes^ je me tenais
près d'elle dans la cuisine, et je la contemplais
en me livrant aux réflexions les plus agréables.
La pâte faite, on y mit la levure de bière, on
gratta le pétrin tout autour, et l'on étendit des-
sus ime grosse couverture en plumes pour
laisser fermenter. Après quoi Lisbeth répandit
les braises de Tâtre à Tintérieur du four, et
poussa dans le fond, avec la perche, trois gros
fagots secs qui se mirent â flamboyer sous la
voûte sombre. Enfin, le feu bien allumé, elle
plaça la plaque de tôle devant la bouche du
four, et me dit :
« Maintenant, Fritzel, allons nous coucher;
demain, quand tu te lèveras, il y aura de la
tarte. »
Nous montâmes donc dans nos chambres.
L'oncle Jacob ronflait depuis une heure au fond
de son alcôve. Je me couchai, rêvant de bonnes
choses, et ne tardai point à m'endormir comme
un bienheureux.
Gela durait depuis assez longtemps, mais il
faisait encore nuit, et la lune brillait en face
de ma petite fenêtre, lorsque je fus éveillé par
un tumulte étrange. On aurait dit que tout le
village ^tait en l'air : les^ portes s'ouvraient et
se refermaient au loin, une foule de pas tra-
\ versaient les mares boueuses de la rue. £n
même temps j ^entendais aller et venir dans
notre maison, et des reflets pourpres miroi-
taient sur mes vitres.
Qu'on se figure mon épouvante.
Après avoir écouté, je me levai doucement
et j'ouvris une fenêtre. Toute la rue était pleine
de monde, et non-seulement la rue, mais en-
core les petits jardins et les ruelles aux environs:
rien que de grands gaillards, coiffés d'immenses
chapeaux à cornes, revêtus de longs habits
bleus à parements rouges, — de larges bau-
driers blancs en travers, — et la grande queue
pendant sur le dos, sans parler des sabres et
des gibernes qui leur ballottaient au bas des
reins, et -que je voyais pour la première fois.
Ils avaient mis leurs fusils en faisceaux devant
notre grange; deux sentinelles se promenaient
autour; les* autres entraient dans leç maisons
comme chez eux.
Au coin de l'écurie trois chevaux piaffaient.
Plus loin, devant la boucherie de Sépel, de
l'autre côté de la place, aux crocs du mur où
Ton écorchait les veaux, était pendu tout un
bœuf, à la lueur d'un grand feu qui montait et
descendait, illuminant la place; sa tête et son
dos traînaient â terre. Un de ces hommes, les
manches de sa chemise retroussées autour de
ses bras musculeux, le dépouillait; il l'avait
fendu du haut en bas; les entrailles bleues cou-
laient sur la boue avec le sang. La figure de '
cet honune, avec son cou nu et sa tignasse, était
terrible à voir.
^ Je compris aussitôt que les Républicains
avaient surpris le village, et, tout en m'habil-
lant, j'invoquai le secours de Tempereur Jo-
seph, dont H. Karolus Richter parlait si sou-
vent.
Les Français étaient arrivés durant notre
premier sommeil, et depuis deux heures au
moins, car lorsque je me penchai pour des-
cendre, j'en vis trois, également en mazuches
de chemises comme le boucher, qui retiraient
le pain de notre four avec notre pelle. Ils
avaient épargné la peine de cuire à Lisbeth t
comme l'autre avait épargné la peine de tuer à
Sépel. Ces gens savaient tout faire, rien ne les
embarrassait.
Lisbeth, assise dans un coin, les mains croi-
sées sur les genoux, les regardait d^un air assez
paisible ; sa première frayeur était passée. Elle
me vit au haut de la rampe, et s'écria :
t Fritzel, descends... ils ne te feront pas de
mail »
Alors je descendis, et ces honunes continuè<^
rent leur ouvrage sans s'inquiéter de moi. La
porte de l'allée à gauche était ouverte, et je
voyais dans le fruitier deux autres Républicains
I
1
V
MADAM1S THBRfiSB.
ea train de brasser la pâte d'une seconde ou
d'une troisième fournée. Enfin, à droite, par la
porte de \a salle entrebâillée, je voyais l'oncle
iacob assis prë? de la table, sur une chaise,
tandis qu'un liomme vigoureux, à gros favoris
Toox, le nez court et rond, les sourcils saillants,
les oreilles écartées de la tête et la tignasse
couleur de cbanvre , grosse comme le bras ,
pendant entre lès deux épaules, était installé
fiano le fauteuil et déchiquetait on de nos jam-
bons avec appétit. On ne voyait que ses gros
poings bruns aller et venir, la fourchette dans
l'un, le couteau dans l'autre, et ses grosses
joaes musculeuses trembloter. De temps en
temps, 11 prenait le verre, levait le coude, bu-
vait un bon coup et poursuivait.
11 avait des épaulettes couleur de plomb, un
grand sabre à fourreau de cuir, dont la co-
quille remontait derrière son coude, et des
bottes tellement couvertes de boue, qu'on ne
voyait plus que la glèbe jaune qui commençait
à sécher. Son cbapen> posé sur le bufiet, lais-
sait pendre un bouquet de plumes rouges, qui
s'allaient an courant d'air, car, malgré le
froid, les fenêtres restaient ouvertes; une sen-
tinelle passait derrière, l'arme au bras, et s'ar-
rêtait de temps en temps pour jeter un coup
i'asA sur la table.
Tout en déchiquetant, l'homme aux gros &•
voris pariait d'une voix brusque :
; • Ainsi, tu es médecin? disait-il à l'onde.
' —Oui, monsieur le commandant.
—Âppelle-moi • commandant • tout court,
I ou ■ citoyen commandant, ■ je te l'ai déjà dit;
les • monsieur ■ et les • madame ■ sont passés
; démode. Hais, pour en revenir à nos moutons,
I tudois connaître le pays; un médecin de cam-
pagne est toujours sur les quatre chemins. A
I coiobien sommes-nous de Kaiserslautem?
I —A sept lieues, commandant.
—Et de Pirmasensï
I —A huit environ.
L —Et de Landau?
I —Je crois à cinq bounes lieues,
—Je crois... à peu près... environ... est-ce
^ei qu'un homme du pays doit parler? Écoute,
lu m'as l'air d'avoir peur; tu crains que, si les
ti^its blancs passent par ici, on ne te pende
pour les renseignements que tu m'auras don-
nés. Oie-toi cette idée de la tête : la République
française te protège. >
Kl regardant l'oncle en face, de ses yeux gris:
■ AÛ sauté de la République une et indivi-
rible ! • fit-il en levant sou verre.
Us trinquèrent ensemble, et l'oncle, tout
pâle, tiut à la République.
■ Ah (A, reprit l'autre, est-ce qu'on n'a pas
™ d'Autt'ichieuB pat ici?
— Non, commandant,
— Eu es-m bien silr? Voyons, regardo-moî
donc en face.
■ —Je n'en ai pas vu.
—Est-ce que tu n'aurais pas Ait un tour à
Réetbal ces jours derniers î •
L'oncle avait été trois jours avant à Réethâl ;
il crut le commandant informé par quelqu'un
du village, et répondit ;
• Oui, commandant.
—Ah I— Et il n'y avait pas d'Autrichiens 1
-Non 1 .
Le républicain vida son verre, en jetant un
coup d'oeil oblique sur l'oncle Jacob ; puis il
étendit le bras et le prit au poignet d'un air
étrange.
• Tu dis que non ?
— Oui, commandant.
— Ëh bien, tu mens! *
Et, d'une vois lente, il ajouta :
• Nous ne pendons pas, nous autres, mais
nous fusillons quelquefois ceux qui nous trom-
pent I ■
La figure de l'oncle devint encore plus pâle.
Cependant, d'un ton assez ferme et la tête
haute, il répéta :
• Commandant, je vous affirme sur l'hon-
neur qu'il n*y avait pas dimpériaux à Réethâl
il y a trois jours.
— Et moi, s'écria le républicain, dont les pe-
tits yeux gris brillaient sous ses épais sour-
cils fauves, je te dis qu'il y en avait. Est-ce
clair? »
Il y eut un silence. Tous ceux de la cuisine
a'élaient retournés ; la mine du commandant
n'était pas rassurante. Hoi, je me mis à pleu-
rer, j'entrai même dans la chambre, comme
pour secourir l'oncle Jacob, et je me plaçai
derrière lui. Le républicain nous regardait tous
deux les sourcils &oncés, ce qui ne l'empêchait
pas d'avaler encore use bouchée de jambon,
comme pour se donner le temps de réfléchir.
Dehors, Lisbeth sanglotait tout haut.
• Commandant, reprit l'oncle avec fermeté,
vous ignorez peut-être qu'il y a deux Réethâl,
l'un du côté de Kaiserslautem, et l'autre sur la
Quelcb, à trois petites lieues de Landau. Les
Autrichiens étaient peut-être lâ-bas; mais de ce
côte, mercredi soir, on n'en avait pas encore vu.
~Ç&, dit le commandant en mauvais alle-
mand lorrain, avec un sourire goguenard, ce
n'est pas trop béte. Mais nous autres, entre
Hitche et Sarreguemines, nous sommes aussi
Uns que vous. A moins que tu ne me prouves
qu'il y a deux Réethâl, je ne te cache pas «jue
mon devoir est de ta faire arrêter et juger par
un conseil de guerre,
— Commandant, s'écria l'oncle en étendant
ROMANS NATIONAUX.
* Est-ce qu'on n't pK n d'Autrichiens pv Ici < ■ ( Pa(< 7.j
le bras, la preuve i^u'il y a deux Réethâl, c'est
qu'on les voit sur toutes les cartes du pays. •
n montrait notre vieille carte- accrochée au
mur.
Alors le républicain se retourna dans son
fauteuil et regarda en disant :
• Ah I c'est une carte du pays ? Voyons un
peu. •
L'oncle alla prendre la carte et l'ëtendit sur
la table, en montrant les deux villages.
• C'est juste, dit le commandant, à la bonne
lieure; moi je ne demande pas mieux que de
voir clair I *
Il s'était posé les deux coudes sur la table, et
sa grosse t£te entre les maini, il regardait.
• Tiens, tiens, c'est fameux, celai disait-il.
D^oa vlMit cette carte t
—C'est mon père qui l'a faite; il étidigéo*
mètre. >
Le républicain souriait.
' Oui, les bois, les rivières, les chemins, toiA
est marqué, disait-il; je reconnais ça... nous
avons passé ià... c'est bon... c'est trte-bon I •
Et se redressant :
• Tu ne te sers pas de cette carte, citoyen
docteur, ût-il en allemand; moi, j'en ai besoin
et je la mets en réquisition pour le service de
la République. Allons, allons, réparation d'hon-
neur I Nous allons boire encore un coup pour
cimenter les fêtes de la Concorde. •
On pense avec quel empressement Liabeth
descendit à la cave chercher une autre bou-
teille.
L'oncle Jacob avait repris son assurance. Le
MADAME THERESE.
î^^^-*^?^
Mtdime TliéciM. (PageUI^
emniDandaiit, ipn me regaroait alors, Inî de-
manda:
« Cesttonâlsl
— NoD, c'est mon neveu.
—\3a petit gaillard solidement bâti. Quand
je l'ai TU tout à l'heure arriver à ton secours,
cda m'a fait plaisir. Allons, approche, • dit-il
en m'attirant par le bras.
IV me passa la main dans les cheveux, et dit
d'une Toiz un pen mde, mais bonne tout de
m£me:
• Bl^ ce garçon -là dans l'amour des droits
de l'iiotome. An lien de garder les vaches, il
peut âsrenii commandant ou général comme
nn aatre. Maintenant toutes les portes sont ou-
vertes, toutes les places sont & prendre ; il ne
îaxï% qae âa «soi et de la chance pour réussir.
Moi, tel que tu me vois, je suis le flls d'im
foi^eron de Sarreguemines ; sans la Républi-
que, je taperais encore sur l'enclume ; notre
grand Qandrin de comte, qui eBt avecles habita
blancs, serait un aigle par la grâce de Dieu, et
moi je serais un âne ; au lieu que c'est tout le
contraire par la grâce de la Révolution. *
Il vida brusquement son verre, et fermant à
demi les yeux avec Ûnesse :
< Ça fait une petite diUérence, > dit-il.
A côté du jambon se trouvait une de nos ga-
lettes , que les RépubUcains avaient cuites
d'atord avec la première fournée ; de com-
mandant m'en coupa un morceau.
• Avale-moi ça hardiment, dit-il tout â lait
de bonne humeur, et tâche de devenir un
homme 1 ■
10
ROMANS NATIONAUX.
aammm
Puis 86 tournant vers la cuisine :
A Sergent Laflôche 1 » s'ëcria-t-il de sa voix
de tonnerre.
Un vieux sergent à moustaches grises, sec
comme un hareng saur, parut sur le seuil.
» (Combien de miches, sergent?
— Quarante.
— Dans une heure il nous en faut cinquante ;
avec nos dix fours, cinq cents : trois livres de
pain par homme. >
Le sergent rentra dans la cuisine.
L'oncle et moi, nous observions tout cela
sans bouger.
Le commandant s'accouda de nouveau sur la
carte, la tête entre les mains.
Le jour grisâtre commençait à poindre de-
hors i on voyait Tombre de la sentinelle se pro-
mener Tarme au bras devant nos fenêtres. Une
sorte de silence s'était établi; bon nombre de
Républicains dormaient sans doute, la tête sur
le sac, autour des grands feux qu'ils avaient
allumés, d'autres dans les maisons. La pendule
allait lentement, le feu pétillait toujours dans
la cuisine.
Gela durait depuis quelques instants, lors-
qu'un grand bruit s*éleva dans la rue; des
vitres sautèrent, une porte s'ouvrit avec fracas,
et notre voisin, Joseph Spick, le cabaretier, se
mit à crier :
« Au secours I au feu I »
Mais personne ne bougeait dans le village ;
chacun était bien content de se tenir tranquille
chez soi. Le commandant' écoutait.
t Sergent LaQèche 1 » dit-il.
Le sergent était allé voir, il ne parut qu'au
bout d'un instant.
t Qu'est-ce qui se passe? lui demanda le
commandant.
— C'est un aristocrate de cabaretier qui re-
fuse d'obtempérer aux réquisitions de la ci-
toyenne Thérèse, répondit le sergent d'un air
grave.
— Ëh bieni qu'on me l'amène. >
Le sergent sortit.
Deux minutes après, notre allée se remplis-
sait de monde; la porte se rouvrit, et Joseph
Spick, avec sa petite ve^te, son grand pantalon
de toile et son bonnet de laine frisée, parut sur
le seuil, entre quatre soldats de la République
l'arme au bras, la figure jaune comme du pain
d*épice, les chapeaux usés, les coudes troués,
de larges pièces aux genoux, et les souliers en
loques, recousus avec de la ficelle; ce qui ne
les empêchait pas àe se redresser et d'être fiers
comme des rois.
Joseph, les mains dans les poches de sa
veste, le dos rond, le front plat et les joues
pendantes, ne se tenait plus sur ses longues
jambes; il regardait à terre comme effaré.
Derrière, dans l'ombre, se voyait la tête
d'une femme pile et maigre, qui attira toat de
suite mon attention ; elle avait le front haut, le
nez droit, le menton allongé et les cheveux
d'un noir bleuâtre. Ce? cheveux lui descen-
daient en larges bandeaux sur les joues et se
relevaient en tresses derrière les oreilles, de
sorte que sa figure, dont on ne voyait que la
face sans les côtés, semblait extrêmement lon-
gue. Ses yeux étaient grands et noirs. Elle
portait un chapeau de feutre â cocarde trico-
lore, et par-dessus le chapeau, un mouchoir
rouge lié sous le menton. Gomme je n'avais vu
jusqu'alors dans notre pays que des femmes
blondes ou brunes, celle-ci me produisit un
efTet d'étonnement et d'admiration extraordi-
naire, tout jeune que j'étais; je la regardais
ébahi; l'oncle ne me paraissait pas moins
étonné que moi, et quand elle entra, suivie de
cinq ou six autres Républicains habillés comme
les premiers, durant tout le temps qu'elle fut
là, nous ne la quittâmes pas des yeux.
Une fois dans la chambre, nous vtmes qu'elle
avait un grand manteau de drap bleu, à triple
collet tombant jusqu'au-dessous des coudes,
un petit tonneau, dont le cordon lui passait en
sautoir sur l'épaule; enfin, autour du cou, une
grosse cravate de soie noire à longues franges,
quelque butin de la guerre sans doute, et qui
relevait encore la beauté de sa tête calme et
flère.
Le commandant attendait que tout le monde
fût entré, regardant surtout Joseph Spick, qui
semblait plus mort que vif. Puis, s'adressant à
la femme, qui venait de relever son chapeau
d'un mouvement de tête :
• Eh bien, Thérèse, fit-il, qu'est-ce qui se
passe?
— ^Yous savez, commandant, qu'à la dernière
étape je n'avais plus une goutte d'eau-de-vie,
dit-elle d'un ton ferme et net; mon premier
soin, en arrivant, fut de courir par tout le vil-
lage pour en trouver, en la payant, bien en-
tendu. Mais les gens cachent tout, et depuis
une demi-heure seulement, j'ai découvert la
branche de sapin à la porte de cet homme. Le
caporal Merlot, le fusilier Gincinnatus et le
tambour-maltre Horatius Goclès me suivaient
pour m'aider. Nous entrons, nous demandons
du vin, de l'eau-de-vie, n'importe quoi ; mais
le kaiserlick n'avait rien, il ne comprenait pas,
il faisait le sourd. On se met donc â chercher,
à regarder dans. tous les coins, et finalement
nous trouvons l'entrée de la cave au fond d'un
bûcher, dans la cour, derrière un tas de fagots
qu^il avait mis devant.
» Nous aurions pu nous fâcher; au lieu de
MADAHB THBRâSB.
cela, nous descendons et nous trouToss du
vin, du lard, de la choucroute, de l'eau-de-vie ;
nons remplissons nos tonneaux, nous prenons
da lard, etpois nous remontons sans esclandre.
Mais, en nous voyant revenir chargés, cet
homme, qui se tenait tranquillement dans la
chambre, sn mit i crier comme un aveugle, et
au lieu d'à» epter mes assignats, il les déchira
et me prit pur le bras en me secouant de toutes
ses forces, (incinnatus ayant déposé sa charge
SUT la table, prit ce grand flandrin au collet et
le jeta contre la fenêtre de sa baraque. C'est
alors que le sergent Lailèche est arrivé. Voilà
tout, commandant. >
Quand cette femme eut parlé de la sorte, elle
se retint derrière les autres, et tout aussitôt im
petit homme sec, maigre et brusque, dont le
chapeau penchait sur l'oreille, et qui tenait
sous son bras une longue canne à pomme de
cuivre en forme d'oignon, s'avança et dit :
• Commandant, ce que la citoyenne Thérèse
vient de vous communiquer, c'est l'indignation
de la mauvaise foi, que tout chacun aurait eue
de se trouver nei à nez avec un kaUerlick dé-
pourt'u de tout sentiment civique, et qui se
propose...
— C'est bon, interrompit le commandant, ta
parole de la citoyenne Thérèse me suffitl •
Et s'adressant en allemand à Joseph Spick,
il lui dit en fronçant les sourcils :
I Dis donc, toi, est-ce que tu veux être fu-
sillé? Cela ne cuAleia que la peine de te con-
duire dans ton jardini Ne sais-tu pas que le
papier de la République vaut mieux que l'or
(tes tyrans? Ecoute, pour cette fois je veux bien
te Taire grdce, en considération de ton igno-
rance; mais s'il t'airive encore de cacher tes
vivre» et de refuser les assignats en payement,
je le fais fusiller sur la place du village, pour
aervir d'exemple aux antres. Allons, marche,
grand imbécile I •
U défila cette petite harangue trés-ronde-
menl; puis se tournant vers la cantiniëre :
" C'est bien, Thérèse, dit-il, tu peux chap
ger tes tonneaux, cet homme n'y mettra pas
opposition. Et vous autres, qu'on le laisse
aller..
Tout le monde sorljt, Thérèse en tête et Jo-
ïeth le dernier. Le pauvre diable n'avait plus
<ute goutte de sang dans les veines ; il venait
d'en échapper d'une belle.
Le jour, dans l'intervalle, était venu.
Le commandant se leva, plia la carte et la
mit dans -a poche. Puis il s'avança jusqu'à
l'unR des reuêlrea et se mit à regarder le vil-
lage. L'oncle et moi nous regardions i l'autre
fenêtre. U pouvait ètie alors cinq heurei du
Tonte ma vie je me rappellerai cette me si-
lencieuse encombrée de gens endomus, tes uns
étendus, les autres repliés, la tête sur le sac.
Je vois encore ces pieds boueux, ces semelles
usées, ces habits rapiécés, ces faces jeunes aux
teiotes brunes, ces vieilles joues rigides, les
paupières closes; ces grands chapeaux, ces
épaulettes déteintes, ces pompons, ces couver-
tures de laine, à bordure rouge filandreuse,
pleines de trous, ces manteaux gris, cette paille
dispersée dans la boue. Et le grand silence du
sommeil après la marche forcée, ce repos ab-
solu semblable à la mort; et le petit jour
bleuAtre enveloppant tout cela de sa lumière
indécise, le soleil pÂle montant dans la brume,
!e8 maisonnettes aux larges toitures de cbaum»,
regardant de leurs petites fenêtres noires; et
tout au loin, des deux côtés du village, sur
l'Âltenberg et le Réepockel, au-dessus des ver-
gers et des chénevières, les baïonnettes des
sentinelles scintillant parmi les dernières étoi-
les; non, jamais je n'oublierai cet étrange spec-
tacle ; j'étais bien jeune alors, mais de tels
Bouvenirs sont étemels. ■
A mesure que le jour grandissait, s'animait
aussi le tableau : une tête se levait, s'appuyait
■ur le coude et regardait, puis bAîllait et sa
couchait de nouveau. Ailleurs un vieux soldat
se dressait tout à coup,, secouait ta paille de ses
habits, se coiffait de son feutre et repliait son
lambeau de couverture ; un autre aussi roulait
son manteau et le bouclait sur son sac; un
autre tirait de sa poche un bout de pipe et
battait le briquet. Les premiers levés se rap-
prochaient et causaient entre eux, d'autres
venaient les rejoindre en frappant de ta se-
melle, car il faisait froid à cette heure; les feux
allumés dans la rue et sur la place avaient fini
par s'éteindre.
En face de chez nous, sur la petite place,
étfut la fontaine ; un certain nombre de Répu-
blicains, rangés autour des deux grandes auges
moussues, se lavaient, riant et plait<aDtant
malgré le froid : d'autres venaient allonger la
lèvre au goulot.
Puis les maisons s'ouvraient une à une, et
Ton voyait les soldats en sortir, inclinant leurs
grands chapeaux et leurs sacs sous les petites
i^ portes. Us avaient presque tous la pipe al-
i lumée.
J A droite de notre grange, devant l'aube'-ge
* lie Spick, stationnait u charrette de la caiiti-
n
ROMANS NATIONAUX.
nière, couverte d'une grande toile; elle était à
deux roues, en forme de brouette, les bras po-
sant à terre.
Derrière, la mule, couverte d'une vieille
housse de laine à carreaux rouges et bleus, at-
tirait de notre échoppe une longue mèche de
foin, qu*elle mâchait gravement, les yeux à
demi fermés d'un air sentimental.
La cantinière, à la fenêtre en face, raccom-
modait une petite culotte, et se penchait de
temps en temps pour jeter un coup d'œil sous
le hangar. '
Là, le tambour-maitre Horatius Goclès, Cin-
cinnatus, Merlot et un grand gaillard jovial,
maigre, sec, à cheval sur des bottes de foin, se
disaient la queue Tun à l'autre ; ils se peignaient
les tresses et les lissaient en se crachant dans
la main ; Horatius Codés, qui se trouvait en
tête de la bande, fredonnait un air/ et ses ca-
marades répétaient le refrain à la sourdine.
Prés d'eux, contre deux vieilles futailles,
dormait un petit tambour d'une douzaine
d'années, tout blond comme moi, et qui m'in-
téressait particulièrement. C'est lui que sur-
veillait la cantinière, et dont elle racconuno-
dait sans doute une culotte. Il avait son petit
nez ronge en l'air, la bouche entr'ouverte, le
dos contre les deux tonnes et un bras sur sa
caisse ; ses baguettes étaient passées dans la
buifieterie, et sur ses pieds, couverts de quel-
ques brins de paille, était étendu un grand
caniche tout crotté, qui le réchauffait. A cha-
que instant cet animal levait la tête et le regar-
dait comme pour dire : « Je voudrais bien faire
un tour dans les cuisines du village ! > Mais le
petit ne bougeait pasf il dormait si bienl Et
comme, dans le lointain, quelques chiens
aboyaient, le caniche bâillait ; il aurait voulu
se mettre de la partie.
Bientôt deux officiers sortirent de la maison
voisine; deux hommes élancés, jeunes, la taille
serrée dans leur habit. Conimie ils passaient
devant la maison, le commandant leur cria :
« Duchéne I Richer !
—Bonjour, commandant, dirent-ils en se
retournant.
—Les postes sont relevés ?
-^Oui, commandant.
—Rien de nouveau ?
-^Rien, commandant.
—Dans une demi-heure on se remet en mar-
che. Fais battre le rappel, Ridier. Entre, Du-
chéne. • ^.
L'un des officiers entra, Tautre passa sous le
hangar et dit quelques mots à Horatius Codés.
Moi^ je regardais le nouveau venu. Le com-
mandant avait fait apporter une bouteille d'eau*
de-vie; ils en buvaient ensemble, lorsqu'une
sorte de bourdonnement s'entendit dehors:
c'était le rappel. Je courus voir ce qui se pas-
sait. Horatius Goclès, devant dnq tambours,
dont le petit tenait la gauche, la canne en Taîr,
ordonnait le roulement. Tant que la canne fut
levée, il continua. Les Républicains arrivaient
de toutes les ruelles du village; ils se ran-
geaient sur deux lignes, devant la fontaine, et
leurs sergents commençaient l'appel. L'oncle
et moi, nous étions émerveillés de Tordre qui
régnait chez ces gens ; à mesure qu'on les ap-
pelait, ils répondaient si vite, que c'était comme
un murmure dé tous les côtés. Ils avaient re-
pris leurs fusils et les tenaient à volonté^ sur
l'épaule ou la crosse à terre.
Après l'appel» il se fit un grand silence, et
plusieurs hommes, dans chaque comps^nie,se
détachèrent sous la conduite des caporaux,
pour aller chercher le pain. La dtoyenne Thé-
rèse attelait alors sa mule à la charrette. Au
bout de quelques instants, les escouades re-
vinrent, apportant les miches dans des sacs et
des paniers. La distribution commença.
Comme les Républicains s'étaient fait la
soupe en arrivant^ ils se bouclaient l'un à
l'autre leur miche sur le sac.
« Allons ! s'écria le commandant d*un ton
joyeux, en route! »
n prit son manteau, le jeta sur son épaule,
et sortit sans nous dire ni bonjour, ni bonsoir.
Nous pensions être débarrassés de ces gens
pour toujours.
Au moment où le commandant sortait, le
bourgmestre vint prier l'oncle Jacob de se ren-
dre bien vite chez lui, disant que la vue dee
Républicains avait rendu sa femme malade.
Ils partirent ensemble aussitôt. Lisbeth ar-
rangeait déjà les chaises et balayait la salle. On
entendait dehors les officiers commander : « En
avant, marche 1 > Les tambours résonnaient ;
la cantinière criait : « Hue I » et le bataillon se
mettait en route, quand une sorte de petiUe-
ment terrible retentit au bout du village. C'é-
taient des coups de fusil, qui se suivaient quel-
quefois plusieurs ensemble, quelquefois un à
un.
Les Républicains allaient entrer dans la rue.
« Halte 1 • cria le commandant, qui regar-
dait debout sur ses étriers, prêtant l'oreille.
Je m'étais mis à la fenêtre, et je voyais tous
ces hommes attentifs, et les offiders hors des
rangs autour de leur chef, qui parlait avec vi-
vacité.
Tout à coup un soldat parut au détour de la
rue j il courait, son fusil sur l'épaule.
• Commandant, dit-il de loin^ tout ei80ufEL6,
les Croates ! L'avant-poste est enlevé... ils arri-
vent!.». »
HADÂMB ^IlERfiSB.
13
A peine le commandant eut-il entendu cela
qu'il ee retotuna, courant sur la ligne ventre i
terre et criant :
• Formai le carré l •
Les officiers , les tambours , la cantiniëre se
repliaient en même temps autour de la fontaine,
tandis que les compagnies se croisaient comme
un jeu de cartes; en moins d'une minute, elles
formèrent le cairé sur trois rangs , les autres
an milieu, et presque aussitAt il se fit dans la
rue un bruit épouvantable , les Croates arri-
taient; la terre en tremblait. Je les vois encore
déboncber au tournant de la rue, leurs grands
manteaux ronges flottant derrière eui comme
les plis de dnquante étendards, et courbés si
bas sur leur selle, la latte en avant, qu'on aper-
cevait à peine leurs faces osseuses et brunes
ant longues moustaches jaunes.
n faut que les enfants soient possédés du
diable, car, au lieu de me sauver, je restai lÀ,
les yeux écarquillés, pour voir la bataille. J'a-
vais bien peur, c'est vrai, mais la curiosité
l'emportait encore.
Le temps de regarder et de frémir, les Croates
étaient sur la place. J'entendis à la même se-
conde le commandant crier : • Fen ! • Puis un
eoup de tonnerre, puis rien que le bourdonne-
ment de mes oreilles. Tout le côté du carré
tourné vers la rue venait de faire feu à la fois ;
les vitres de nos fenêtres tombaient en gielot-
tant; la fumée entrait dans la chambre avec
des débris de cartouches, et l'odeur de la poudre
remplissait l'air.
Hoi, les cheveux hérissés, je regardais, et je
voyais les Croates sur leurs grands chevaux,
debout dans la fumée grise, bondir, retomber
et rebondir, comme pour grimpersur le carré;
et ceux de derrière arriver, arriver sans cesse,
hurlant d'une voix sauvage : • Forveru! for-
wnx'. ■ •
• Feu du second rang I • cria le commandant,
au nubeu des hennissements et des cris sans
On.
Q avait l'air de parler dans notre chamJire,
tant aa voix était calme.
TJq nouveau coup de tonnerre suivit; et
tomme le crépi tombait, comme les tuiles rou-
laieot des toits, comme le ciel et la terre sem-
blmeni se confondre , Lisbeth, derrière , dans
u coiàne , poussait des cris si perçants que,
même à travers ce tumulte , on les entendait
comme im coup de sifflet.
Après les feux de peloton commencèrent les
feui de file. On ne voyait plus que les fusils du
deuiiôme rang s'abaisser, faire feu et se rele-
ver, tandis que le premier rang, le genou à
terre, croisait la balonnetle, et que le troisième
chargeait les fusils et les passait au second.
Les Croates tourbillonnaient autour du carte,
jappant au loin de leurs grandes lattes ; de
temps en temps un chapeau tombait, quelque-
fois l'homme. Va de ces Croates, repliant son
cheval sur les jarrets, bondit si loin qu'il Snn-
cbit les trois rangs et tomba dans le carré ; mais
alors le commandant républicain se précipita
sur lui, et d'un furieux coup de pointe le cloua
pour ainsi dire sur la croupe de son cheval ; je
vis le républicain retirer son sabre rouge jus-
qu'à la garde; cette vue me donna froid; j'al-
lais fuir, mais j'étaisàpeine levé, que les Croa-
tes firent volte-&ce et partirent, laissant un
grand nombre d'hommes et de chevaux sur la
place.
Les chevaux essayaient de se relever, puis
retombaient. Cinq ou six cavaliers, pris sous
leur monture, disaient des efTorls pour déga-
ger leurs jambes; d'autres tout sanglants se
traînaient à. quatre pattes, levant la main et
criant d'une voix lamentable : • Pardône, >Van-
çâst!' «dans la crainte d'être massacrés; quel-
ques-uns, ne pouvant endurer ce qu'ils souf-
fraient , demandaient en grâce qu'on les
acbevdt. Le plus grand nombre restaient im-
mobilaa.
Pour la première fois je compris bien la mort:
ces hommes que j'avais vus deux minutes
avant, pleins dévie et de force, chargeant
leurs ennemis avec fureur, et bondissant
comme des loups, ils étaient là, couchés péle-
méle.insensibleB comme les pierres du chemin.
Dans les rangs des Républicains il y avait
aussi des places vides, des corps étendus ma la
face, et quelques blessés, les joues et le front
pTèins de sang ; ils se bandaient la tête, le fusil
au pied, sans quitter Jes rangs ; leurs camarades
les aidaient à serrer le mouchoir et à remettre
le chapeau dessus.
Le commandant, achevai près de la fontaine,
la corne de son grand chapeau à plumes sur
le dos et le sabre au poing, faisait serrer les
rangs; prés de lui se tenaient les tambours eu
Ugne, et un peu plus loin, tout près de l'auge,
la cantiniére avec sa charrette. On entendait les
trompettes des Croates sonnerie retraite. Au
tournant de la rue, ils avaient fait halte; une
de leurs sentinelles attendait là, derrière l'an-
gle de la maison commune ; on ne voyait que
la tête de son cheval. Quelques coups de fuall
partaient encore.
• Cesses le feu! • cria le commandant.
Et tout se tut; on n'entenditplusquelatrom'
pette au loin,
* pardon, Frtnçaiï!
14
ROMANS NATIONAUX.
La canUDière fit alors le tour des rangs à
l'intérieur, pour verser de l'eau-de-vie auj
hommes, tandis que sept ou huit grands gail-
lards allaient puiser de Teau à la fontaine, dans
leurs gamelles, pour les blessés, qui tous de-
mandaient à l)oire d*une voix pitoyable.
Hoi, penché hors de la fenêtre, je regardais
au fond de la rue déserte, me demandant si les
manteaux rouges oseraient revenir. Le com-
n^andant regardait aussi dans cette direction,
ei Jiusait avec un capitaine appuyé sur la selle
de son cheval. Tout à coup le capitaine tra-
versa le carré, écarta les rangs et se précipita
chez nous en criant :
• Le maître de la maison?
— n est sorti.
— Ehbien... toi... conduis-moi dans votre
grenier... vite! •
Je laissai là mes sabots, et me mis à grimper
l'escalier au fond de l'allée comme un écureuil.
Le capitaine me suivait. En haut, il vit du
premier coup d'œil l'échelle du colombier et
monta devant moi. Dans le colombier il se
posa les deux coudes au bord de la lucarne un
peu basse, se penchant pour voir. Je regardais
par-dessus son épaule. Toute la route, à perte
de vue, était couverte de monde : de la cavale-
rie , de Pinfanterie , des canons , des caissons^
des manteaux rouges, des pelisseeT vertes, des
habits blancs, des casques , des cuirasses , des
ûles de lances et de baïonnettes, des Ugnes de
chevaux, et tout cela s*avançait vers le village.
« G^est une armée I » murmurait le capitaine
à voix basse.
n se retourna brusquement pour redescen-
dre, mais s'arrétant sur ime idée, il me montra
le long du village, à deux portées de fusil, une
Ûle de manteaux rouges qui s'enfonçaient dans
un repli de terrain derrière les vergers.
« Tu vois ces manteaux rouges ? dit-il.
— Oui.
— Est-ce qu'un chemin de voiture passe là?
— Non, c'est un sentier.
— Et ce grand ravin qui le coupe au milieu,
droit devant nous, est-ce qu'il est profond?
— Oh ! oui.
— On n'y passe jamais avec les voitures et les
charrues?
— Non, on ne peut pas. •
Alors, sans m'en demander davantage, il re»
descendit Téchelle à reculons , aussi vite que
possible, et se jeta dans Tescalier. Je le suivais;
nous filmes bientôt en bas, mais nous n'étions
pas encore au bout de Tallée, que l'approche
d'une masse de cavalerie faisait &émir les mai-
sons. Malgré cela, le capitaine sortit , traversa
la place, écarta deux hommes dans les rangs
et disparut.
I Des milliers de cris brefs, étrangeb, sembla*
blés à ceux d'ime nuée de corbeaux : t Houi-
rahl hourrahl • remplissaient alors la lue d*un
bout à l'autre, et couvraient presque le roule-
ment sourd du galop.
Hoi, tout fier d*avoir conduit le capitaine
dans le colombier, j'eus Timprudence de m*a-
vancer sur la porte. Les houlans, car cette fois
c'étaient des houlans, arrivaient conmie le
vent, la lance en arrêt, le dolman en peau de
mouton flottant sur le dos, les oreilles enfon-
cées dans leurs gros bonnets à poil, les yeux
écarquillés, le nez comme enfoui dans les mous-
taches, et le grand pistolet à crosse de cuivre
dans la ceinture. Ce fut comme une vision. Je
n'eus que le temps de me jeter en arrière; je
n'avais plus une goutte de sang dans les veines,
et ce n'est qu*au moment où la fusillade re-
commença, que je ine réveillai comme d'un
rêve, au fond de notre chambre, en face des
fenêtres brisées.
L'air était obscurci, le carré tout blanc de
fumée. Le commandant se voyait seul derrière,
immobile sur son cheval , près de la fontaine;
on l'aurait pris pour ime statue de bronze , à
travers ce flot bleuâtre, d'où jaillissaient des
centaines de flammes rouges. Les houlans,
; comme d'immenses sauterelles, bondissaient
tout autour, dardaient leurs lances et les reti-
raient; d'autres lâchaient leurs grands pistolets
dans les rangs, à quatre pas.
11 me semblaitque le carré pliait; c'était vrai.
« Serrez les rangs 1 tenez formel criait le
commandant de sa voix calme.
— Serrez les rangs! serrez 1 • répétaient les
officiers de distance en distance.
Mais le carré pliait, il formait un demitcerde
au milieu ; le centre touchait presque à la fon-
taine. A chaque coup de lance, amvait la parade
de la baïonnette comme l'éclair, mais quelque-
fois l'homme s'affaissait. Les RépubUcains n'a-
valent plus le temps de recharger; ils ne
tiraient plus, et les houlans arrivaient toujours,
plus nombreux, plus hardis, enveloppant le
carré dans leur tourbillon , et poussant déjà
des cris de triomphe, car ils se croyaient vain-
queurs.
Moi-même, je croyais les Républicains perdus
lorsque,au plus fort de l'action, lecommandant,
levant son chapeau au bout de son sabre, se
mita chanter une chanson qui vous donnait la
chair de poule, et tout le bataillon, comme un
seul homme, se mit à chanter avec lui.
En un clin d'oeil tout le devant du carré ae
redressa, refoulant dans la rue toute cette
masse dé cavaliers, pressés les uns contre les
autres, avec leurs grandes lances, comme les
' épis dans les champs.
— I
MADAMK THÉRÈSE.
IS
On aurait dit que cette chanson rendait les
Républicains furieux; c'est tout ce que j'ai vu
de plus terrible 1 Et depuis j'ai pensé bien des
fois que les hommes acharnés à la bataille sont
plus féroces que les bêtes sauvages.
Ibis ce qu'il y avait encore de plus affreux,
c'est que les derniers rangs de la colonne au-
trichienne, tout au bout de la rue, ne voyant
pas ce qui se passait à l'entrée de la place ,
avançaient toujours criant : « Hourrah 1 hour-
rahl > de sorte que ceuj des premiers rangs,
poussés par les baïonnettes des Républicains ,
etne pouvant plus reculer, s'agitaient dans une
oonfiiçion inexprimable et jetaient des cris de
détresse ; leurs grands chevaux , piqués aux
naseaux, se dressaient la crinière droite, les
yeux hors de la tête, avec des hennissements
grêles et des ruades épouvantables. Je voyais
de loin ces malheureux houlans; fous de ter-
leur, se retourner, en frappant leurs camarvr
des du manche de leurs lances pour se faire
place, et détaler comme des lièvres le longues
petites caséines.
Deux minutes après, la rue était vide. Il res-
tait bien encore vingt-cinq ou trente de ces
pauvres diables , enfermés dans la place. Ils
n'avaient pas vu la retraite et semblaient tout
déconcertés, ne sachant par où fuir ; mais ce
bt bientôt fini : une nouvelle décharge les cou-
cha sur le dos, sauf deux ou trois qui s'enfon-
cèrent dans la ruelle des Tanneurs.
On ne voyait plus que des tas de chevaux et
d'hommes morts ; le sang coulait au-dessous et
suivait notre rigole jusqu'au guévoir.
' Gesses le feu ! cria le conmiandant pour la
seconde fois ; chargez I •
Dans le même instant neuf heures sonnaient
à l'église. Le village en ce moment n'est pas à
dépemdre; les maisons criblées de balles, les
volets pendant à leurs gonds, les fenêtres dé-
foncées, les cheminées chancelantes, la rue
pleine de tuiles et de briques fracassées, les
toits des hangars percés à jour, ei ce tas de
morts, ces chevaux bousculés, se débattant et
saignant : on ne peut se le figurer.
Les Républicains, diminués de moitié, leurs
grands chapeaux penchés sur le dos, l'air dur
et terrible, attendaient l'arme au bras. Derrière,
à quelques pas de notre maison, le conunan*
daût délibérait avec ses officiers. Je l'entendais
très-bien: ;^.
« Hotts avons une armée autrichienne devant
nous, disait-il brusquement; il s'agit de tirer
notre peau d'ici. Dans une heure, nous aurons
^ûigt ou trente mille honmnes sur les bras ; ils
tourneront le village avec leur infanterie, et
nous serons to«8 perdus. Je vais faire battre la
retraite. Quelqu'un a^t-il quelque chose à dire ?
— Non , c'est bien vu, » répondirenc les au"*
très.
Alors ils s^éloignèrent, et deux minutes après,
je VIS un grand nombre de soldats entrer dans
les maisons, jeter les chaises, les tables, les ar»
moires dehorssur un même tas; quelques-uns,
du haut des greniers, jetaient de la paille et du
foin ; d'autres amenaient les charrettes et les
voitures du fond des hangars. Il ne leur fallut
pas dix minutes pour avoir à l'entrée de la rue
une barrière haute comme les maisons ; le foin
et la paille étaient au-dessus et au-dessous. Le
roulement du tambour rappela ceux qui fai-
saient cet ouvrage; aussitôt le feu se mit à
grimper de brindille en brindille jusqu'au haut
de la barricade, balayant les toits à côté, de sa
flamme rouge, et répandant sa fumée noire
comme une voûte inunense sur le village.
De grands cns s'entendirent alors au loin;
des coups de fusil partirent de l'autre côté ; mais
on ne voyait rien , et le commandant donna
l'ordre de la retraite.
Je vis ces Républicains défiler devant chez
nous d'un pas lent et ferme, les yeux étince-
lants, les baïonnettes rouges, les mains noires,
les joues creuses. Deux tambours marchaient
derrière sans battre ; le petit que j'avais vu dor-
mir sous notre hangar s'y trouvait; il avait sa
caisse sur l'épaule et le dos plié pour marcher;
de grosses larmes coulaient sur ses joues
rondes, noircies par la fumée de la poudre ;
son camarade lui disait : t Allons, petit Jean,
du courage ! • Hais il n'avait pas l'air d'enten-
dre. Horatius Codés avait disparu et la canti-
niére aussi. Je suivis cette troupe des yeux jus*
qu'au détour de la rue.
Depuis quelques instants le tocsin de la mai-
son commune sonnait , et tout au loin on enm
tendait des voix mélancoliques crier : « Au feu I
au feu! •
Je regardai vers la barricade des Républi-
cains ; le feu avait gagné les maisons et mon-
tait jusque dans le ciel; de l'autre côté, un
frémissemeiit d'armes remplissait la rue, et
déjà, sur les maisons voisines, de longues pi-
ques noires sortaient des lucarnes pour ren-
verser Téchafaudage de l'incendie.
IV
Après le départ des Républicains, il se passa
bien encore un quart d'heure avant que per-
sonne ne se montrât de notre côté dans la rue*
Toutes les maisons semblaient abandonnées.
De l'autre côté de la barricade, le tumulte aug-
ROMANS NATIOMAUX.
On loraH dit qne c«U« chuuoo rnidiil le* MpubUctiot htltux. (Pi(« th.)
mentait: les cris des geos: •■ Au feui au feul •
se prolongeaient d'une façon lugubre.
J'étau sorti soub le hang&r, épouvanté de
l'incendie. Rien ne bougeait; on n'entendait
que le pétillement du feu et les soupirs d'un
blessé assis contre le mur de notre étable; il
avait nue balle dans les reins,'ets'appnyait sur
les deux mains pour Be tenir droit : c'était un
Croate ; il me regardait avec des yeux terribles
et désespérés. Do peu plus loin, un cheval,
couché sur le flanc, balançait sa tête au bout
de son long cou, comme un pendule. -
Bt comme j'étais là, pensant que ces Français
devaient être de fameux brigands, pour nous
bnller sans aucune raison, un faible bruit se
fit entendre derrière moi-, je me retournai, et
je vis dans l'ombre du hangar, sous les brin-
dilles de paille tombant des pontree, U porte
delà grange eûtr'ouverte, et derrière, la figure
pâle de notre voisin Spick, les yeux écarquil-
lés. Il avançait ta télé doucement et prétait
l'oreille ; puis, s'étant convaincu que les Répu-
blicains venaient de battre en retraite, il s'â-
lança dehors en brandiraant sa hache comme
un furieux, et criant :
• Où sont-ils, ces gueuxT où sont-ils, que je
les extermine tous I
— Ah I lui dis-je, ils sont partis; mais, en
courant, vous pouvec encore les rattraper &u
bout du viUage. •
Alors il me regarda d'un teàl louche, et.
voyant que j'étais sans malice, U courut au
feu.
D'autres portes s'ouvraientau même instant ;
MADAME THERESE.
L'oDcie «'«(«(«llli. (Pige 190
, 1
des hommai fit des femmes sortaient, regar-
daient, poil levaient les mains au ciel, en
criant : i Qo^ila soient maudits ! qu'ils soient
mauditsl • £t chacun se dépéchait d'aller pren-
dre son baquet pour éteindre la feu.
La fontaine fut bieotât encombrée de monde ;
il n'y avait plus asses de place autour ; on for-
mait la chaîne des deux cAtés, jusque dans les
allées des maisons menacées. Quelques soldats,
debout mr les toits, versaient l'eau dans b
llamme -, mais tout ce qu'on put Caire, ce fut de
préserver les maisons voisiDes. Vers onze heu-
res, une gerbe de feu bleuâtre monta jusqu'au
ciel : dans le nombre des voitures entûséee , se
trouvait là charrette de la cantinière ; ses deux
tonnes d'eau-de-vie venaient d'éclater,
^•'«ncle lacob était auBsi dans la chaîne, de
l'autre côté, sons la garde des sentinelles aa-
tricbiennes; il parvint cependant à s'échapper
en traversant une cour, et rentra chez nous
par les jardins.
• Seigneur Dieu, e'écria-t-il , Fritiel est
sauvé t *
Je vis en cette circonstance qu'il m'aimait
beaucoup, car il m'embrassa en medemandant:
■ Où donc élais-tu, pauvre enfant?
—A la fenêtre, • lui dis-je.
Alors il devint tout pâle et s'écria :
• Lisbeth! Lisbethl •
Mais elle ne répondit pas, et même il nous
tut impossible de la trouver ; nous allions dans
toutes les chambres, regardant jusque sous les
lits, et nous pensions qu'elle s'étut sauvée
chez quelque voisine.
18
ROMANS NATIONAUX.
.--•X.
Dans cet intervalle, on finit par se rendre
maître du feu, et tout à coup nous entendîmes
les Autrichiens crier dehors : « Place.*, place...
En arrière I »
En même temps, un régiment de Croates
passa devant chez nous comme la foudre. Ils
s'élançaient à la poursuite des Républicains;
mais nous apprîmes le lendemain qu'ils étaient
arrivés trop tard ; Tennemi avait gagné les bois
de Rothalps, qui s'étendent jusque derrière
Krmasens. C'est ainsi que nous comprimes
enfin pourquoi ces gens avaient barricadé la
rue et mis le feu aux maisons : ils voulaient
retarder la poursuite de la cavalerie, et cela
montre bien leur grande expérience des choses
de la guerre.
Depuis ce moment jusqu'à cinq heures du
soir, deux brigades autrichiennes défilèrent
dans le village sous nos fenêtres i^des houlans,
des dragons, des houzards ; puis des canons,
des fourgons, des caissons; puis, vers trois
heures, le général en chef, au milieu de ses
ofilciers, un grand vieillard coiffé d'un tricorne
et vêtu dhme longue polonaise blanche, telle-
ment couverte de torsades et de broderies d'or,
qu'à côté de lui, le commandant républicain,
avec son chapeau et son uniforme râpés, n'au-
rait eu Tair que d'un simple caporal.
Le bourgmestre et les conseillers d'Anstatt^
en habit de bure à larges manches, la tête dé-
couverte, l'attendaient sur la place. Il s'y arrêta
deux minutes, regarda les morts entassés au*
tour de la fontaine, et demanda :
t Combien d'hommes les Français étaient-
ils?
— Un bataillon. Excellence, • répondit le
bourgmestre courbé en demi-cercle.
Le général ne dit rien. Il leva son tricorne
et poursuivit sa route.
Alors arriva la seconde brigade : des chas-
seurs tyroliens en tête, avec leurs habits verts,
leurs chapeaux noirs à bords retroussés, et
leurs petites carabines d'Insprtlck à balles for-
cées; puis d'autre infanterie en habit blanc et
culotte bleu de ciel, les grandes guêtres re-
montant jusqu'au genou; puis de la grosse ca-
valerie, des hommes de six pieds enfermés
dans leurs cuirasses, et dont on ne voyait que
le menton et les longues moustaches rousses
sous la visière du casque ; puis enfin les grandes
voitures de l'ambulance, couvertes de toiles
grises, tendues sur des cerceaux^ et derrière
les éclopés, les traînards et les poltrons.
Les chirurgiens de Tarmée firent le tour de
la place. Ils relevèrent les blessés, les placèrent
dans leurs voitures, et l'un de leurs chefs, un
petit vieillard à perruque blanche, dit au bourg-
mestre en montrant le reste s
I
« Vous ferez enterrer tout cela le plus tôt
possible.
— Pouf vous rendre mes devoirs, » répondit
le bourgmestre gravement.
Enfin les dernières voitures partirent ; il était
environ sîk heures du soir. La nuit était ve-
nue. L'oncle Jacob se tenait sur le seuil de la
maison avec moi. Devant nous, à cinquante
pas, contre la fontaine, tous les morts, rangés
sur les marches, la face en Tair et les yeux
écarquillés, étaient blancs comme de la cire,
ayant perdu tout leur sang. Les femmes et les
enfants du village se promenaient autour.
Et comme le fossoyeur Jeffer avec ses deux
garçons, ^Karl et Ludv^ig, arrivaient la pioche
siur l'épaule, le bourgmestre leur dit :
« Vous prendrez douze hommes avec vous,
et vous ferez une grande fosse dans la prairie
du Wolfthal pour tout ce monde-là; vous
m'entendez? Et tous ceux qui ont des charrettes
et des tombereaux devront les prêter avec leur
attelage, car c^est un service publie. »
Jeffer inclina la tête et se rendit tout de suite
à la pi^airie du Wolfthal, avec ses deux garçons
et les hommes qu'il avait choisis.
f II faut pourtant bien que nous retrouvions
Lisbeth, > me dit alors l'oncle.
Nous recommençâmes nos recherches du
grenier à la cave, et seulement à la fin, comme
nous allions remonter, nous vîmes derrièra
notre tonne de choucroute, entre les deux sou-
piraux, un paquet de linge dans l'ombre, que
l'oncle se mit à secouer. Aussitôt Lisbeth, d'une
voix plaintive, s'écria :
t Ne me tuez pas I Au nom du del, ayez pitié
de moi!
— Lève-toi^ dit l'oncle avec bonté ; tout est
fini! •
Mais Lisbeth était encore si troublée, qu^elle
avait de la peine à mettre un pied devant l'au-
tre, et qu'il me fallut la conduire en haut par
la main, comme une enfant. Alors, revoyant le
jour dans sa cuisine, elle s'assit au coin de
râtre et fondit en larmes, priant et remerciant
le Seigneur de l'avoir sauvée; ce qui prouve
bien que les vieilles gens tiennent à la vie au-
tant que les jeunes.
Les heures de désolation qui suivirent, et le
mouvement que dut se donner l'oncle pour se
rendre à l'appel de tous les malheureux qui
réclamaient ses soins resteront toujours pré-
sents à ma mémoire. Il ne se passait pas d^ins-
tant qu'une femme ou bien un enfant n'entrât
chez nous en s'écriant :'
f Monsieur le docteur... bien vite... qu'il
vienne! mon mari... mon frère... ma sœur
sont malades! •
Lhm avait été blessé, l'autre était devenu
HADAMB THÉRÈSE.
19
comme fou de peur; rautre, étendu tout de
BOB long, ne donnait plus signe de yie.
L'oncle ne pouvait être partout.
• Vous le trouverez dans telle maison, di<
sais-je A ces malheureux ; dépéchez-vous. »
Et ils partaient.
Ce n'est que bien tard, vers dix heures, qu'il
revint enfin. lisbeth s'était un peu remise ; elle
avait fiadt du feu sur Tâtre et dressé la table
comme à l'ordinaire; mais le crépi du plafond,
les éclats de vitres et de bois couvraient encore
le plancher. C'est au milieu de tout cela que
nous nous assîmes à table, et que nous man-
geâmes en silence.
De temps en temps, l'onde relevait la tête,
regardant sur la place les torches qui se pro-
menaient autour des morts, les charrettes
ndres qui stationnaient devant la fontaine,
ayec leurs petits bidets du pays, les fossoyeurs,
les curieuxj tout cela dans les ténèbres. Il ob-
servait ces choses gravement, et tout A coup,
vers la fin du repas, il se prit à me dire, la
main étendue :
« Toilà la guerre, Fritzel! Regarde, et sou-
viens-toi 1... Oui, voÛA la guerre : la mort et la
destruction^ la fureur et la haine, Toubli de
tons sentiments humains. Quand le Seigneur
nous frappe de ses malédictions, quand il nous
envoie la peste et la famine, au moins ce sont
des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ;
mais id, c^est l'homme lui-même qui décrète
la misère contre ses semblables, et c'est lui qui
porte au loin ses ravages sans pitié.
« Hier, nous étions en paix, nous ne deman-
dions rien A personne, nous n'avions pas fait
de mal, et tout A coup des hommes étrangers
sont venus nous frapper, nous ruiner et nous
détruire. Ahl qu'ils soient maudits, ceux qui
provoquent de tels malheurs par esprit d'ambi-
tion-, qu'ils soient l'exécration des siècles I
« fritzelj souviens-toi de cela; c'est tout ce
qui] 7 a de plus abominable sur la terre. Des
hommes qui ne se connaissent pas, qui ne se
août jamais vus, et qui tout A coup se précipi-
tent les uns sur les autres pour se déchirer I
Gela seul devrait nous faire croire en Dieu, car
il faut un vengeur de telles iniquités. >
Aiosi parla l'oncle gravement; il était très-
teiu; et moi, la tête baissée, j'écoutais, rete-
uant chacune de ses paroles et les gravant dans
inai&émdre.
Comme nous étions ainsi depuis une demi'
heure, une sorte de dispute s^éleva dehors, sur
Ia place ; nous entendîmes un chien gronder
sourdement, et la voix de notre voisin Spick
dire d'un air irrité ;
« Attends. . . attends. . . gueux de chien, je vais
te donner un coup de pioche sur la nuque. Ça,
c'est encore un animal de la même espèce que
ses maîtres : ça vous paye avec des assignats et
des coups de dents; mais il tombe mail •
Le chien grondait plus fort.
Et d'autres voix disaient au miheu du silence
de la nuit :
« C'est drôle tout de même... Voyez. «. il ne
veut pas quitter cette femme. • . Peut-être qu'elle
n'est pas tout A fait morte. •
Alors Tonde se leva brusquement et sortit.
Je le suivis.
Rien de plus terrible A voir que les morts
sous le reflet rouge des torches. Il ne faisait
pas de vent, mais la flamme se balançait tout
de même, et tous ces êtres pAles, avec leurs
yeux ouverts, semblaient remuer.
t Pas morte 1 criait Spick, est-ce que tu es
fou, Jeffer? Est-ce que tu crois en savoir plus
que les chirurgiens de l'armée? Non... non...
elle a reçu son compte... et c'est bien fait 1 c'est
cette femme qui m'a payé mon eau-de-vie avec
du papier. Allons, ôtez-vous de lA, que j'as-
somme le chien et que ça finisse !
— Qu'est-ce qui se passe donc ? • dit alors
l'oncle d'une voix forte.
Et tous ces gens se retournèrent conome ef-
frayés.
Le fossoyeur se découvrit, deux ou trois au-
tres s'écartèrent, et nous vîmes sur les marches
de la fontaine la cantinière étendue, blanche
connue la neige, ses beAux cheveux noirs dé-
roulés dans une mare de sang, sa petite toxme
encore sur la hanche, et les mains pAles jetées
à droite et A gauche sur la pierre humide où
coulait l'eau. Plusieurs autres cadavres l'entou*
raient, et le chien caniche que j'avais vu le ma-
tin avec le petit tambour, les poils du dos hé-
rissés, les yeux étincelants et les lèvres frémis-
santes, debout A ses pieds grondait et frissonnait
en regardant Spick.
Malgré son grand courage et sa pioche^ le
cabaretier n'osait approcher, car il était facile
de voir que s'il manquait son coup, cet animal
lui sauterait A la gorge.
« Qu'est-ce que c'est? répéta Tonde.
^Parce que ce chien reste lA, fit Spick en rica-
nant, ils disent que la femme n'est pas morte.
—Ils ont raison, dit l'oncle d'un ton brus-
que; certains animaux ont plus de cœur et d'es-
prit que certains hommes. 0 te- toi de là. »
n Técarta du coude et s'avança droit vers la
femme en se courbant. Le chien, au lieu de
sauter sur lui, parut s'apaiser et le laissa faire.
Tout le monde s'était approché; Tonde s'age-
nouilla, découvrit le sein de la' femme et lui
mit la main sur le coeur. On se taisait; le si-
lence était profond. Cela durait depuis près
d'une minute, lorsque Spick dit ï
20
ROMANS NATIONAUX.
f Hé I hé I hé! qu'on Tenterre, n'est-ce pas,
monsieur le docteur? •
L'oncle se leva, les sourcils froncés, et, re-
gardant cet homme en face, du haut en bas :
« Malheureux I lui dit-il, pour quelques me-
sures d'eau-de-vie que cette pauvre femme t'a
payées conune elle pouvait, tu voudrais main-
tenant la voir morte, et peut-être enterrée
vive!
— Monsieur le docteur, s'écria le cabaretier
en se redressant d'un air d'arrogance, savez-
vous qu'il y a des lois, et que...
— Tais-toi, interrompit l'oncle, ton action
est infâme! •
Et^ se tournant vers les autres :
« Jeffer, dit-il, transporte cette femme dans
ma maison ; elle vit encore. »
II lança sur Spick un dernier regard d'indi-
gnation, tandis que le fossoyeur et ses fils pla-
çaient la c&ntinière sur le brancard. On se mit
en marche ; le chien suivait l'oncle, serré contre
sa jambe. Quant au cabaretier, nous l'enten-
dions répéter derrière nous, près de la fon-
taine, d'un ton moqueur :
« La femme est morte; ce médecin en sait
autant que ma pioche I La femme est finie....
qu'on Tenterre aujoiu'd'hui ou demain, cela
ne fait rien à la chose... . On verra lequel de
nous deux avait raison. •
Gomme nous traversions la place, je vis le
mauser et Koffel qui nous suivaient, ce qui me
soulagea le cœor, car, depuis la nuit, une sorte
de frayeur s'était emparée de moi, surtout en
face des morts, et j'étais content d'être avec
beaucoup de monde.
Le mauser marchait aevant le brancard, une
grosse torche à la main ; Koppel, près de Ton-
de, semblait grave.
« Voilà de terribles choses, monsieur le doc-
teur, dit-il en marchant.
— Ahl c'est vous, Koffel 1 fit l'oncle. Oui, oui,
le génie du mal est dans l'air, les esprits des
téiiôbres sont déchaînés ! •
Nous entrions alors dans la petite allée rem-
plie de pl&tras; le mauser, s*arrétant sur le
seuil, éclaira Jeffer et ses fils, qui s'avançaient
d'un pas lourd. Nous les suivîmes tous dans sa
chambre, et le taupier, levant sa torche, s'écria
d'un ton solennel :
• Où sont-ils, les jours de tranquillité, les
instants de paix, de repos et de confiance après
le travail^.., où sont-Us, monsieur le docteur?
Ahl ils se sont envolés par toutes ces ouver-
tures. »
Alors seulement je vis bien l'air désolé de
notre vieille chambre, les vitres brisées, dont
les éclats tranchants et les pointes étincelantes .
•e découpaient sur le fond noir des ténèbres; 1
je compris les paroles du mauser, et je pensai
que nous étions malheureux.
■ Jeffer, déposez cette femme sur mon lit,
dit l'oncle avec tristesse ; il ne faut pas que
nos propres misères nous fassent oublier que
d'autres sont encore plus malheureux que
riMus. • '
Bt se tournant vers le taupier :
• Vous resterez pour m'éclairer, dit-il , et
Koffel m'aidera. >
Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur bran-
card siu: le plancher, placèrent la fenmie sur le
lit au fond de l'alcôve.' Le mauser, dont les
joues couleur de brique prenaient aux reflets
de la torche des teintes pourpres, les éclairait.
L'oncle remit quelques kreutzers à Jeffer,
qui sortit avec ses garçons.
La vieille Lisbeth était venue voir; son men-
ton tremblotait, elle n'osait approcher, et je
Tentendais qui récitait VAve Maria tout bas. Sa
frayeur me gagnait lorsque l'oncle s'écria :
t Lisbeth, à quoi penses-tu donc? Au nom
du ciel, es-tu folle? Cette femme n'est-elle pas
conmie toutes les fenunes^ et ne m'as -tu pas
aidé cent fois dans mes opérations? Allons^ al-
lons..^, maintenant la folie reprend le dessus.
Va* . . . chauffe de l'eau ; c'est tout ce que je puis
espérer de toi. »
Le chien s'était assis devant l'alcôve, et re-
gardait, à travers ses poils frisés, la femme
étendue sur le lit^ immobile et pâle comme
une morte.
t Fritzel, me dit l'oncle, ferme les volets,
nous aurons moins d'air. Et vous^ Koffel, faites
du feu dans le fourneau, car d'obtenir quelque
chose maintenant de Lisbeth, il n'y faut pas
penser. Ah ! si parmi tant de misères, nous
avions encore le bon esprit de rester un peu
calmes I Mais il faut que tout s'en mêle : quand
le diable est en route, on ne sait plus où il
s'arrêtera. •
Ainsi parla l'oncle d'im air désolé. Je couruB
fermer les volets, et j'entendis qu'il les accro-
chait à l'intérieur. En regardant vers la fon-
taine, je vis que deux nouvelles charrettes de
morts partaient. Je rentrai tout grelottant.
Koffel venait d'allumer le feu, qui pétillait
dans le poêle ; l'oncle avait déployé sa trousae
sur la table; le mauser attendait, regardant ces
mille petits couteaux reluire.
L'oncle prit une sonde et s'approcha du lit,
écartant les rideaux ; le mauser et Koffel le sui-
vaient. Alors une grande curiosité me poussa
et j'allai voir : la lumière de la chandelle rem-
plissait toute l'alcôve; la femme était nue jus-
qu'à la ceinture, l'oncle venait de lui découper
ses vêtements; Koffei, avec une grosse ép^ge,
lui lavait la poitrine et les seins couverts d'un
MÂDÂMB THÉRËSB.
2i
sang noir. Le chien regardait toujours, il ne
bougeait pas. lisbeth était aussi revenue dans
la chambre; elle me tenait par la main et mar-
mottait je ne sais quelle prière. Dans Talcôve,
personne ne parlait, et Toncle, entendant la
vieille servante, lui cria vraiment fâché :
i yeuz-tu bien te taire* vieille folie 1 Allons,
mauser, aUons, relevez le bras.
— Dne belle créature, dit le mauser, et bien
jeone encore.
— Comme elle est pâle I • fit Koffel. \
Je me rapprochai davantage, et je vis la
femme, blanche comme la neige, les seins
droits, la tête rejetée en arrière, ses cheveux
noirs déroulés. Le mauser lui tenait le bras
en Tair, et au-dessous, entre' le sein et Tais-
seQe, apparaissait une ouverture bleuâtre d^où
coulaient quelques gouttes de sang. L'oncle
lacob, les lèvres serrées, sondait cette bles-
sure; la sonde ne pouvait entrer. En ce mo-
ment , je devins tellement attentif , n'ayant '
îamais rien vu de pareU, que toute mon âme
était au fond de cette alcôve , et j'entendis
Tonde murmurer: « C'est étrange 1 >
Au même instant la femme exhala un long
soupir, et le chien, qui s'était tu jusqu'alors,
se prit i pleurer d'une voix si lamentable et
si douce , qu'on aurait dit un être humain;
les cbevGuz m'en dressaient sur la tôte. Le
mauser s'écria :
• Tais>toi! •
Le chien se tut, et Tonde dit :
• Relevez donc le bras, mauser. Eoflèl, pas-
sez ici et soutenez le corps. •
Koffel passa derrière le lit et prit la femme
par les épaules; aussitôt la sonde entra bien
loin.
La femme fit entendre un gémissement^ et
le chien gronda.
« ÂUons, s'écria l'oncle, elle est sauvée. Te-
ner, Koffel, voyez, la balle a glissé sur les
ofties, elle est id sous l'épaule; la sentez-
vous!
—Très-bien.
L'onde sortiti et me voyant sous le rideau,
a s'écria:
« Que &i»-tu là?
—Je regarde.
--Bon^ maintenant, il regarde 1 n est dit
9^ Umt doit aller de travers. •
^ ptit un couteau sur la table et rentra.
I« dùea me regardait de ses yeux luisants,
ce qui m'inquiétait.
Touti eoup la femme jeta un cri, et l'oncle
dit d'un ton joyeux :
« La voidl c'est une balle de pistolet. La
^Qa^euieose a perdu beaucoup de sang, mais
^Ue en teviendta.
—C'est pendant la grande charge des uhlans
qu'elle aura reçu cela, dit Koffel;*] 'étais chez
le vieux Eraêmer, au premier ; je nettoyais son
horloge, et j'ai vu qu'ils tiraient en arrivant.
— C'est possible, • répondit Tonde, jfui seu-
lement alors eut l'idée de regarder la femme.
Il prit le chandelier de la main du mauser,
et, debout derrière le lit, il contempla quelques
secondes cette malheureuse d'un air rêveur.
« Oui , fit-il , c'est une belle femme et ime
noble tête.1 Quel malheur que de pareilles
créatures suivent les armées I Ne serait-il pas
bien mieux de les voir au sein d'une honnête
famille, entourées de beaux enfants, auprès
d'un bravé homme, dont elles feraient le bon-
heur 1 Quel dommage! Bnfin... puisque c'est la
volonté du Seigneur. »
Il sortit, appelant Lisbeth.
■ Tu vas chercher une de tes chemises pour
cette femme, lui dit-il, et tu la lui mettras toi-
même. — Mauser, Soffel, venez; nous allons
prendre un verre de vin , car cette journée a
été rude pour tous. »
n descendit lui-même à la cave, et en revint
au moment où la vieille servante arrivait avec
sa chemise. Lisbeth, voyant que la cantinière
n'était pas morte , avait repris courage; elle
entra dans l'alcôve et tira les rideaux, pendant
que Tonde débouchait la bouteille et ouvrait le
buffet pour y prendre des verres. Le mauser et
Koffel paraissaient contents. Je m'étais aussi
rapproché de la table encore servie, et nous
finîmes de souper.
Le chien nous regardait de loin ; Toncle lui
jeta quelques bouchées de pain, qu'il ne voulut
pas prendre.
En ce moment imelieure soimait à l'église.
« G*est la demie, dit Koffel.
— Non, c'est une heure; je crois qu*il serait
temps de nous coucher, • répondit le mauser.
Lisbeth sortait de Talcôve; tout le monde
alla voir la femme vêtue de sa chemise ; elle
semblait dormir. Le chien s'était posé sur les
pattes de devant, au bord du ht, et regardait
aussi. L'oncle lui passa la main sur la tête en
disant:
« Va, ne crains plus rien; elle en reviendrai»,
je t'en réponds I >
Et ce pauvre animal semblait le comprendre;
il gémissait avec douceur.
Enfin on ressortit.
L'oncle, avec la chandelle, reconduisit Koffel
et le mauser jusque dehors, puis il rentra et
nous dit :
« Allez vous coucher maintenant, U est
temps.
— Et vous , monsieur le docteur? demanda
la vieille servante.
— Moi, je veille... cette femme est en danger»
et Ton peut aussi m'appeler dans le village. »
11 alla remettre une bûche au fourneau, et
s'étendit derrière, dans le fauteuil, en roulant
un bout de papier pour allumer sa pipe.
Lisbeth et moi nous montâmes chacun dans
notre chambre; mais ce ne fut que bien tard
qu'il me fut possible de dormir, malgré ma
grande fatigue, car de demi-heure en demi-
heure, le roulement d'une charrette et le reflet
des torches sur les vitres m'avertissaient qu'il
passait encore des morts.
Ënûn . au petit jour^ tous ces bruits cessèrent^
et je m'endormis profondément»
^'est le lendemain qu'il aurait fallu voir le
village, lorsque chacun voulut reconnaître ce
qui lui restait et ce qui lui manquait, et qu'on
s'aperçut qu'un grand nombre de Républicains,
de uhlans et de Croates avaient passé par der«
riëre dans les maisons , et qu'ils avaient tout
vidé! C'est alors que l'indignation fut univer-
selle, et que je compris combien Je mauser
avait eu raison de dire : « Maintenant les jours
de calme et de paix se sont envolés par ces
trous! »
Toutes les porte.^ et les fenêtres étaient ou-
vertes pour voir le dégât, toute la rue était
encombrée de meubles, de voitures > de bétail,
et de gens qui criaient: « Ahl les gueux... Ahl
les brigands... ils ont tout pris! »
L'un cherchaitses canards, l'autre ses poules;
Tautre, en regardant sous son lit, trouvait une
vieille paire de savates à la place de ses bottes ;
l'autre, en regardant dans sa cheminée, où pen-
daient la veille au malin des andouiiles et des
bandes de lard, la voyait vide, et entrait dans
une fureur terrible; les femmes se désolaient
en levant les mains au ciel, et les filles sem-
blaient consternées.
Et le beurre, et les œuifis , et le tabac > et les
pommes de terre, et jusqu'au linge, tout avait
été pillé ; plus on regardait , plus il vous man-
quait de choses.
La plus grande colère des gens se tournait
contre les Croates ; car, après le passage du
général, n'ayant plus rien à craindre des plain-
tes qu on pourrait faire^ ils s'étaient précipités
dans les maisons, comme une bande de loups
affamés, et Dieu sait ce qu'il avait fallu leur
donner pour les décider à partir, sans compter i
ce qu'il» avaient pris. * \
C est pourtantbien malheureux que la vieille '
Allemagne ait des soldats plus à craindre pour
elle que les Français. Le Seigneur nous pré-
serve d'avoir encore besoin de leur secours!
Nous autres enfants^ Hans Aden, Frantz Sé-
pel. Nickel, Johann et moi; nous allions de
porte en porte, regardant les tuiles cassées^
les volets brisés , les hangars défoncés , et ra-
massant les guenilles , les papiers de cartou-
ches, les balles aplaties le long des murs*
Ces trouvailles nous réjouissaient tellement,
que pas un n'eut lldée de rentrer avant la nuit
close. '
Vers deux heurs^ nousfimes la rencontre de
Zaphéri Schmouck, le fils du vannier, qui re-
dressait sa tête rousse et semblait plus fier que
d'habitude. Il tenait quelque chose caché sous
sa blouse ; et comme nous lui demandions :
■ Qu'est-ce que tu as? il nous fit voir la crosse
d'un grand pistolet de uhlan.
Alors toute la bande le suivit.
Il marchait au milieu de nous comme un
général, et à chaque nouvelle rencontre, nous
disions : « Il a un pistolet ! • Le nouveau venu
se joignait à la troupe.
Nous n'aurions pas quitté Schmouck pour
un empire ; il nous semblait que la gloire de
son pistolet rejaillissait sur nous.
Voilà bien les enfants , et voilà bien les
hommes!
r4hacun de nous se vantait des dangers qu^il
avait courus pendant la grande bataille :
t J'ai entendu siiQer les balles, disait Frantz
Sépel, deux sont entrées dans notre cuisine.
— Moi, j'ai vu galoper le général des uhlans
avec son bonnet rouge, criait Hans Aden; c'est
bien plus terrible que d'entendre sifOier les
balles. •
Ce qui m'enorgueillissait le plus, c'était que
le commandant républicain m'avait donné de
la galette en disant : f Avale-moi ça hardi-
ment! » Je me trouvais digne d'avoir un pis-
tolet comme Zaphéri : mais personne ne voulait
me croire.
Schmouck, en passant devant le perron de
là maison commune, s'écha :
« Venez voir! »
Nous montâmes le grand escalier derrière
lui, et devant la porte du conseil, percée d'une
ouverture carrée, grande comme la main, il
nous dit :
■ Regardez... les habits des morts sont làl...
Le père Jeffer et H. le bourgmestre les ont
conduits là ce matin, dans une charrette. •
Et nous restâmes plus d'une heure à con-
templer ces habits, nous grimpant l'un à l'autre
sur les épaules et soupirant : c Laisse-moi donc
aussi regarder, Hans Aden... c'est mou tour!t
Ces habits étaient entassés au milieu de la
HADAHB THÉRÈSE.
»
salle déserte, bous la lumière grise de
deux bautea fenéiree grilléee. Il y avait des
chapeaux républicaina et des bomietsdeuhlans,
desbaudrierBetdesgiberDes, deshabitsbleuset
des manteaux rouges, des sabres et des pisto-
lets. Les fusils étaient appuf es au mur à droite,
et, plus loio, sa trouvait une aie de lances.
Cela donnait froid à voir, et j'en ai gardé le
souvenir.
Au bout d'une heure, et comme la nuit ve-
nait, tout à coup l'uu de nous eut peur, et se
mit à descendre l'escalier en criant d'une voix
terrible : ■ Les voici 1 •
Alors toute la bande se précipita sur les mar-
ches, galopant les mains en l'air et se bouscu-
laot daus l'ombre. Ce qui m'étonne, c'est que
pas un de nous ne se soit cassé le cou, tant
noire épouvante était grande. J'étais le dernier,
et quoique mon cœur bondit d'une force in-
croyable, au bas du perron je me retournai pour
regarder ; tout était gris au fond du vestibule,
ta petite lucarne, à droite, éclairait les marches
noires d'un rayon oblique ; pas un soupir ne
troublait le silence sous la voâte sombre. Au
loin, dans la rue, les cris s'éloignaient. Je me
prisa songer que ToDcle devait être inquiet de
moi, et je partis seul , non sans me retourner
encore, car il me semblait que des pas farti&
me suivaient, et je n'osais courir.
Devant l'auberge des Deux-Clefty dont les Ite-
Détreu brillaient au milieu de la nuit, je fis
lialte. Le tumulte des buveurs me rassurait ; je
rega:^ai, par le petit vasistas ouvert, dans la
salle où bourdonnaient un grand nombre de
voix, et je vis Eoffel, le mauser, M. Richter
et biea d'autres, assis le l(nig des tables de sa-
piu , le dos courbé, le coude eo avant, en face
des cruches et des gobelets.
La figure anguleuse de M. Hichter, avec sa
veste de chasse et sa casquette de cuir booilli,
gesticulait sons le qainquet, dans la fumée
grisâtre:
• Voilà ces fameux Républicains, disait-il,
ces hommes terribles qui devaient bouleverser
le inonde, et que l'ombre glorieuse du feld-
maréchal Wurmser suFSt pour disperser. Vous
les avez vus plier les reins et allonger les jam-
besl Cotnbien de fois ne vous ai-je pas dit que
lentes leurs grandes entreprises flairaient par
une débâcle? Mauser, Eoffel, Tai-je dit?
— Eh oui, vous l'avea ditl répondit le mau-
ser, miôs ce n'est pas une raison pour crier si
fort. Voyons, monsieur Richter, asseyez-vous
et faites venir une bnoteille de vin; Koffel et
moi nous avons payé chacun la nôtro. Voilà le
principal. •
M. Richier s'assit, et moi je m'en allai chii
aoQL U pouvait être alors sept heures; l'allée
était balayée, les vitres remiseB.l'entrai d'abord
daDslacuisine,etLi8betb,en me voyant, s'écria:
■ Ah ! le voici I ■
Elle ouvrit la porte do la chambre eit disant
plus bas :
• Monsieur le docteur, l'enfant est là.
— C^est bon, dit l'oncle aaais à table, qu'il
entre. •
Et comme j'allais parler haut :
• ChutI ht-il en me'montrant l'alcAve; as-
sieds-toi, tu dois avoir bon appétit?
— Oui, mon oncle.
— D'où viens-lu?
— J'ai été voir le village.
— C'est bien, Fritzel; tu m'as donné de l'in-
quiétude, mais je suis content que tu aies vu
ces misères. *
Lisbeth vint alors m'apporter une bonne
assiettée de soupe, et, tandis que je mangeais,
l'oncle ajouta :
• Tu connais la guerre, maintenant. Sou-
viens-toi de ces choses, Fritzel, pour les mau-
dire. Cest une bonne instruction; ce qu'on a
vu jeune nous reste toute la vie. ■
Il se faisait ces réflexions à lui-même; moi,
j'allais toujours mon train, le nez dans mon
assiette. Après la soupe, Lisbeth me servit des
légumes et de la viande ; mais au moment où
je prenais ma fourchette, voilà que j'apen^ois,
assis près de moi sur le plancher, un être im-
mobile qui me regardait. Gela me saisit.
( Ne crains rien, Fritzel) >, me dit l'oncle en
souiiant.
Alors je regardai, et je reconnu» que c'était
le chien de la cantiniére. Il se tenait là grave-
ment, le nez en l'air, les oreilles pendantes,
m'observant d'un œil attentif à travers ses
poils &isés.
t Donne-lui de tes légumes, et vous serez
bientât bons amis, • dit l'oncle.
Il lui fit signe d'approcher; le chien vint
s'asseoir près de sa chaise, et parut bien con-
tent des petites- tapes que l'oncle lui donnait
sur la tête. Il lapa le fond de mon assiette, puis
se remit à me regarder d'un air grave.
Vers la fin du souper, j'allais me lever, quand
des paroles confuses s'antendirent dans l'al-
côve. L'oncle prêtait l'oreille; la femme pariait
extrêmement vite et bas. Ces paroles confuses,
mystérieuses, au miUeu du silence, m'émurent
plus que tout le reste; je me sentis pâlir. L'on-
cle, le front penché, me regardait, mais sa
pensée était ailleurs : il ëcouta^^. Le chien ve-
nait aussi de se retourner.
Dans la foule des paroles que disait cette
femme, quelques-unes étaient plus fortes :
• Mon père.... Jean....tué8.... tous.... tous..»
la patrie I... %
1
ROMANS NATIONAUX.
e lUltiranuM. (Picell.i
ta ï^ardant l'oncie, je voyaie qu'il avait les
yeux iroubles et que ses joues tremblaient. Il
prit la lampe sur la table et s'approcha du lit.
Lisbeth entrait pour desseirir ; il se retourna
et lui dit :
I Voici que la fièwe commence. »
Puis il écarta les rideaux^ Lisbeth, le suivit.
Moi je ne bougeais pas de ma chaise; je n'avais
plus faim. La femme se tut un instant. Je
voyais l'ombre de l'onde et celle de Liabeth
sur les rideaux ; l'oncle tenait le bras de la
femme. Le chien était avec eux dans l'alcdve.
Hoi, seul dans la salle noire, j'avais peur. La
lEemme ae mit A, parler plus huit; alors il me
seipbla que la salle devenait plus noire, et je
me rapprochid de la lumière. Hais, au même
instant, quelque chose parut se débattre; Lis-
beth, qui tenait la lampe, recula, et la &
toute pfUe, les yeux ouverts, se dressa eii criant:
• Jean..., Jean..., défends-toi.... j'arrive! >
Puis elle ouvrit la bouche, jeta un grand cri :
I Yivt la Bipublique! * et retomba.
L'oncle ressortit bouleversé en disant :
• Lisbeth, vite, vite, monte tà-haut... dans
l'armoire.... la fiole grise à bouchon de verre...
Dépâche-toi! >
Et il rentra.
Liabeth courait; moi je me tenais à la basque
de l'oncle. Le chien grondait, la femme était
étendue comme morte.
La vieille servante revint avec la fiole; l'oncle
regarda et dit d'une voix brève :
• C'est cela, une cuiller. •
Je courus chercher
MADAME THÉjRÈSE.
■ AljHl, lUaMT, dluit ronde, U nuU l'nt blu piute r • (P>|e n.)
^ersa quelques gouttes dedans, puis, relevant
la tête de la femme, il lui &t prendre ce qu'il 7
arail mis, en disant avec one dooœuT eztrâme :
• Allons, sllons, du courage, mon enfant,...
du courage.,., ■
lenel'aTaiB jamais entendu {>arler d'une voix
B douw, si tendre; mon cœur en était serré.
La femme soupira doucement , et l'oncle
f^lea^tturle Ut en relevant l'oreiller. Après
^oi il ressoTlit tout pâle et noue dit :
■ M\n dormir, laisaei-moi seul. . . je veillerai.
—Ma», monsieur le docteur, fit Liabeth,
déjà knnit dernière....
— Allei ïouft coocher, répéta l'oncle d'un
>™ tâché -, je n'ai pas la tempa d'écouter votre
iavirdage. Au nom du del, laisses-moi tran-
*iille,.,. ceà peut devenir sérieui, »
Il nous fallut bien obéir.
En montant l'escalier, Lisbeth, toute tremi
blante, me dit :
< As-tu vu cette malheureuse, Pritzel? Elle
va peut-être mourir.... eh bienl la voiU qui
pense encore à sa République du diable. Ces
gens-là sont de véritables sauvages. Tout ce
que noua pouvons faire , c'est de prier que
Dieu leur pardonne. ■
Elle se mit donc & prier.
Je ne savais que penser de tout cela. Hais
après avoir tant couru et m'étre crotté jus-
qu'à l'échiné, une fois au lit, je m'eadormis
si profondément, que le retour des Républicains
eux-mâmes, leurs feux de peloton et de batail-
lon n'auraient pu m'év^er avant dix iieureB
du matin.
Z6
ROMANS NATIONAUX.
VI
Le lendemain du départ des Républicains ,
tout le village savait déjà qH'uûe Française
était chez Tonde Jacob, qu'elle avait reçu un
coup de pistolet et qu'elle en reviendrait diffi-
cilement. Hais comme il fallait réparer les toits
des maisons , les portes et les fenêtres, chacun
avait bien assez de ses propres affaires sans
sMnquiétef de celles des autres, et ce n'est
que le troisième jour, quand tout fut à peu près
remis en bon état, que l'idée de la femme re-
vint aux gens.
Alors aussi Joseph Spick répandit le bruit
que la Française devenait furieuse, et qu'elle
criait : t Vive la République I » d'une façon
terrible.
Le gueux se tenait sur le seuil de son caba-
ret, les bras croisés, l'épaule au mur, ayant
Tair de fumer sa pipe, et disant aux passants :
«Hé! Nickel... Yokel... écoute... écoute,
comme elle crie I N'est-ce pas abominable? Est-
ce qu'on {devrait souffrir cela dans le pays? »
L'onde Jacob, le meilleur homme du monde,
en vint à ce point d'indignation contre Spick,
que je l'entendis répéter plusieurs fois qu'il
méritait d'être pendu.
Malheureusement on nb pouvait nier que la
femme ne parlât de la France^ de la République
et d'autres choses contraires au bon ordre;
toujours ces idées lui revenaient à l'esprit, et
cela nous mettait dans un embarras d'autant
plus grand , que toutes les commères^ toutes
les vieilles Salomé du village arrivaient à la
file chez nous, Time le balai sous le bras, la
jupe retroussée; Tautre ses aiguilles à tricoter
dans les cheveux, le bonnet de travers ; Pautre
apportant son rouet d'un air sentimental,
comme pour filer au Coin de l'âtre. Celle-d ve-
nait emprunter un gril^ celle-là acheter un pot
de lait caillé , ou demander un peu de levure,
pour faire le pain. Quelle misère I notre allée
avait deux pouces de boue amassés par leurs
sabots.
Et pendant que lisbeth lavait ses assiettes
ou regardait dans ses marmites, il fallait les en-
tendre jacasser, il fallait les voir arriver, se
faire la révérence et se donner des tours de
reins agréables. ,
« Hél bonjour donc, mademoiselle Lisbeth*
Qu'il y a de temps qu'on ne vous a vuel
— Ah! c'est mademoiselle Oursoulal Dieu du.
ciel I que vous me faites plaisir I Asseyez-vous
donc, mademoiselle Oursoula.
—Oh I vous êtes trop bonne, trop bonne, ma-
demoiselle lisbeth. . . Un beau temps, ce matin ?
—Oui, mademoiselle Oursoula, un très-beau
temps... c'est un temps délicieux pour les
rhumatismes.
— Délicieux, et pour les rhumes aussi.
—Ah 1 o\Li, et pour toutes sortes de maladies.
Ciomment va le rhumatisme de monsieur le
curé, mademoiselle Oursoula?
— ^Ehl Sdgneur Dieu! comment peut-il al-
ler? Tantôt d'un côté, tantôt de Tautre. Hier
c'était dans l'épaule, aujourd'hui c'est dans les
reins. Ça voyage. Toujours souffrant, toujours
souffrant I
— ^Ahl j'en suis désolée... désolée I
—Mais à propos, mademoiselle Lisbeth, vous
allez dire que je suis bien curieuse, mais on en
parlé dans tout le village : votre dame fran-
çaise est toujours malade?
— Ahl mademoiselle Oursoula, ne m'en par-
lez pas; nous avons eu ime nuit... une nuit!...
—Est-ce possible? Comment! cette pauvre
dame ne va pas mieux? Que me dites-vous là? «
Et l'on joignait les mains, et l'on se penchait
d'un air de commisération, et Ton roulait les
yeux en se balançant la tête.
Les deux premiers jours, l'oncie, pensant
que cela finirait lorsque la curiosité de ces gens
serait satisfaite, ne dit rien. Mais voyant que
cela se prolongeait, un beau matin que la
femme avait beaucoup de fièvre, il entra brus-
quement dans la cuisine, et dit à ces vieilles,
d^un ton de mauvaise humeur :
t Que venez-vous faire ici? Pourquoi ne
restez-vous pas chez vous? N'avez- vous pas
d'ouvrage à la maison? Vous devriez rougir de
passer ainsi votre existence à bavarder, comme
de vieilles pies, à vous donner des airs de
grandes dames, quand vous n'êtes que des
servantes! C'est ridicule, et cela m'ennuie
beaucoup.
— ^Mais» dit Tune d'elles, je viens acheter un
pot de lait,
—Faut-il deux heures pour acheter un pot
de lait? répondit l'oncle vraiment fâché. Lis**
beth, donne-lui son pot de lait, et qu'elle s^ea
aille avec les autres. Je suis las de tout cela. Je
ne souffrirai pas qu'on vienjie m'épier, et
prendre de fausses nouvelles chez moi, pour
les répandre dans tout le pays. Allez, et ne
revenez plus. • ^
Les commères s'en allèrent toutes honteuses.
HADàHB THfiRBSB.
27
Ce j(nir-là, l'oncle eut encore une grande
discussion. H. Rlchter s'âtant permis de lui
e qu'il avait tort de s'iatéreseer à des étran-
gers, venus dans le pays pour piller, et surtout
i cette femme, gui ue dâvait pas être grand'-
cliose, puisqu'elle avait suivi des soldats, il
l'éconta froidement, et fiait par lui répondre :
I Monsieur Richter, quand j'accomplis un
devoir d'humanité, je ne demande pas aux
gens : ■ De quel pays êtes-vousî Avei-vons les
mêmes croyances que moi? Êtes-vous riches
ou pauvres ? Pouvez-vous me rendre ce que je
Toos dorme? > Je suis les mouvements démon
«EUT, et le reste m'importe peu. Que cette
femme soit française ou allemande, qu'elle ait
des iâées républicaines ou non, qu'elle ait suivi
des soldats par sa propre volonté, ou qu'elle ait
ètè réduite à le faire par besoin, cela ne m'iu-
qniète pas. J'ai vu qu'elle allait mourir, mon
devoir éiait de lui sauver la vie; et maintenant
mon devoir est de continuer, avec la grâce de
Dieu, ce que j'ai bien fait d'entreprendre.
Quant à vous, monsieur Richter, je sais que
Toos êtes un égoïste, vous n'aimez pas vos
semblables; au lieu de leur rendre service,
TOUS cherchez à tirer d'eux des avantages per-
sonnels. C'est le fond de votre opinion mr
toQles choses. Et comme de telles opinions
m'indignent, je vous prie de ne plus mettre les
pieds chez moi. •
II ouvrit la porte, et M. Richter ayant voulu
répliquer, sans l'entendre il le prit poliment
parle bras et le mit dehors.
Le mauser, Koffel et moi nous étions pré-
senls, et la fermeté de l'oncle Jacob en cette
circonstance nous étonna, carjamaisnousne
l'avions vu plus calme et plus résolu.
Q ne conserva que le mauser et Koffel pour
amis; chacun- à son tour veillait près de la
femme, ce qui ne les empêchait pas d'aller à
leurs alÏMres pendant la journée.
Dès lors la tranquillité fut rétablie clies
DOOB.
Or, un matin, en m'éveiUant, je via que ITii-
Ter était venu; sa blanche lumière remplissait
ma petite chambre ; de gros flocons de neige
descendaient du ciel par myriades, et tourbil-
loimaienl contre mes vitres. Dehors régnait le
sileuce, pas une âme ne courait dans la rua,
tout le monde avait tiré sa porte, les poules se
laisaiem, tes chiens regardaient du fond de
leurs nidiea, et dans les buissons voisins, les
pauvres lerdiers, grelottant sous leurs plumes
Ebouriffées, jetaient ce cri plaintif de la misère,
•pu up finii qu'au printemps.
Moi, ie coude sur l'oreiller, les yeux éblouis,
'■^rdiinl la neige s'amonceler au bord des
EeUies lenêtres, je me figurais tout cela, et je
i-ovoyais aussi les hivers passJe : la lueur de
notre grand fourneau s'avançant et reculant le
soir sur le plancher, le mauser, Koffel etl'oncle
Jacob autour, le dos courbé, fumant leur pipe
et causant de choses indifférences. J'entendais
le rouet de Lisbetb bourdonner dans le silence,
comme les ailes cotonqeuses d'un papillon de
nuit, et son pied marquer la mesure de la com-
plainte que chante la bûche verte au milieu du
foyer. Puis dehors, je me représentais les glis-
sades sur la rivière, les parties de traîneau, la
bataille à pelotes de neige, les éclats de rire, la
vitre cassée qui tombe , la vieille grand'mère
qui crie du fond de l'allée, tandis que la bande
se disperse, les talons aux épaules.
Tout cela, dans une seconde , me revint &
l'esprit, et, moitié triste,-moitié content, je me
dis : • C'est l'hiverl >
Puis, songeant qu'il devait faire bon être
assis eu face de l'Atre , devant une soupe & la
farine, comme les apprêtait Lisbeth, je sautai
de mon lit et je m'habillai bien vite , tout fri-
leux. Après quoi, sans prendre le temps de
mettre la seconde manche de ma veste, je des-
cendis l'escalier, roulant comme une boule.
Lisbeth balayait ratlëe. La porte de la cui-
sine était ouverte; aussi, malgré le beau feu
qui dansait autour de la crémaillère, je me dé-
pêchai d'entrer dans la chambre.
L'oncle Jacob venait de rentrer d'une visite;
sa grosse houppelande fourrée de renard et son
bonnet de loutre étaient pendus au mur, et ses
grosses bottes debout près du foiuneau ; il pre-
nait un petit verre de kirscbenwasser avec le
mauser, qui avait veillé cette nuit-là. Tous deux
semblaient de bonne humeur.
• Ainsi, mauser, disait l'onde, la nuit s'est
bien passée 7
— Très-bien, monsieur le docteur, nous avons
tous dormi : la femme dans son lit , moi dans
le fauteuil, et le chien sous le rideau. Personne
n'a remué. Ce matin, en ouvrant la fenêtre, j'ai
vu le pays aussi blaur que Hans Wurst, lors-
qu'il sort de son sac da farine ; tout cela s'était
fait sans bruit. Et comme j'ouvrais la fenêtre,
vous remontiez déjà la rue ; j'avais envie de
vous crier • bonjour! • mais la femme donnait
encore, je n'ai pas voulu l'éveiller.
— Bon, bon, vous avez bien fait. A TOtre
santé, mauser!
— A la v&tre, monsieur le docteur I *
Us humèrent d'un trait leurs petits verres, et
les remirent sur la table en souriant.
< Tout va bien, reprit l'oncle, la blessure se
ferme, la fièvre diminue^ mais les forces man-
quent encore, le pauvre être a perdutrop de
sang. Enfin, enfin, tout cela reviendra. •
Je m'étais assis près du fourneau. Le chien
28
ROMANS NATIONAUX.
sortit alors de l'alcôve et vint caresser l'oncle,
qui, le regardant, se prit à dire :
« Quelle bonne béte ! Tenez, mauser, est-ce
qu'on ne dirait pas qu'il nous comprend? Est-ce
qu'il ne parait pas plus joyeux ce matin? On ne
m'ôtera jamais de Tesprit que ces animaux
comprennent bien les choses: s'ils ont moins
de jugement que nous, ils ont souvent plus de
cœur.
~ C'est clair, fit le mauser. Moi , tout le temps
de la fièvre, je ne regardais que le chien et je
pensais : t II est triste, ça va mal I— Il est gai,
ça va bien ! > Ha foi, je suis comme vous, mon-
sieur le docteur, j'ai beaucoup de confiancedans
l'esprit des animaux.
— Allons, mauser, reprit l'oncle, encore un
petit verre, il fait froid dehors, et le vi^x kir^
schenwasser vous réchauffe comme un rayon
de soleil. »
n ouvrit le buffet, apporta la miche et deux
couteaux, et dit :
« Cassons une croûte. >
Le mauser inclinala tête^ etl'oncle me voyant,
dit en souriant :
t Eh bien, Fritzel, les pelotes de neige et les
glissades vont recommencer ! Es^ce que cela
ne te réjouit pas?
'-^ Si, mon oncle. .
— Oui... oui... amuse-toi, on n'est jamais
plus heureux qu'à ton âge, garçon ; mais sur^
tout ne fais pas tes pelotes trop dures. Ceux
qui serrent trop leurs pelotes ne veulent pas
s'amuser, ils veulent faire du mal : ce sont de
méchants drôles.
— Hé ! dit le mauser en riant , moi , mon-
sieur le docteur, je serrais toujours mes pe-
lotes.
«* Et voilà le tort que vous aviez, mauser,
répondit l'oncle; cela prouve que, dans votre
nature, il se trouvait un fond de malice. HbJ-
reusement vous avez vaincu cela par la raison.
Je suis sûr que vous vous repentez d'avoir trop
serré vos pelotesi
— Oh oui I fit le mauser, ne sachant que
répondre, quoique les autres les aient aussi
serrées.
— On ne doit jamais s'inquiéter des autres ;
il faut &ire ce que le bon cœur nous commande ,
dit Toncle. Tous les hommes sont naturelle-
ment bons et justes, mais le mauvais exemple
les entraîne. •
Comme nous causions ainsi, quelques paroles
«^entendirent dans Talcôve; tout le monde se
tut, prêtant l'oreille.
r Ceci, mauser, murmura Toncle , n'est plus |
la voix du délire , c'est une voix faible, maiis
naturelle. »
Et se levant, il écarta les rideaux. Le mauser
et moi nous étions derrière lui> lé cou tendu.
La femme, bien pâle et bien maigre, semblait
dormir ; on Tentendait à peine respirer. Mais
au bout d\m instant elle ouvrit les yeux, et
nous regarda Tun après l'autre, comme éton-
née, puis le fond de l'alcôve, puis les fenêtres
blanches de neige , l'armoire , la vieille hor-
loge, puis le chien qui s'était dressé, la patte
au bord du lit. Cela dura bien une minute;
enfin elle referma les yeux, et l'oncle dit tout
bas:
t Elle est revenue à elle.
—Oui, fit le mauser du même ton, elle nous
a vus, elle ne nous connaît pas, et maintenant
elle songe à ce qu'elle vient de voir. »
Nous allions nous retirer, quand la femme
rouvrit les yeux, et, faisant un effort, voulut
parler. Mais alors l'oncle, élevant la voix, lui
dit avec bonté :
« Ne vous agitez pas, madame, soyez calme,
n'ayez aucune inquiétude... Vous êtes chez des
gens qui ne vous laisseront manquer de rien...
Vous avez été malade,., maintenant vous allez
mieux... Mais, je vous en pria, ayez confiance..*
vous êtes chez des amis r; chez de véritables
amis. »
Pendant qu'il parlait, la femme le r^ardait
de ses grands yeux noirs ; on voyait qu'elle le
comprenait. Mais, malgré sa recommandation,
après un instant de silence, elle essaya de par-
ler encore et dit tout bas :
■ Le tambour... le petit tambour... •
Alors l'onde, r^^ardant le mauser, lui de-
manda:
« Comprenez-vous ? ■
Et le mauser, portant la main à sa tête, dit :
« Un restant de fièvre, docteur, un petit res-
tant ; cela passera. >
Mais la femme , d'un accent plus fort , ré-
péta :
« Jean... le petit tambour I >
Je me tena& sur la pointe des pieds, fort at-
tentif ; et ridée me vint tout à coup qu'elle par-
lait du petit tambour que j'avais vu couché soub
notre hangar, le jour de la grande bataille. Je
me rappelai qu'elle le regardait aussi de la fe-
nêtre en face, en raccommodant sa petite cu-
lotte, et je dis :
« Oncle, elle parle peut^tre du petit tambour
qui était avec les RépubUcains. >
Aussitôt la pauvre femme voulut se re-
tourner :
« Oui... oui... fit-elle, Jean... mon frère!
—Restez, madame, dit l'oncle, ne faites pas
de mouvement; votre blessure pourrait se
rouvrir. Mauser, approchez la chaise.
Et me prenant sous les bras • il m'éleva de-
vant elle en me disant :
^
HADAHS THÂR&SE.
29
« Raconte à maàame ce que tu sais, FiitzeL
Tu te rappelles le petit tambour?
— Oh! oui; le matin de la bataille, il était
conché sous notre hangar, le chien sur ses
pieds; il dormait, je me le rappelle bien! lui
répoodi8*je tout troublé , car la femme me re-
gardait alors jusqu'au fond de Tâme, comme
elle avait regardé Toncle.
-Et ensuite, Fritzel?
— Ensuite, il était avec les autres tambours,
aa milieu du bataillon, quand les Croates sont
arrivés. El tout à la fin, quand on a mis le feu
dans la rue, et que les Républicains sont par^
tis, je Tai revu derrière.
—Blessé? fit la femme d'une voix si faible,
qu'on pouvait à peine Fentendre.
— Ohl non ; il avait son tambour sur l'épaule
et pleurait en marchant, et un autre plus grand
lui disait : « Allons, courage, petit Jean, cou-
rage I > Mais il n'avait pas Tair d'entendre... il
avait les joues toutes mouillées*
—Ta es bien sûr de l'avoir vu s'en aller,
Fritsel? demanda Fonde.
—Oui, mon onde : il me faisait de la peine;
jeTai regardé jusqu'au bout du village. »
Alors la femme referma les yeux, et nous en-
tendîmes qu'elle sanglotait intérieurement.
Des larmes lui coulaient le long des joues ,
l'une, après l'autre , sans bruit. C'était bien
triste^ et l'oncle me dit tout bas :
• Descends, Fritzel, il faut la laisser pleurer
sans gène. >
Mai? conmie j'allais descendre, elle étendit
la maii^, et me retint en murmurant quelques
paroles. L'onde Jacob la comprit et lui de-
manda:
t Vous Toulez embrasser l'enfant?
-Oui, . fitrelle.
n me pencha sur sa figure ; elle m'embrassa
en sanglotant .toujours. Moi , je m'étais mis
aussi à pleurer.
« C'est bon, fit Fonde, c'est bon. Il vous faut
maintenant du calme, madame; il faut tâcher
de dormir, la santé vous reviendra... Vous re-
venez votre jeune frère... Du courage î »
llm'enmiena dehors et referma les rideaux.
Le mauser se promenait de long en large
dans la salle; il avait la figure rouge et dit :
« Ça, monsieur le docteur, c'est une brave
famme,une honnête femme..* qu'elle soit ré-
publicaine ou tout ce qu'on voudra... celui qui
pensemit le contraire ne serait qu'un gueux.
—Oui, répondit Fonde, c'est une nature gé-
néreuse, je Vai reconnu tout de suite à sa
figure. Il esi heureux que Fritzel se soit rap-
pelé l'enfant. La pauvre femme avait une'
grande inquiétude. Je comprends maintenant
pourquoi ce nom de lean revenait toujours
dans son délire. Tout ira mieux, nûiuser, tout
ira mieux, les larmes soulagent. »
Ils sortirent ensemble dans l'allé^; je les
entendis encore causer de ces choses sur le seuil
de la maison»
Et comme je m'étais assis derrière le four-
neau, etqueje m'essuyais les joues du reversde
la mscnche , tout à coup jeTis le chien près de
moi , qui me regardait avec douceur. Il me
posa la patte sur le genou et se mit à me ca-
resser; pour la première fois, je pris sa grosse
tète frisée entre mes bras, sans crainte. Il me
semblait que nous étions amis depuis longtemps
et que je n'avais jamais eu peur de lui.
En levant les yeux au bout d'une minute ,
j'aperçus l'oncle qui venait d'entrer et qui m'ob-
servait en souriant.
< Tu vois, Fritzel, comme le pauvre animal
t'aime, dit-il ; maintenant il ie suivra, car il a
reconnu ton bon cœur. •
Et c'était vrai, depuis ce jour le caniche ne
refusa plus de m'accompagner ; au contraire,
il me suivait gravement dans tout le village, ce
qui me rendait encore plus fier que Zaphéri
Schmouck avec son pistolet de uhlan ; il s'as-
seyait près de ma chaise pour lécher mes as-
siettes, et faisait tout ce que je voulais.
VU
La neige ne cessa point de tomber ce jour-là
ni la nuit suivante; chacun pensait que les
chemins de la montagne en seraient encom-
brés, et qu'on ne reverrait plus ni les uhlans ni
les EÎépublicains : mais un petit événement vint
encore montrer aux gens les tristes suites de
la guerre, et les faire réfléchir sur les malheurs
de ce basjnonde.
C'était le lendemain du jour où la fenune
avait repris connaissance, entre huit et neuf
heures du matin. La porte de la cuisine restait
ouverte, pour laisser entrer la chaleur dans la
salle. Je me tenais à côté de lisbeth, qui battait
le beurre auprès de Tâtre. En tournant un peu
la tète, je voyais Tonde assis près de la fenêtre
blanche; il lisait l'almanach, et souriait de
temps en temps.
Le chien Scipio était assis près de moi, fixe
et grave, et comme je goûtais à chaque instant
la crème qui sortait de la baratte, il bâillait
d'un air mélancolique*
« Mais, Fritzel,disaitLisbeth,à quoi penses-
tu donc? Si tu manges toute la crème, nous
n'aurons plus de beurre. •
30
ROMANS NATIONAUX*
Dans la salle Thorloge marchait lentement;
dehors le silence était absolu.
Cela durait depuis une demi-heure, et lisbeth
venait de mettre le beurre frais sur une assiette^
lorsque des voix s'entendirent dans la rue ; puis
la porte de l'allée s'ouvrit, des pieds chargés
de neige battirent les dalles du vestibule. L'on-
de raccrocha son almanach au mur; il régar-
dait vers la porte, quand le bourgmestre Meyer
entra, son bonnet de laine frisée, à double
gland, tiré sur les oreilles, le collet de sa casa-
que tout blanc de givre, et les mains fourrées
dans ses moufles de peau de lièvre jusqu'aux
coudes.
« Salut, monsieur le docteur, salut ! dit le
gros homme. Tarrive par un temps de neige ;
mais que voulez-vous, il le faut, il le faut f >
Alors secouant ses moufles , qui restèrent
pendues à son cou par une ficelle, il releva son
bonnet et reprit :
« Un pauvre diable, monsieur le docteur, est
étendu dans le bûcher de Réebock, derrière un
tas de fagots. C'est un soldat, ou bien un capo-
ral, ou bien un hauptmann*, je ne sais pas au
juste. Il sp sera retiré là, pour mourir sans
trouble pendant le combat. A cette heure, il
faudrait dresser Tac te mortuaire ; je ne peux pcs
vérifier de quoi cet homme est mort; cela n'en-
tre pas dans mes attributions.
—C'est bien, bourgmestre, dit l'oncle en se
levant, j'arrive. Mais il faudrait encore un té-
moin.
—Michel Furst est dehors, dit le bourgmes-
tre; il m'attend sur la porte. Quelle neige ! quelle
neige! jusqu'aux genoux, monsieur le docteur.
Ça fera du bien aux semailles, et aux armées
de Sa Majesté, qui vont prendre leurs quartiers
d*hiver. Que Dieu les bénisse ) J'aime mieux
qu'elles les prennent du côté de Eaiserslautern
qu'ici : on n*a jamais de meilleur ami que soi-
même. »
Tandis que le bourgmestre se faisait ces
réflexions, l'oncle mettait ses bottes, sa grosse
houppelande et son bonnet de loutre. Après
quoi il dit :
« M'y voilà I ■
Ils sortirent,et, malgré les prières de Lisbeth,
qui voulait me retenir, je n'eus rien de plus
pressé que de m'échapper et de les suivre à la
piste; la curiosité du diable m'avait repris : je
voulais voir le soldat.
L'oncle Jacob, le bourgmestre et Furst mar-
chaient seuls dans la rue déserte; mais à me-
sure qu'ils avançaient, des figures se montraient
aux vitres des maisons , et l'on entendait des
portes s'ouvrir au loin. Les gens, voyant pas-
* Capiuioe.
ser le bourgmestre, le médecin et le garde
champêtre, pensaient qu'il devait y avoir quel-
que chose d'extraordinaire; plusieurs même
sortaient, mais ne découvrant rien, ils ren-
triaient aussitôt.
En arrivant à la maison de Réebock, — ^l'une
des plus vieilles du village, avec grange, écu-
ries et hangar derrière sur les champs, les éta-
bles de chaume tout moisi , à droite,- en arri-
vant là, le bourgmestre, Furst et l'oncle
entrèrent dans la petite allée sombre, aux
dalle^ concassées.
Je les suivais, ils ne me voyaient pas.
Le vieux Réebock , qui les avait vus passer
devant ses petites fenêtres, ouvrit la chambre,
pleine de vapeur comme une étuve , où se te-
naient la vieille grand'mère, ses deux fils et ses
deux brus.
Leur chien, au long poil gris et la queue traî-
nante, sortit aussi, et flaira Scipio qui me sui-
vait et qui se redressa fièrement, tandis que
l'autre tournait autour de lui pour faire con-
naissance.
« Je vais vous montrer, dit le vieux Réebock,
c'est là-bas, au fond... derrière la grange^
—Non, restez, père Réebock, répondit l'oncle;
il fait froid, vous êtes vieux; votre fils nous
montrera cela. •
Mais le fils, après avoir découvert le soldat,
s'était sauvé.
Le vieux marcha devant. Nous suivions à la
file. Il faisait extrêmement noir dans l'allée. En
passant nous vîmes l'étable éclairée par un e vitre
dans le toit , cinq chèvres aux mamelles gon-
flées, qui nous regardèrent de leurs yeux d'or,
et deux biquets, qui se mirent à chevroter
d'une voix plaintive et grêle; puis l'écurie, les
deux bœufs et la vache, avec leur râtelier ver-
moulu et leur litière de feuilles mortes. Les
animaux se retournèrent en silence.
Nous filions le long du mur; quelque chose
déboula sous mes pieds, c'était un lapin qui dis-
parut sous la crèche ; Scipio ne bougea point.
Plus loin nous arrivâmes à la grange, basse,
encombrée de paille et de foin jusqu'au toit.
Tout au fond nous vîmes une lucarne bleuâtre,
donnant sur le jardin; un grand tas de bûches
et quelques fagots rangés contre le mur rece-
vaient sa lumière ; plus bas tout était sombre.
Chose bizarre, dans la lucarne se tenaient
un coq et deux ou trois poules, la tête sous
l'aile, se détachant en noir sur cette lumière.
D'abord je ne vis pas grand'chose, à cause de
de l'obscurité. Tout le monde s'était arrêté. On
entendait les poules caqueter tout bas.
t J'aurais peut-être bien fait d'allumer la
lanterne, dit le vieux Réebock ; on ne voit pas
bien clair. >
MADAMX THtRÊBI.
il
Gomme il parlait, j*aperçu8 à droite de la
lucarne, étendu contre le mur^ entre deux fà"*
gots^ungrand manteau rouge, puis, en regar-
dant mieux ^ une tête noire avec .de longues
moustaches jaunâtres : le coq venait de sauteF
de la lucarne et avait donné du jour.
Alors la peur s'empara de moi; si je n'avais
pas senti Scipio contre ma jambe, je me serais
enfui.
I Je vois, fit Toncle, je voisi >
Et il 8*approcha en disant :
■ C'est un Croate. Voyons, Fursi, il faudrait
le tirer un peu sur le devant. »
Mais Furst ne bougeait pas, ni le bourg-
mestre.
L'oncle alors tira Thomme par une jambe et
16 fit glisser en pleine lumière : il avait la tête
couleur de brique, les yeux enfoncés , le nez
mince, les lèvres serrées, une touffe roussâtre
au menton.
L'oncle ouvrit la boucle du manteau, en re-
jetant les plis sur les bûches, et nous vîmes que
le Croate tenait son sabre à longue lame bleue
recourbée. Au côté gauche de sa veste, une
large plaque noire indiquait qu'il avait sai-
gné là. Uoncle défit les boutons et d\t :
I n est mort d'im coup de baïonnette , sans
doute pendant la dernière rencontre. Il se sera
retiré de la bagarre. Ce qui m'étonne, père
Réebock, c'est qu'il n'ait pas frappé à votre
porte et qu*il soit venu mourir si loin.
—Nous étions tous cachés dans la cave, dit
le vieux ; la porte de la chambre était fermée.
Nous avons entendu courir dans Tallée, mais il
y avait tant de bruit dehors ! Je crois plutôt
que ce pauvre honmie aura voulu se sauver à
travers la maison; malheureusement il n'y
avait pas de porte derrière. Un Républicain
Tanra suivi conune une béte sauvage, jusqu'au
fond de la grange. Nous n'avons pas vu de
sang dans l'allée. C'est ici, dans l'ombre, qu'ils
auront livré bataille; et l'autre, après lui avoir
donné ce mauvais coup, sera ressorti tranquil-
lement. Voilà ce que je pense. Sans cela nous
aurions trouvé du sang quelque part; mais
personne n'a rien vu, ni dans l'étable, ni dans
l'écurie. Ce n'est que ce matin, quand nous
avons eu besoin de gros bois pour le foiimeau,
que Sépel, en entrant au bûcher , a découvert
le malheureux. •
In écoutant ces explications, chacun se re-
présentait le Républicain, avec sa grande ti-
gnasseenteudin et son grandchapeau à cornes,
poursuivant le Croate dans l'obscurité, et cela
feisait frémit.
• Oui, dit l'oncle en se redressant et regar-
dant le bourgmestre d'un air triste, c'est ainsi
qiœ doivent s'être passées les choses. »
Tout le monde devenait réleur ; le silence,
auprès de ce mort, vous donnait froid.
« Enfin voilà le décès constaté, fit Toncle au
bout d'un instant, nous pouvons partir. •
Puis se ravisant :
t Peut-être y aurait-il moyen de savoir quel
est cet homme I >
n s'agenouilla de nouveau, mit la main dans
une poche de la veste et trouva des papiers. En
même temps il tira une chaînette de cuivre en
travers de Ja poitrine, et une grosse montre
d'argent sortit du gousset du pantalon.
« Tenez , voici la montre , dit-il au bourg-
mestre; je garde les papiers pour dresser
l'acte:
— Gardes tout, monsieur le docteur, répondit
le bourgmestre; je n'aimerais pas emporter
dans ma demeure une montre qui a déjà mar-
qué la mort d'une créature de Dieu. .. non l gar-
dez tout. Plus tard nous recauserons de cela.
Maintenant nous pouvons partir.
—Oui; et vous pouvez aussi envoyer Jeffer. »
L'oncle, m'apercevant alors, dit :
t Te voilà, Fritzel? Il faut donc que tu voies
tout?»
Il ne me fit pas d'autres reproches, et nous
xentrâmes ensemble à la maison. Le bourg*
mestre et Furst s*en étaient allés chez eux.
Tout en marchant, l'oncle parcourait les pa-
piers du Croate. En ouvrant la porte de notre
chambre, nous vîmes que la femme venait de
prendre un bouillon, les rideaux étaient encore
ouverts et l'assiette sur la table de nuit.
« Eh bien, madame, dit l'oncle Jacob en sou-
riant, vous allez mieux? •
Alors, elle, qui s'était retournée et qui le re-
gardait avec douceur de ses grands yeux noirs,
répondit :
ff Oui, monsieur le docteur, vous m'avez
sauvée, je me sens revivre. »
Puis, au bout d'une seconde, elle ajouta d'un
ton plein de compassion :
« Vous venez encore de reconnaître une
malheureuse victime de la guerre! ■
L'oncle comprit qu'elle avait tout entendu,
lorsque le bourgmestre était venu le prendre
. une demi-heure avant..
t C'est vrai, dit-il, c'est vrai, madame ; en-
core un malheureux qui ne reverra plus le toit
de sa maison, encore ime pauvre mère qui
n'embrassera plus son fils. •
La fenune semblait émue et demanda tout
bas :
c Cest un des nôtres ?
— ^Non, madame, c'est un Croate. Je viens de
lire en marchant une lettre que sa mère lui
écrivait il y a trois semaines, ik pauvre femme
lui recommande de ne pas oublier ses prières
ROMANS NATIONAUX.
K\on la peur t'cmpara de m
du matin et du soir et de bien se conduire. Elle
lui parle avec tendresse, comme à un enfant.
C'était pourtant un vieui soldat, mais elle le
voyait sans doute encore tout rose et tout
blond, commele jour où, pour la demiàre fois,
elle l'avait embrassé en sanglotant, ■
La voix de l'oncle en parlant de ce» choses,
s'attendrissait; il regardait la femme qui, de
son côté, semblait aussi touchée.
■ Oui, vous avez raison, dit-elle, ce doit âtre
affreux d'apprendre qu'on ne verra plus son
enfant. Moi, du moins, j'ai la consolation de ne
pouvoir pics causer d'aussi grandes douleurs
è. ceux qui m'aimaient. ■
Alors elle détourna la tête, et l'oncle, devenu
très-grave, lui demanda :
• Von* n'êtes pourtant pas seule au moudeT
— Je n'ai plus ni père ni mère, fit-elle d'une
voix basse ; mon père était chef du bataillon
que vous avez vu; j'avais trois frères, noua
étions tous partis ensemble en 92, de Pénè-
trange en Lorraine. Maintenant trois sont
morts, le père et les deux alnéa ; il ne resta
plus que moi et Jean, le petit tambour. •
La femme, en disant cela, semblait prête à
fondre en larmes. L'oncle, le front penché, les
mains croisées sur le dos, se promenait de long
en large dans la chambre. Le silence reve-
nait.
Tout à coup la Française reprit :
I J'aurais quelque chose à vous demander,
monsieur le docteur?
— Qaoi, madame?
— Ce snait d'écrire à la mère du mtlh«n-
MADAME THÉRÈSE.
nu Croate. Cest terrible, sans doute, d'ap-
pRiuIrelamort de son fils, mais de l'attendre
toajonn, d'espérer pendant des années qu'il
'tiendra, el deroir qn'il n'arrive paa, même
à il deniiàre beore, ce doit être plus cruel en-
core. •
Ble se lot, et l'oncle tout rêveur répondît :
• Oui... oui... c'est mie bonne pensée 1 Frit-
^\ apporte l'encre et le papier. Quelle misère,
mon Dieu! dite qu'on annonce des choses pa-
nillet, et gnie ce sont encore de bonnes ac-
tions l Ah! la guerre... la guerre I •
H s'uBît et se mit & écrire.
Litbelti entrait alors pour mettre la nappe;
elle déposa les assiettes et la mîcbe sur le buf-
let. Uidî sonnait; la femme senil).^ut s'être as-
soupie.
^Sn l'oncle finit sa lettre; il la plia, la ca-
cheta, écrivit l'adresse et me dit :
• Va, Fritzel, jette cette lettre & la botte, et
dépéohe-toi. Tu demanderas aussi le journal à
la mira Eberbardt ; c'est samedi, nous aurons
des nouvelles de la guerre. >
Je sortis en courant et je mis la lettre à la
botte du village. Mais le journal n'était pas ar-
rivé; Clément! avait été retenu par les neigea,
ce qui n'étonna pas l'oncle, pareille chose arri-
vant presque tous les hivers.
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34
ROMANS NATIONAUX.
VIII
En revenant de la poste, j'avais aperçu tout
au loin, içins la grande prairie communale,
derrière l'église, Hans Aden, Prantz Sépel et
bien d'autres de mes camarades qui glissaient
sur le guévDir. On les voyait prendre leur élan
à la file, et partir comme des flèches, les reins
plies et les bras en l'air pour tenir l'équilibre ;
on entendait le bruit prolongé de leurs sabots
sur la glace et leurs cris de joie.
Comme mon cœur galopait en les voyant!
comme j'aurais voulu pouvoir les rejoindre I
Malheureusement l'oncle Jacob m'attendait
alors, et je rentrai la tête pleine de ce joyeux
spectacle. Pendant tout le dîner, l'idée de cou-
rir là-bas ne me quitta pas une seconde ; mais
je me gardai bien d'en parler à l'oncle, car il
me défendait toujours de glisser sur le guévoir,
à cause des accidents. Enfin, il sortit pour aller
faire une visite à M. le curé, qui souffrait de
ses rhumatismes.
J'attendis qu'il fût entré dans la grande rue,
puis je sifflai Scipio, et je me mis à courir jusf^
qu'à la ruelle des Houx, comme un lièvre. Le
caniche bondissait derrière moi, et ce n'est que
dans la petite allée pleine de neige que nous
reprîmes haleine.
Je croyais retrouver tous mes camarades sur
le guévoir, mais ils étaient allés diner; je ne
vis, au tournant de l'église, que les grandes
glissades désertes. Il me fallut donc gUsser
seul, et, comme il faisait froid, au bout d'une
demi-heure j'en eus bien assez.
Je reprenais le chemin du village, quand
Hans Aden, Frantz Sépel et deux ou trois au-
tres, les joues rouges, le bonnet de coton tiré
sur les oreilles et les mains dans les poches,
débouchèrent d'entre lès haies couvertes de
givre.
« Tiens I c'est toi, Fritzel I me dit Hans Aden ;
tu t'en vas?
— Oui, je viens de glisser, et l'oncle Jacob
ne veut pas que je glisse ; j'aime mieux m'en
aller.
—Moi, dit Frantz Sépel, j'ai fendu mon sabot
sur la glace ce matin, et mon père l'a raccom-
modé. Voyez un peu.
Il défit son sabot et nous le montra. Le père
Frantz Sépel avait mis une bande de tôle en
travers, avec quatre gros clous à tête pointue.
Cela nous fit rire, e^ Frantz Sépel s'écria :
>. Ça, ce nest pas commode pour glisser I
Écoutez, allons plutôt en traîneau; nous mon-
terons sur TAltenberg, et nous descendrons
comme le vent. »
L'idée d'aller en traîneau me parut alors si
magnifique, que je me voyais déjà dessus, des-
cendant la côte en trépignant des talons, et
criant d'une voix qui montait jusqu'aux nua^
ges : « Himmelsfarthl Himmelsfarthl »
J'en avais des éblouissements.
« Oui, dit Hans Aden ; mais comment avoir
un traîneau?
— Laissez-moi faire, répondit Frantz Sépel,
le plus malin de nous tous. Mon père en avait
un Tannée dernière ; mais il était tout ver-
moulu, la grand'mère en a fait du feu. C'est
égal^ arrivez toujours. »
Nous le suivîmes pleins de doute et d'espé-
rance. Tout en descendant la grande rue, de*
vaut chaque hangar nous faisions halte, le nez
en l'air, et nous regardions d'un œil d'envie
les schlittes * pendues aux poutres.
< Ça, disait Tun, c'est ime belle schlilte^ nous
pourrions tous y tenir sans gêne.
— Oui, répondait un autre, mais elle serait
trop lourde à traîner sur la côte : elle est en
bois vert.
— Eh! faisait Hans Aden, nous la prendrions
tout de même, si le père Gitzig voulait nous la
prêter; mais c'est un avare : il gard^ sa scfUilu
pour lui seul, comme si les schliues pouvaient
s'user.
— Arrivez donc 1 » s'écriait Frantz Sépel^ qui
niarchait eq avant.
Et toute la troupe se remettait en route. De
temp^ en temps on regardait Scipio, qui mar-
chait près de moi.
• Vous avez un beau chien, faisait Hans
Aden, c'est un chien français^ ils ont de la
laine comme les moutons et se laissent tondre
sans rien dire. •
Frantz Sépel soutenait qu'il avait vu, l'année
précédente, à la foire de Eaiserslautem, un
chien français avec des lunettes et qui comptait
sur un tambour jusqu'à cent. Il devinait aussi
toutes sortes de choses, et la grand'mère Anne
pensait que ce devait être un sorbier,
Scipio, pendant ces discours, s'arrêtait et
nous regardait. J'étais tout fier de lui. Le pe-
tit Karl, le fils du tisserand, disait que si c'était
im sorcier, il pourrait nous faire avoir une
scMUtôy mais qu'il faudrait lui donner son &m#
* TrAlneciix.
%
r
Madame THÉRiss.
35
en tchange, et pu un de nous ne Tonlait lui
doimei son &me.
HouB allions doue ainsi, de maison en mai-
80Q,et deux heures eonnaient â l'église, lorsqoe
M. Hichier passa sur son traîneau, en criant Â
sa grande bique décharnée :
• Allez, Charlotte, allezl ■
U pauvre béte allongeait ses hanches, et
H. Hichter, contre son ordinaire, paraissait
(oui joyeux. En passant devant la maison du
twacher Sépel, il cria :
■ Bonne nouvelle, Sépel, bonne nouvelle I ■
lissait claquer son fouet, etHans Aden dît :
• U. Richter est un peu gris; il aura trouvé
quelque part du vin qui ne lui coûtait rien. •
Alors toute la bande rit de bon cœur, car tont
le village savait que Richter était un avare.
Nous étions arrivés au bout de la grande me,
devant la maison dn père Adam Schmitt, un
Tieni soldat de Frédéric II, qui recevait ime
petite pension pour acheter son pain et son ta-
hac, et de temps en tempe du schnaps '.
Adam Schmitt avait fait la guerre de Sept
uu et tontes les campagne^ de Silésie et de
Pomëranie. Maintenant il était tout vieux, et,
depuis la mort de sa sœur Rœsel, il vivaitseul
dans ta dernière maison du village, une petite
maison couverte de chaume, n'ayant qu'une
wule pièce en bas, une au-dessus et le toit
avec ses deux lucarnes. Elle avait aussi son
liangai sur le cAté, derrière un réduit à porcs,
et vers le village, un petit jardin entouré de
haies vives, que le père Schmitt cultivait avec
toin.
L'oncle Jacob aimait ce vieux soldat ; quel-
quefois, en le voyant passer, il frappait & la
ritre et lui criait : i Adam, entrez donc I >
Auseitôt l'aulre entrait, sachant que l'oncle
avait du véritable cognac de France dans une
armoire, et qu'il l'appelait pour lui en offrir
un petit verre.
Nous finies donc halte devant sa maison,
et Frantz Sépel, se penchant iirr la baie, nous
dit:
• Begardez-moi ce traîneau. Je parie que le
père Schmitt nous le prêtera, pourvu que Frit-
K\ entre hardiment, qu'il mette la, main A cAté
de l'oreille du vieux, et qu'il dise ; « Père Adam,
pr^tei-Dous votre schiiltet • Oui, je parie qu'il
noue le prêtera, j'en suis sûr; seulement il faut
ilu CQur^. •
J'étais devenu tout rouge j d'un œil je re-
gardais le traîneau, et de l'autre la petite fe-
nêtre à ras de terre, Tous les camarades, au
coin de la maison, me pousaaiejft par l'épaule
k^
• Entre, il te le prêterai
— Je n'ose pas, leur disais-je tout Imu.
— Tu n'as pas de courage, répondait Hans
Aden; à ta place, moi, j'entrerais tout de
suite.
— Laissez-moi seulement regarder un peu
s'il est de bonne humeur. •
Alors je me penchai vers la petite fenêtre,
et, regardant du coin de l'œil, je vis le père
Schmitt assis sur un escabeau, devant la pierre
de l'àtre, où brillaient quelques braises au mi-
lieu d'un tas de cendres. Il nous tournait le
dos; on ne voyait que sa longue échine, ses
épaules voûtées, sa petite veste de toile bleue,
qui ne rejoignait pas sa culotte de grosse toile
grise, tant elle était courte, sa touffe de cheveux
blancs tombant sur la nuque, son bonnet de
coton bleu, la houppe sur le front, ses larges
oreilles rouges écartées de la léte, et ses gros
sabots appuyés sur la pierre de l'àtre. Il fumait
sa pipe de terre, qui dépassait un peu de cAté
sa joue creuse.
Voilà tout ce que je vis, avec les dalles cas-
sées de la masure, et dans te fond, â gauche,
tme sorte de crèche hérissée de paille. Cela ne
m'mspirait pas beaucoup de conâance,' et je
voulais me sauver, lorsque tous les autres me
poussèrent dans l'allée en disant tout bas :
• FritzeI...Fritzel...iltele prêtera, btensûrl
—Non!
— Sil
— Je ne veux pas. >
Mais Hans Aden avait ouvert la porte, et
j'étais déjà dans la chambre avec Scipio, les
autres, derrière moi, penchés, les yeux écar-
quillës, regardant et prêtant l'oreille.
Oh 1 comme j'aurais voulu m' échapper I Mal-
heureusement Franti Sépel, du dehors, retenait
la porte à demi fermée ; il n'y avait de place
que pour sa tête et celle de Hans Aden, debout
sur la pointe des pieds derrière lui.
Le vieux Schmitt s'était retouené :
< Tiens! c'est Fritiell dit-il en se levant.
Qu'est-ce qui se passe donc? •
U ouvrit la porte, et toute la bande s'enfuit
comme une volée d'étouroeaux. Je restai seul.
Le vieux soldat me regardait tout étonné.
• Qu'est-ce que vous voulez donc, Fritzelî •
fit-il en prenant une braise sur l'âtre pour ral-
lumer sa pipe éteinte.
Puis, voyant Scipio, il le contempla grave-
ment, en tirant de grosses bouffées de tabac.
Moi, j'avais repris un -peu d'assurance.
• Père Schmitt, lui dis-je, les autres veulent
que je vous demande votre traîneau, pour
descendre de l'Altenbei^. »
La vieux soldat, en fiue du caniche, cbgnait
de Tœil et souriait. Au lieu de répondre, U as
36
ROMANS NATIONAUX.
gratta l'oreille en relevant aon bonnet, et me
demanda :
• C'est à vous, ce chien, Fritzelî
—Oui, père Adam, c'est le chien d&la femme
(jue nous avona chez nous.
—Ah bon 1 ça doit être un chien de soldat; il
doit connEdtre l'exercice. ■
Scipio nous regardait le nez en l'air, et le
père Schmitt, retirant la pipe de ses lèvres,
dit :
■ C'est un chien de régiment ; il ressemble
au vieux Michel, que nous avions en Silésie. •
Alors, élevant la pipe, il s'écria : » Portez
armes ! • d'une voix ai forte, que toute la ba-
raque en retentit.
Mais quelle ne fut pas ma surprise, de voir
Scipio s'asseoir sur aon derrière, les pattes de
devant pendantes, et ae tenir comme un véri-
table soldat!
■ Ha 1 ha 1 ha I s'écria le vieux Schmitt, je le
savais bienl •
Tons les camarades étaient revenus; les uns
regardaient par la porte entr'ouverte, les autres
par la fenêtre. Scipio ne bougeait paa, el le père
Schmitt, aussi joyeux qu'il avait paru grave
auparavant, lui dit :
• Attention au commandement de marche!»
Puis, imitant le bruit du tambour, et mar-
chant en arriére sur ses gros sabots, il se mit à
crier :
• Arche! Pan... pan... rantanplan... Une.,.
dmss9...Vae,..deusse! •
Et Scipio marchait avec une mine grave
ëioimante, ses longues oreilles sur les épaules
et la queue en trompette.
C'était merveilleux ; mon cœur sautait.
Tous les autres, dehors, paraissaient confon-
dus d'admiration.
t Halte ! • a'écria Schmitt, et Scipio s'arrêta.
Alors je ne pensais plus à la zc/Uilte: j'étais
tellement fier des talents de Scipio, que j'aurais
voulu courir à la maison, et crier à l'oncle :
■ Nous avona un chien qui fait l'exercice ! t
Mais Haos Aden, Frantz Sèpel et tous les
autres, encouragés par la bonne humeur du
vieux soldat, étaient entréa, et se tenaient en
extase, le dos  la porte et le bonnet sous le
bras.
• En place, repos 1 dit le père Schmitt, et
Scipio retomba sur ses quatre pattes, en se-
couant la tête et se grattant la nuque avec une
patte de derrière, comme pour dire ; ■ Depuis
deux minutes une puce me démange; mais on
n'ose pas ae gratter bous les armes I ■
J'étais devenu muet de joie en voyant ces
choses, et je n'osas appeler Scipio, de peur de
hii faire honte; mais il vint ae ranger de lui-
taéme prés de moi, modealement, ce qui me
combla de satisfaction; je me considérais en
quelque sorte comme un feld-maréchal à la
tête de ses armées; tous les autres me portaient
envie.
Le père Schmitt regardait Scipio d'un air
attendri; on voyait qu'il lui rappelait le bon
temps de son régiment.
• Oui, fit-il au bout de quelques instants,
c'est un vrai chien de soldat. Maia reste à savoir
s'il connaît la politique, car beaucoup de chiens
ne savent paa la politique. •
En même temps, il prit un bâton derrière
la porte et le mit en travers, en criant :
I Attention au mot d'ordre I •
Scipio se tenait déjà prêt.
• Saute pour la République ! ■ cria le vieux
soldat.
Et Scipio aauta par-deasus le bÂton, comme
un cerf.
< Saute pour le général Hoche I •
Scipio sauta.
• Saute pour le roi de Prusse 1 •
Mais alors Scipio s'assit sur sa queue d'un
air très-ferme, et le vieux bonhomme se mit à
sourire tout bas, les yeux pUssés, en disant :
• Oui, il connaît la politique... hél hé! hé!
Alloua... arrive! •
II lui passa la main sur la tête, et Scipio pa-
rut très-content.
• Frilzel, me dit alors le père Schmitt, voua
avez un chien qui vaut son pesant d'or ; c'est
un vrai chien de soldat. •
Et, nous regardant tous, il ajouta :
« Puisque vous avez un si bon chien, je vaia
vous prêter ma sclilUie ; mais voua me la ra-
mènerez à cinq heures, et prenez garde de voua
casser le cou. •
11 sortit avec nous et décrocha son traîneau
du hangar.
Mon esprit se partageait alors entre le désir
d'aller annoncer à l'oricle les talents extraordi-
naires de Scipio, ou de descendre l'Altenberg
sur notre schlitte. Mais quand je vis Hans Aden,
Frantz Sépel, tous les camarades, les uns de-
vant, les autres derrière, pousser at tirer en
galopant comme des bienheureux, je ne pus
résister au plaisir de me joindre à la bande.
Schmitt nous regardait de sa porte.
• Prenez garde de rouler ! ■ nous dit-il en-
core.
Puis il rentra, pendant que nous filions dans
la neige. Scipio sautait à côté de nous. Je vous
laisse à penser notre joie, noa cris et nos éclats
de rire jusqu'au sommet de la côte.
Et quand nous fdmes en haut, Hans Aden |
devant, les deux mains cramponnées aux patins
recourbés, nous autres derrière, assis trois A
trois, Scipio au mihcu, et que tout à coup la
UADAUE THËRElSB.
icUitu partit, ondulant dans les ornières et
Ulsnt par-dessus les rampes : quel eatbou-
Biasmel
Ah ! l'on n'est jeune qu'une fois I
Scipio, à peine le tralneatt parti, avait passé
d'un bond par-dessus nos têtes. Il aimait mieus
courir, sauter, aboyer, se rouler dans la neige
comme un véritable enfont, que d'aller eu
«Miue. Mais tout cela ne nous empêchait pas
da conserver un grand respect pour ses talents ;
chaque fois que nous remontions et qu'il mar-
chait prés de nous plein de dignité, l'un ou
l'sDtre se retournait, et, tout en poussant,
disait :
• Youa êtes bien heuieuz, Pritzel, d'avoir un
chien pareil; Schmitt Adam dit qu'il vaut son
pesant d'or.
—Oui, mais il n'est pas à eux, criait un au-
tre il est à la femme. •
Cette idée que le chien était & la femme me
TGQdait tout inquiet, et je pensais : ■ Pourvu
qu'ils restent tous les deux à la maison I •
Nous continuâmes & monter et à descendre
simi jusque vers quatre heures. Alors la nuit
commençait à se faire, et chacun se rappela
notre promesse au p&re Schmitt. Nous reprîmes
donc le chemin du village. En approchant de
la demeure du vieux soldatj nous le vîmes de-
bout sur sa porte. 0 nous avait entendus rire
et causer de loin.
I Vous voilà ! s'écria-t-il ; persoDoe ne s'est
bit de mal '
—Non, père Schmitt.
—A la bonne heure. ■
Q remit sa MctUiti» sous le hangar, et moi,
sans dire ni bonjour ni bonsoir, je partis en
courant, heureux d'annoncer & l'oncle quel
chien nous avions l'honneur de posséder. Certe
idée me rendait si content, que j'arrivai chez
nous sans m'en apercevoir; Scipio était sur
mes talons.
■ Oncle Jacob, m'écriai-je en ouvrant la
por(e, Sdpio connaît l'exercice I le père Schmitt
a vu lout de suite que c'était \m véritable dii en
de soldat; il l'a fait marcher sur les pattes de
derrière comme un grenadier, rien qu'en di-
îant: t Une... deusset *
L'oncle lisait derrière le fourneau; eu me
voyant si enthousiaste, il déposa son livre au
hotd de la cheminée et me dit d'un air émer-
veillé:
■ SeU» bien possible, Fritzel? Gommentr...
I wnmneiitl,,.
I — Hni! m'écriai-je, et il sait aossi la poli-
^ue : il saute pour la République, pour le
général Hoche, mais il ne veut pas sauter pour
I leroi de Prusse. •
I L'onda alors se mit à rire, et, regardant la
femme, qui souriait aussi dans l'alcôve, te
coude sur l'oreiller :
■ Madame Thérèse, dit-il d'un ton grave.
vous ne m'aviez pas encore parlé des boaux
talents de votre chien. Est-il bien vrai que Sci-
pio sache tant de belles choses?
— C'est vrai, monsieur le docteur, dit-elle en
caressant le caniche qui s'était approché du lit
et qui lui tendait la tête d'un air joyeux; oui,
il sait tout cela, c'était l'amusement du ba-
taillon; Petit-Jean lui montrait tous tes jours
quelque chose de nouveau. N'est-ce pas, mon
pauvre Scipio, tu jouais à la drogue, tu remuais
les dés pour la boaue chance, tu battais la
diane t Combien de fois notre père et les deux
atnës, à la grande halte, ne se sont-ils pas ré-
jouis de te voir monter la garde? Tu faisais
rire tout notre monde par ton air grave et tes
talents ; on oubliait les fatigues de la route au-
tour de toi, on riait dé bon cœur 1 •
Elle disait ces choses, tout attendrie,
d'une voix douce, en souriant un peu tout
de même. Scipio avait fini par se dresser,
les pattes au bord du lit, pour entendre son
éloge.
Mais l'oncle Jacob, voyant que madame Thé-
rèse s'attendrissait de plus eu plus à ces sou-
venirs, ce qui pouvait lui faire du mal, me
dit:
■ Je suis bien coulent, Fritzel, d'apprendre
que Scipio sache faire l'exercice et qu'il con-
naisse la politique ; mais loi, qu'as-tu fait de-
puis midi?
— Nous avons été en traîneau sur l'AUen-
berg, oncle; le père Adam nous a prêié sa
schiitte.
—C'est très-bien. Mais tous ces événements
nous ont fait oublier M. de BufTon et Klopstock ;
si cela continue, Scipio en saura bient&t plus
que toi. •
En même temps il se leva, prit dans l'ar-
moire VHisloire naturelle de M. de Buffon, et
posant la cbaodelle sur la table :
• Allons, Fritzel, me dit-il, souriant en lui-
même de ma mine longue, car je me repentais
d'être revenu si tdt, allons I >
n s'assit et me fit asseoir sur ses genoux.
Cela me parut bien amer, de me remettre à
M. de Buffon après huit jours de bon temps;
mais l'oncle avait une patience qui me forçait
d'en avoir aussi, et nous commençâmes la leçon
de français.
Cela dura bien une heure, jusqu'au moment
où Lisheth vint mettre la nappe. Alors, en noua
retournant, nous vîmes que madame Thérèse
s'était assoupie. L'oncle ferma le livre et tira
les rideaux, pendant que Listietb plaçait les
couverts.
ROMANS NATIONAUX.
Cem^me soir, après le aouper, l'oncle Jacob
fumait sa pipa en siliînce derrière lê fourneau.
Moi, je sèrhciis le bas de mon pantalon, assis
devaat la petite porte de tûle, la tête de Sâpio
entre lesgonoux,et je regardais le reÛel rouge
de la flamme avancer et reculer sur le plan-
cher. Lisheth avait ^importé la chandelle selon
son habitude; nous étions dans l'obscurité; le
feu bourdonnait comme au temps des grands
froids, la pendule iiiarchait lentement, et de-
hors, daus la cuisiue, nous entendions la vieille
servante kver les assiettes sur l'évier.
Que d'idées me passaient alors par la tête I
Taiilût je KOQgeais au soldat mort dans la
grange de Réeboi k, au coq noir de la lucarne;
lantôl au père SrhmUt faisant Mrel'exerciceà
Scipio; puis a l'AUenberg, i la descente de
notre traîneau. Tout cela me revenait comme
un rëvG ; les siflloiiienls plaintifs du feu me pa-
raissaient être la musique de ces souvenirs,
et je sentais tout doucement mes yeui se fer-
Cula durait Je]inia environ une demi-henre,
lorsque je fus réveillé par un bruit de sabols
dans l'aliée, en rci'me tempSi la porte s'ou-
vrit, et la voix joy«;ase du mauser dit dans la
chambre :
< De la neige, monsieur le docteur, de la
neige I ËUo recommence à tomber, nous en
avons encore po\ir toute la nuit. ■
Il parait que l'oncle avait fini par s'assou-
pir, car seulemont au bout d'un instant, je
Tentendis se remuer et répondre :
• Que voulez-vous, mauser, c'est la saison;
il faut s'attendre â cela maintenant. ■
Puis il se leva et alla dans la cuisine chercher
de la lumière.
Le mauser s'approchait dans l'ombre.
> Tiens I Fritzel est là! dit-il. Tu n'as donc
pas encore sommeilï ■
L'oncle rentrait. Je tournai la této, et je vis
que le mauser avait ses habits d'hiver : son
vieux bonnet de martre, la queue i&péâ pen-
dant sur le dos, sa veste en peau de chèvre, le
poil en dedaas, sou gilet rouge, les poches bal-
lottant sur les cuisses, et sa vieille culotte de
velours bruo, orné'3 de pièces aux genoux. Il
Bouriaii, en plissant ses petits yeux, et tenait
uuelque chose aous le bras.
« Vous .eneï po\ir la gazette, mauser? dit
i'oiick'. Elle n'esl pas arrivée ce matin, le mes-
sager tsl eu retard.
— Non, monsieur le docteur, Aon ; je viens
pour autre chose. •
Il déposa sur la table un vieux livra carré, à
couvercle de bois d'au moins trois lignes d'é-
paisseur, et tout couvert de larges pattes en
cuivre, représentant des feuilles de vigne ; les
tranches étaient toutes noires et graisseuses à
force de vieillesse, et de diaque page sortaient
des cordons et des ficelles, pour marquer les
bons endroits.
• Voilà pourquoi j'arrive ! dit le mauser; je
n'ai pas besoin de nouvelles, moi; quand je
veur savoir ce qui se passe dans le monde,
j'ouvre et je regarde. >
Alors il sourit, et ses longues dents jaimes
apparurent sous les quatre poils de ses mous-
taches, effilées comme des aiguilles.
L'oncle ne disait rien; il approcha la table
du fourneau et s'assit dans son coin.
< Oui, reprit le mauser, tout est là-dedans;
mais il faut comprendre... il faut comprendre,
flt-il en se touchant la téta d'un air rêveur. Les
lettresnesont rien; c'est l'esprit... l'esprit qu'il
faut comprendre. ■
Puis il s'assit dans le fauteuil et prit le livre
sur ses cuisses maigres avec une sorte de véné-
ration; il l'ouvrit, et, comme l'oncle le regar-
dait :
* Monsieur le docteur, dit-il, je vous ai parlé
cent fois du livre de ma tante Rœsel, de Hé-
ming; eh bien, aujourd'hui je vous l'apporte
pour vous montrer le passé, le présent et
l'avenir. Vous allez voir, vous allez v«ir I Tout
ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit
d'avance; je le comprenais bien, seulement je
ne voulus pas le dire, à cause de ce Richler,
qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas
plus loin que le bout de son nei. Et l'avenir eat
aussi là-dedans ; mais je ne l'expliquerai qu'à
vous, monsieur le docteur, qui êtes tm homme
sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pour-
quoi j'arrive.
— Ecoutez, mauser, dit l'oncle, je sais bien
que tout est mystère dans ce bas monde, et je
ne suis pas assez vaniteux pour refuser de
croire aux prédictions et aux miracles rapport
tés par des auteurs graves, tels que Moïse,
Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup
d'autres. Malgré cela Je respecte trop la volonté
du Seigneur pour vouloir pénétrer l'eg secrets
réservés par sa sagesse inSnie ; j'aime mieiu
voir dans votre livre l'aocomplissemeut des
r
MADAME THâRÈBS.
;ti)
dunes déjà passées que ravenir. D'abord ce
toa beaucoup plus clair.
— C?e8t bou, c'est bon, vous saurez tout, ■
lépondît le taiipier, satisfait de l'air grave de
l'oocle.
B poussa aon fauteuil vers la table, posa le
Uïre au bord; puis, se mettant à fouiller dans
ta poche, il en tira de vieilles besicles en cui-
ne et 1m enfourcha sur son nez, ce qui lui
donnait une figure vraiment bizarre.
On peut s'imaginer mon attention : je m'é-
tais aussi rapproché de la table, les coudes au
bord, le menton dans les mains, et je regardais,
retenant mou haleine, les yeux écarquillés
jusqu'aux tempes.
Toujours cette scène sera présente à mon es-
jàit : te silence profond de la chambre, le tic-
tac de l'horloge, le hruiasement du feu, la
chandelle comme une étoile au milieu de
noas; en £ace de moi, l'oncle dans son coin
giMtre, Sdpio à mes pieds, puis le mau«ari
courbé sur le tivre des prédictions, et derrière
lui les petites vitres noires, où descendait la
neige dans les ténèbres ; je revois tout cela, et
même il me semble entendre encore la voix -de
ce pauvre vieux taupier, et celle de ce bon
onde lacob, descendus tous deux depuis si
longtemps dans la tombe.
C'était une scène étrange.
• Comment, mauser! dit l'oncle, vous avei
besoin de lunettes à votre ^e? moi qui vous
croyais une vue ^cellentet
—Je n'en ai pas besoin pour lire des choses
ordinaires, ni pour regarder dehors, répondit
letanpier; j'ai de bons yeux, et dlci jusque sur
la cèle de rAltenbei^,-au printemps, je vois un
nid de chenilles sur les arbres ; mais vous sau-
tez que ces lunettes sont celles de ma tante
Rœeel, de Héming, et qu'il faut les avoir pour
comprendre ce livre. Quelquefois ça me trou-
ble, mais je lis au-dessus ou au-dessous ; le
prindpal est que je les aie sur le nez,
—Ah! c'est différent, bien différent, dit
VoQcle d'nn ton eétieux ; car il avait trop bon
cœur pour laisser voir au taupier que cela
l'ètonnait. •
iiiSBitàt le mauaer se mit à lire :
• Amo 1793. —L'herbe est séchée et la fleur
• est tombée, parce que le vent a soufllé des--
• w,\ • Gela signifie que nous sommes en
bivir ; l'herbe est séchée, parce quelle venta
soufflé dessus. ■
L'oDcle inclina la tête, et le taupier pour-
suivi i :
• Leflilesontvuetontétésaieiesdecrainte;
• les bouts de ta tene ont élé effi-ayés; ils ae
• lumlapprochésetsontvenus. > Ça. monsieur
h docteur, c'est pour {aire entendre que l'An-
gleterre, et même les lies qui sont pitJS loin
dans la mer, ont été effrayées à cause des Ré-
publicains. « Ils se sont approchés et sont ve-
nus! • Tout le monde sait que les Anglais ont
débarqué en Belgique pour faire la guerre aux
Français. Mais, écoulez bien le reste ; • En ce
" temps-là, les conducteurs des peuples seront
• comme le feu d'un foyer parmi du bois, et
■ comme un flambeau parmi des gerbes ; ils
■ dévoreront à droite et à gauche loua les
■ pays. •
Le mauser alors leva le doigt d'un air grave
et dit:
« Ça, ce sont les rois et les empereurs qui
s'avancent au milieu de leurs armées, et qui
dévorent tout dans les pays qu'ils traversent.
Nous connaissons malheureusement ces choses
pour les avoir vues; notre pauvre village s'en
souviendra longtemps. *
Et comme l'oncle ne répondait pas, il reprit :
• En ce temps-là, malheur au pasteur du
t néant qui abandonnera son troupeau ; l'épée
* tombera de son bras et son œil droit sera
< entièrement obscurci. • Nous voyons, par
ces mots, l'évéque de Mayence, avec sa nour-
rice et ses cinq maîtresses, qui s'est sauvé l'an-
née dernière, é. l'arrivée àa général Custine.
C'était un vrai pasteur du néant, qui faisait le
scandale de tout le pays : son bras s'est dessé-
ché et son œil droit s'est obscurci.
— Mais, dit l'oncle, songez donc, mauser, que
cetévéque n'était pas le seul, et qu'il y en avait
beaucoup ayant la même conduite, en Alle-
magne, en France, en Italie et dans tout le
— Raison de plus, monsieur le docteur, ré-
pondit le laupier, le livre parle pour toute la
terre, • car, — flt-il, le doigt appuyé sur la p^e,
• — car, en ce temps-là, dit l'Étemel, j'ôterai
• du monde les faux prophètes, les faiseurs de
• mirades et l'esprit d'impureté. > Qu'est-ce
que cela jKut signifier, docteur Jacob, sinon
tousces hommes qui parlent sanscesse d'amour
du prochain, pour obtenir notre argent; qui ne
croient à rien, et nous menacent de l'enfer ; qui
s'habillent de pourpre et d'or, etnous prêchent
l'humihté ; qui disent : • Vendez tous vos biens
• pour suivre le Ghristl • et ne font qu'entas-
ser richesses sur richesses, dans leurs palais et
leurs couvents ; qui nous recommandent la foi
et rient entre eux des simples qui les écou-
tent 1... — N'est-ce pas l'esprit d'impureté^
— Oui, ditl'oncle, c'est abominable.
— Eh bien, c'est pour eux, c'est pour tous les
mauvais pasteurs, que ces choses sontécrites, •
dit le taupier.
Puis il reprit :
• En ce temps-là, il y aura ans montagnes
ROMANS NATIONAUX.
1
• Ail ! r<ai D'est Iconc qu'une taii i > (ft^fi 31.)
a le ^DTni^ d'une multitude, tel <|ue celui d'un
< grand peuple qui se lève, un bruit de nation
• assetnblée. C'est pourquoi les peuples d'alen-
• tour écouteront, et tout cœur d'homme se
• fondra. Et les orgueilleux seront éperdus; le
• monde sera en travail comme celle qui en-
• faute ; les bons se regarderont avec des yi-
• sages enflammés; ils entendront pour la
• première fois parler de grandes choses ; ils
■ sauront que tous sont égaux à la face de
• rÉtemel, que tous sont nés pour la justice,
I comme les arbres des forêts pour la lu-
■ mièrel ■
—Est-ce bien écrit cela, mauser? demanda
l'oncle.
— Voyes-Tous-mâme, • répondit le taupier
en lui remettant le livre.
Alors l'oncle Jacob, tes jeia tniublei, ta*
garda :
• Oui, c'est écrit, At-il à voix basse, c'est
écrit! Ahl puisse l'Étemel accomplir de si
grandes choses de notre temps I puîsse-t-il ré-
jouir notre cœur d'un tel spectacle 1 >
Et s'arrétant tout à coup, comme étonné de
-son propre enthousiasme :
• Est-il possible qu'à mon Age je me laisse
encore émouvoir à ce point? Je suis un en&nt,
un véritable en&nt. •
n rendit le livre au mauser, qui dit en sou-
riant :
• Je vois bien, monsieur le docteur, que
vous comprenez ce passage comme moi : ce
bruit d'un grand peuple qui se lève, c'est la
France qui proclame les droits de Thomm*.
MADAME THÉRÈSE.
SXtttit notre uni KaBil... <P*ia 31.)
1 voua croyet qae cela ee rap-
pofte i la RéTolatiou française T demanda
l'oncle.
—Eh I A qaoi donc 7 fit le mauser ; c'est clair
comme le jour. •
l'iùa il remit ses besicles, qu'il avait Atées,
et hit:
■ U 7 a soixante et dix semainee pour coq-
WDmw le péché, pour expier l'iniiiuité et
pou amener la justice des siècles. Après
luoi. Us hommes jetteront aux taupes et aux
chauTes-gouris les idoles faites d'ai^ect. Et
plusieiira peuples diront : ■ Forgeons les
Èpée» en boyaux et les ballebardes en
Berpe»! .
Tsti cet cadioit, le mauser posa ses deux
««àwïutleUvre, et se grattant la barbe, le
nex en l'air, Il parut réfléchir profondiment.
Moi, je ne le quittais plus de l'œil; il mb sem-
blait voir des choses étranges, un monde in-
connu s'agiter dans l'ombre autour de noua i le
&ible pétillement du feu et les soupirs de Sci-
pio, endormi près de moi, me produisaient
l'effet de voix lointaines, et m^me le silence
m'inquiétait.
ïi'oncle Jacob, lui, semblait avoir repria son
calme. Il venait de bourrer aa grande pipe et
l'allumait avec un bout de papier, en lançant
deux ou trois grosses bouffées lentement, pour
bien laisser prendre le tabac. U referma le
couvercle et s'étendit dans le fauteuil eu eiM-
lant un soupir.
I Les hommes jetteront leora idoles d'ar-
gent, • flt le mauser, ça veut dire leurs écns,
leurs florin» et leur monnaie de toute espèce.
• Ils les jetteront aux taupes, » c'est-à-dire
aux aveugles, car vous savez, monsieur le doc-
teur, que les taupes sont aveugles; les mal-
heureux aveugles, comme le père Harich, sont
de véritables taupes ; ils marchent en plein
jour dans les ténèbres, comme s'ils étaient sous
terre. Les hommes, dans ce temps-là, donne-
ront donc leur argent aux aveugles et aux
chauves-souris. Par chauves-souris, il faut
entendre les vieilles, vieilles femmes qui ne
peuvent plus travailler, qui sont chauves et
qui se tiennent dans le creux des cheminées, à
là manière de Christine Besme, que vous con-
naissez aussi bien que moi. Cette pauvre Chris-
tine est tellement maigre, et conserve si peu
de cheveux, que chacun pense en la voyant :
t C'est une chauve-souris. »
—Oui, oui, oui, faisait l'oncle d*un ton parti-
culier, en balançant la tête lentement , c'est clair,
mauser, c'est très-clair. Maintenant, je com-
prends votre livre ; c'est quelque chose d'ad*
mirable !
— Les hommes donneront donc leur argent
aux aveugles et aux vieilles femmes par esprit
de charité, reprit le mauser, et ce sera la fin de
la misère en ce monde; il n'y aura plus de
pauvres « dans soixante et dix semaines, » qui
ne sont pas des semaines de jours, mais des
semaines de mois, et « ils aiguiseront leurs
« épées en boyaux • pour cultiver la terre et
nvre en paix ! •
Cette explication des taupes et des chauves-
souris m'avait tellement frappé, que je restais
les yeux tout grands ouverts, m'imaginant voir
s'accomplir cette transformation bizarre dans
ie coin où se tenait Toncle. Je n'écoutais plus,
stla voix du mauser continuait sa lecture mo-
notone, lorsque la porte s'ouvrit de nouveau.
J'en eus la chair de poule; le vieil aveugle
Harich et la vieille Christine seraient entrés
bras dessus bras dessous, avec leur nouvelle
figure, que je n'en aurais pas été plus effrayé.
Te tournai la tête, la bouche béante, et je res-
pirai : c'était notre ami Eoffel qui venait nous
voir ; il me fallut regarder deux fois pour bien
Le reconnaître, tant les idées de chauves-souris
£t de taupes s'étaient emparées de mon esprit.
Koffel avait son vieux tricot gris de l'hiver,
son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros
souliers éculés, dans lesquels il mettait de
vieux chaussons pour sortir; il se tenait les
genoux plies et les mains dans les poches,
comme un être frileux ; des flocons de neige
innombrables le couvraient.
• Bonsoir, monsieur le docteur, fit-il en
secouant son bonnet dans le vestibule ; j'ar-
nve tard, beaucoup de gens m'ont arrêté sur
ia route, au Bœuf -Rouge et au Crachon-d'Of.
—Entrez, Koffel, lui dit l'oncle. Vous ave?
bien fermé la porte de l'allée ?
— Oui, docteur Jacob, ne craignez rien. «
Il entra, et souriant :
< La gazette n'est pas arrivée ce matin?
dit-il.
—Non, mais nous n'en avons pas besoin,
répondit l'oncle d'un accent de bonne humeur
un peu comique. Nous avons le livre du mau-
ser, qui raconte le présent, le passé et l'avenir.
—Est-ce qu'il raconte aussi notre victoire? »
demanda Eoffel en se rapprochant du four-
neam.
L'oncle et le mauser se regardèrent étonnés.
« Quelle victoire? fit le mauser.
— Hé! celle d'avant-hier, à Eaiserslautern.
On ne parle que de cela dans tout le village ;
c'est Richter, M. Richter, qui est revenu de là •
bas, vers deux heures, apporter la nouvelle.
Au Cruchon-dOr^ on a déjà vidé plus de cin-
quante bouteilles en l'honneur des Prussiens;
les Républicains sont en pleine déroute 1 »
A peine eut-il parlé des Républicains, que
nous regardâmes du côté de l'alcôve, songeant
que la Française était là et qu'elle nous enten-
dait. Cela nous fit de la peine, car c'était une
brave femme, et nous pensions que cette nou-
velle pouvait lui causer beaucoup de mal.
L'oncle leva la main, en hochant la tête d'un
air désolé; puis il se leva doucement et entr'ou-
vrit les rideaux pour voir si madame Thérèse
dormait.
« C^est vous, monsieur le docteur, dit-elle
aussitôt ; depuis une heure j'écoute les prédic-
tions du mauser, j'ai tout entendu.
— Ah 1 madame Thérèse, dit l'oncle, ce sont
de fausses nouvelles.
— Je ne crois pas, monsieur le docteur. Du
moment qu'une bataille s'est livrée avant-hier
à Kaiserslautem, il faut que nous ayons eu le
dessous, sans quoi les Français auraient mar-
ché tout de suite sur Landau, pour débloquer
la place et couper la retraite aux Autrichiens ;
leur aile droite aurait traversé le village. >
Puis élevant la voix :
c Monsieur Eoffel, dit-elle, voulez-vous me
dire les détails que vous savez? •
De toutes les choses lointaines de ce temps,
celle-ci surtout est restée dans ma laémoire,
car^ cette nuit-là> nous vîmes quelle femme
nous avions sauvée, et nous comprimes aussi
quelle était cette race de Français, qui se levatit
en foule pour convertir le monde.
Le mauser avait pris la chandelle sur la
table, et nous étions tous entrés dans l'alcôve.
Moi au pied du lit, Scipio contre la jambe, je
regardais en sUence, et, pour ia première fois^
HADAMB THÏRSSB.
U
je voyais que madame Thérèse était devenue
si maigre 9 qu'elle ressemblait à un homme : sa
langue figure osseuse, au nez droit, le tour des
yeux et le menton dessinés en arêtes^ était ap-
puyée sur sa main ; son bras, sec et brun, sor-
tait presque j u8qu*au coude de la grosse chemise
de Lisbeth; un mouchoir de soie rouge, noué
sur le front, retombait derrière, sur sa nuque
décharnée; on ne voyait pas ses magnifiques
cheyeux noirs, mais seulement quelques petits
an-dessous des oreilles, où pendaient deux
grands anneaux d'or. Et ce qui surtout fixa mon
attention, c'est qu'au bas de son cou pendait
mie médaille de cuivre rouge, représentant une
tête de jeune fille, coiffée d*un bonnet en forme
de casque ; cette relique attira mes yeux ; j^ai su
depuis que c*était Timage de la République,
mais alors je 'pensai que c'était la sainte Vierge
des Français.
Gomme le mauser levait la chandelle der-
rière nous, Talcôve était pleine de lumière, et
madame Thérèse me parut aussi beaucoup
plus grande ; sa hanche, sa jambe et son pied
descendaient sous la couverture jusqu'au bas
du lit. Je n'avais jamais remarqué ces choses,
qui me frappèrent alors. Elle regardait Eoffel,
qui ne quittait pas des yeux Toncle Jacob^
comme pour lui demander ce qull fallait faire.
« Ce sont des bruits qui courent au village,
dit-U d'un air embarrassé; ce Richter ne mé-
rite pas pour aeux liards de confiance.
—C'est égal, monsieur Eoffel, racontez-moi
cda, dit-elle ; M. le docteur le permet. N'est-ce
pas, monsieur le docteur, vous le permettez?
—Sans douté, fit l'oncle d'un air de regret.
Hais il ne faut pas croire tout ce qu'on rap-
porte.
—Non..., on exagère, je le sais bien ; mais il
▼aiit mieux savoir les choses que de se figurer
mille idées ; cela tourmente moins. »
Eoffel se mit donc à raconter que deux jours
avant les Français avaient attaqué Eaiserslau-
tem, et que, depuis sept heures du matin jus-
qu'à la nuit, ils avaient livré de terribles com-
bats pour entrer dans les retranchements; que
les Prussiens lès avaient écrasés par milliers;
qu'on ne voyait que des morts dans les ravins,
sur la côte, le long des routes et dans la Lau-
ter; que les Français avaient tout abandonné :
leurs canons, leurs caissons^ leurs fusils et
leurs gibernes; qu'on les massacrait partout,
et que la cavalerie de Brunswick, envoyée à
leur poursuite, faisait des prisonniers en
masse.
Madame Thérèse, le menton appuyé sur la
niais, les yeux fixés au fond de Talcôve et les
lèvres serrées, ne disait rien . Elle écoutait, et
d« temps en temps, lorsque Eoffel voulait s'ar-
rêter,-^car de raconter cen choses devant cette
pauvre femme, cela lui fallait beaucoup de
peine,— elle lui lançait un regard très-calme, et
il poursuivait, disant : « On raconte encore
ceci ou cela, mais jO ne le crois pas. »
Enfin il se tut, et madame Thérèse, durant
quelques instants, continua de réfléchir. Puis,
comme Fonde disait : « Tout cela, ce ne sont
que des bruits... On ne sait rien de positif.. •
Vous auriez tort de vous désoler, madame Thé-
rèse, > elle se releva légèrement, pour s'ap-
puyer contre le bois de lit, et nous dit d'une
voix très-simple :
t Écoutez, il est clair que nous avons été
repoussés. Hais ne croyez pas, monsieur le
docteur, que cela me désole; non, cette affaire,
qui vous parait considérable, est peu de chose
pour moi. J'ai vu ce même Brunswick arriver
jusqu'en Champagne, à la tête de cent mille
hommes de vieilles troupes, lancer .des procla-
mations qui n'avaient pas le sens commun,
menacer toute la France, et ensuite reculer
devant des paysans en sabots, la baïonnette
dans les reins jusqu'en Prusse. Mon père, — un
pauvre maître d'école , devenu chef de bataillon ,
-^mes frères, —de pauvres ouvriers^ devenus
capitaines par leur courage, — et moi derrière,
avec le petit Jean dans ma charrette, nous lui
avons fait la conduite, après les défilés de TÂr-
gonne et la bataille de Valmy . Ne croyez donc
pas que de telles choses m'effrayent. Nous ne
sommes pas cent mille hommes, ni deux cent
mille : nous sommes six millions de paysans,
qui voulons manger nous-mêmes le pain que
nous avons gagné péniblement par notre tra-
vail. C'est juste, et Dieu est avec nous. »
En parlant, elle s'animait, elle étendait sod
grand bras maigre; le mauser, Toncle et Eoffel
se regardaient stupéfaits.
« Ce n'est pas une défaite, ni vingt, ni cent
qui peuvent nous abattre, reprit-elle; quand un
de nous tombe, dix autres se lèvent. Ce n'est pas
pour le roi de Prusse, ni pour l'empereur d'Alle-
magne que nous marchons,c'est pour Taboli tion
des privilèges de toute sorte, pour la liberté, pour
la justice, pour les droits de rhommeî— Pour
nous vaincre, il faudra nous exterminer jus-
qu'au dernier, fit-elle avec un sourire étrange,
et ce n'est pas aussi facile qu'on le croit. Seule-
ment il est bien malheureux que tant de mil-
liers de braves gens de votre côté se fassent
massacrer pour des rois et des nobles qui sont
leurs plus grands ennemis, quand le simple
bon sens devrait leur dire de se mettre avec
nous, pour chasser tous ces oppresseurs du
pauvre peuple; oui, c'est bien mal*^eareux, et
voilà ce qui me fait plus de peine que tout le
reste. •
44
ROMANS NATIONAUX.
Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, et
Toncle Jacob^ étonné de la justesse de ses pa-
roles, resta quelques instants silencieux.
Le mauser et Eoffel se regardaient sans rien
dire, mais on voyait bien que les réflexions de
la Française les avaient frappés et qu'ils pen-
saient : « Cette femme a raison I »
Au bout d'une minute seulement, Toncle
dit:
t Du calme, madame Thérèse, du calme,
tout ira mieux ; sur bien des choses nous pen-
sons de même, et si cela ne dépendait que
de moi, nous ferions bientôt la paix ensemble.
—Oui, monsieur le docteur, répondit-elle, je
le sais, car vous êtes un homme juste, et nous
ne voulons que la justice.
—Tâchez d'oublier tout cela, dit encore l'on-
cle Jacob ; il ne vous faut plus maintenant que
du repos pour être en bonne santé.
—Je tâcherai, monsieur le docteur. »
Alors nous sortîmes de Talcôve, et Toncle,
nous regardant tout rêveur, dit :
« Voilà bientôt dix heures, allons nous cou-
cher, il est temps. »
Il reconduisit Eoffel et le mauser dehors, et
poussa le verrou conune [à l'ordinaire. Moi, je
grimpais déjà Tescalier.
Cette nuit-là, j'entendis l'oncle se promener
longtemps dans sa chambre ; il allait et venait
d'un pas lent et grave, comme un homme qui
réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, et je m*en-
doimis à la grâce de Dieu*
Le lendemain, lorsque je m'éveillai, la neige
encombrait mes petites fenêtres; il en tombait
encore tellement qu'on ne voyait pas la mai-
son en face. Dehors tintaient les clochettes du
traîneau de l'oncle Jacob, son cheval Rappel
hennissait; mais aucun autre bruit ne s'enten-
dait, tous les gens du village ayant eu soin de
fermer .leurs portes.
Je pensai qu'il fallait quelque chose d'extra-
ordinaire pour décider l'oncle à se mettre en
route par un temps pareil, et, m'étant habillé,
je descendis bien vite savoir ce que cela pou-
vait être,
L'allée était ouverte; l'oncle, enfoncé dans
la neige jusqu'aux genoux, son gros bonnet de
loutre tiré sur la nuque, et le col de sa houp-
pelande relevé, arrangeait à la hâte xme botte
de paille dans le traîneau.
t Tu pars, oncle? lui crlai-je enm'avançant
sur le seuil.
—Oui, Fritzel, oui, je pars, dit-il d'un ton
joyeux ; est-ce que tu veux m'accompagner î »
J'aimais bien d'aller en traîneau, mais voyant
ces gros flocons tourbillonner jusqu'à la cime
des airs, et, songeant qu'il ferait froid, je ré-
pondis :
t Un autre jour, oncle; aujourd'hui, j'aime
mieux rester. •
Alors il rit tout haut, et, rentrant, il me
pinça l'oreille, ce qu'il faisait toujours lorsqu'il
était de bonne humeur.
Nous entrâmes ensemble dans la cuisine, où
le feu dansait sur l'âtre et répandait une bonne
chaleur. Lisbeth lavait les écuelles devant la
petite fenêtre à vitres rondes qui donnait sur
la cour. Tout était calme dans la cuisine ; les
grosses soupières semblaient briller plus que
de coutume, et sur leur ventre rebondi dan-
saient cinquante petites flanmies, semblables
à celles du foyer.
• Maintenant, tout est prêt, dit l'oncle en
ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa
poche une croûte de pain.
n mit sous sa houppelande ht gourde de
kirschenwaser, qu'il emportait toujours en
voyage; puis, au moment d'entrer dans la
salle, la main sur le loquet, il dit à la vieille
servante de ne pas oublier ses recommanda-
tions : d'entretenir un bon feu partout, de lais-
ser la porte ouverte, pour entendre madame
Thérèse, et de lui donner tout ce qu'elle de-
manderait, à l'exception du manger; car elle
ne devait prendre qu'un bouillon le matin >et
un autre le soir, avec quelques légumes, et de
ne la contrarier en rien.
Enfin il entra, et je le suivis, songeant au
plaisir que j'aurais, lorsqu'il serait parti, de
courir dans tout le village avec mon ami Sci-
pio, et de me faire honneur de ses talents.
t Eh bien, madame Thérèse, dit l'oncle d'un
ton joyeux, me voilà sur mon départ. Quel bon
temps pour aller en traîneau ! »
Madame Thérèse, appuyée sur son coude,
au fond de l'alcôve, les rideaux écartés, regar*
dait les fenêtres d'un air tout mélancolique.
« Vous allez voir un malade, monsieur le
docteur? dit-elle.
— Oui, un pauvre bûcheron de Dannbach, à
trois lieues d'ici, qui s'est laissé prendre sous
sa scfUUte; c'est une blessure grave et qui ne
soufiEte aucun retard*
— Quel rude métier vous faites ! dit madame
Thérèse d'une voix attendrie; sortir par un
temps pareil, pour secourir un malheureux,
qui ne pourra peut-être jamais reconnaître vos
services I
— Eh! sans doute, répondit l'oncle en bour^
rant sa grande pipe de porcelaine, cela m'est
MADAME THËRËSE.
45
arrivé déjà bien souvent; mais que voulez-
vous ? parce qu'un homme est pauvre, ce n^est
pas une raison pour le laisser mourir ; nous
sommes tous frères, madame Thérèse, et les
znalheureux ont le droit de vivre comme les
riches.
—Oui, TOUS avez raison , et pourtant combien
d'autres, à votre place, resteraient tranquille-
ment prés de leur feu, au lieu de risquer leur
vie, pour le seul plaisir de faire le bien I ■
St levant les yeux avec expression :
■ Monsieur le docteur, dit-elle, vous êtes un
républicain.
—Moi, madame Thérèse I que me dites-vous
là? s'écria Toncle en riant.
—Oui, un vrai républicain, reprit-elle; un
homme que rien n'arrête, qui méprise toutes
les souffrances^ toutes les misères pour accom-
plir son devoir.
— Âh 1 si TOUS Tentendez ainsi, je serais heu-
reux de mériter ce nom, répondit Toncle. Mais,
dans tous les partis et dans tous les pays du
monde, il se trouve des hommes pareils.
—Alors, monsieur Jacob, ils sont républi-^
cains sans le savoir. »
yoncle ne put s'empêcher de sourire :
• Vous avez réponse à tout, dit-il en four-
Tant son paquet de tabac dans la grande poche
de sa houppelande^ on ne peut pas discuter
avecYOusI »
Quelques instants de silence suivirent ces
paroles. Uoncle battait le briquet. Moi j'avais
pris la tête de Scipio entre mes bras^ et je pen-
sais: «Je te tiens, tu vas me suivre.... Nous
reviendrons diner, et après ça nous recom-
mencerons. > Le cheval continuait à hennir
dehors, et madame Thérèse s*était nûse à re-
garder les gros flocons qui tourbillonnaient
contre les vitres, lorsque Foncle^ ayant allumé
sa pipe^ dit :
« levais rester absent jusqu'au soir; mais
Fritzél voua tiendra compagnie, le temps ne
voQs durera pas trop. »
n me passait la main dans les cheveux, et je
devenais rouge comme une écrevisse, ce qui
fit sourire madame Thérèse.
«Kon, non, monsieur le docteur, dit-elle
avec bonté, je ne m'ennuie jamais seule ; il
faut laisser courir Fritzel avec Scipio, cela leur
fera du bien; et puis ils aiment bien mieux
^^irsr le grand air que de rester enfermés
dans la chambre, n'est-ce pas, Fritzel?
—Oh! oui, madame Thérèse, rèpondis-je en
exhalant \m gros soupir.
— Gomment l tu n'as pas honte de dire cela
de celti? hconî s'écria l'oncle.
—Eh! pourquoi, monsieur le docteur? Frit-
x«l est comme petit Jean, il dit tout ce qu'il
pense, et il a raison. Va, Fritzel, cours, amus^
toi; l'oncle te donne congé. > ^
Oue je l'aimais alors et que son sourire me
paraissait bon! L'onde Jacob s'était mis à rire*
il reprit son fouet au coin de la porte, et rave*
nant:
« Allons, madame Thérèse , s'écria-t-il , au
revoir et bon courage I
—Au revoir, monsieur le docteur, flt-elle en
lui tendant sa longue main d'un air d'attendris-
sement; allez , et que le ciel vous conduise.
Hs restèrent ainsi quelques instants tout rê«
veurs ; puis l'oncle dit :
« Ce soir, entre six et sept heures, je serai
de retour, madame Thérèse ; ayez bonne con-
fiance, soyez sans inquiétude, tout ira mieux. »
Après quoi nous sortîmes; il enjamba l'é-
chelle du traîneau, s'enveloppa les genoux de
sa houppelande, et toucha Rappel du bout de
son fouet, en me disant :
I C!onduis-toi bien, Fritzel. »
Le traîneau fila sans bruit, remontant la rue.
Quelques bonnes gens regardaient à leurs fe-
nêtres et se disaient :
I Monsieur le docteur Jacob est appelé bien
sûr quelque part pour un malade en danger,
sans cela il ne se mettrait pas en route par ce
temps de neige. »
Quand l'oncle eut disparu au coin de la rue,
je tirai la porte de l'allée et je rentrai manger
ma soupe sur le bord de i'âtre. Scipio me re-
gardait, ses grosses moustaches en l'air, et se
léchait de tenips en temps le tour du museau
en clignant de l'œil. Je lui laissai le fond de
mon assiette à nettoyer, selon mon habitude;
ce qu'il faisait gravement, sans montrer l'avi-
dité des autres chiens du village.
Nous en étions là et j'allais sortir, lorsque
Lisbeth, qui venait de finir son ouvrage et qui
s'essuyait les bras à la serviette, derrière la
porte, me demanda :
t Dis donc, Fritzel, est-ce que tu restes ici?
—Non, je vais voir le petit Hans Aden.
— Eh bien, écoute : puisque tu mets tes sa-
bots, va donc chez le mauser me chercher du
miel pour la Française ; monsieur le docteur
veut qu'on lui fasse une boisson avec du miel.
Prends ton écuelle et va là-bas. Tu diras au
mauser que c'est pour l'oncle Jacob. Voici
Taisent. *
Rien ne me plaisait tant que d'avoir à faire
des commissions, surtout chez le mauser, qui
me traitait comme un homme raisonnable. Je
pris donc T écuelle et je sortis avec Scipio pour
me rendre chez le taupier, dans la ruelle des
Orties, derrière l'église.
Quelques commères commençaient à balayer
le devant de leur porte.
46
ROMANS NATIONAUX.
A l'auberge du Cruchon-d'Ory on entendait
tinter les verres et les bouteilles; on chantait,
on iîaît, les gens montaient et descendaient
l'escalier. Un vendredi, cela me parut extraor-
dinaire; je m'arrêtai pour voir si c'était une
noce ou un baptême, et comme je me tenais
de l'autri^ côté de la rue, sur la pointe des
pieds, regardant dans la petite allée ouverte,
je vis, au fond de la cuisine, la silhouette
étrange du mauser se pencher devant la flam-
me, son bout de pipe noire au coin des lèvres,
et sa main brune qui posait ime braise sur le
tabac.
Plus loin , à droite , j'aperçus aussi la vieille
Grédel avec sa cornette à rubans tremblotants;
elle arrangeait des assiettes sur un dressoir, et
son chat gris se promenait au bord en faisant
le gros dos et la queue en Tair.
Un instant après, le mauser revint lentement
dans l'allée sombre, lançant de grosses bouf-
fées. Alors je lui criai :
• Mauser 1 mauser! •
Il s'avança jusqu'au bord de l'escalier, et me
dit en riant :
• C'est toi, Pritzel?
—Oui, je vais chez vous chercher du miel.
— Hé! monte donc boire un coup; nous
irons ensemble tout à l'heure . •
Et se tournant vers la cuisine :
t Grédel, cria-t-il, apportez \m verre pour
Pritzel. »
Je m'étais dépêché de monter, et nous en*
trames, Scipio sur nos talons.
Dans la salle, à travers la fumée grisâtre, on
ne voyait, le long des tables, que des gens en
blouse^ en veste, en camisole, le bonnet ou le
feutre sur l'oreille ; les uns assis à la .file, les
autres à cheval au bout des bancs, levant leurs
verres pleins d'un air joyeux, et célébrant la
grande victoire de Eaiserslautem. De tous les
côtés on entendait chanter le Faterland, Quel*
ques vieilles buvaient avec leurs fils et sem-
blaient aussi joyeuses que les autres.
Je suivais le mauser, qui s'avançait, le dos
rond, vers les fenêtres de la rue. Là se trou-
vaient, dans le coin à droite, l'ami Eoffel et le
vieux Adam Schmitt, devant une bouteille de
vin blanc. Dans l'autre coin, en face, l'auber-
giste Joseph Spick, son bonnet de laine frisée
sur l'oreille, comme un batailleur, et M. Rich-
ter, en veste de chasse et grandes guêtres de
cuir, buvaient du gleiszeller au cachet vert. Us
étaient pourpres tous les deux jusqu'aux oreil-
les^ et criaient :
fl A la santé de Brunswick! à la santé de
notre glorieuse armée!
-^Hé 1 fit le mauser en s'approchabt de noire
table, place pour un homme. •
Et Koffel, se retournant, me sen*a la main,
tandis que le père Schmitt disait :
« A la bonne heure, à la bonne heure, voici
du renfort. »
Il me fit asseoir près de lui, contre le mur^ et
Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout
de son nez, d'un air de vieille connaissance.
« fié! hé! hé! disait le vieux soldat, c'est
toi, l'ancien; tu me reconnais! »
Grédel apporta un verre, et le mauser l'emplit.
Au même instant, M. Richter se mit à crier
à l'autre bout de la table, d'un ton moqueur :
« Hél Fritzel, comment va M. le docteur Ja-
cob? Il ne vient donc pas célébrer la grande
bataille ! C'est étonnant, étonnant , \m si bon
patriote! •
Et moi, ne sachant que répondre, je dis tout
bas à Koffel :
« L'oncle est parti sur son traîneau pour
soigner im pauvre bûcheron qui s'est laissé
prendre sous sa scMitte. *
Alors Koffel, se retournant, s'écria d'une voix
claire :
t Pendant que le petit-fils d'un ancien do«
mestique de Salm-Salm s'allonge les jambes
sous la table près du poêle, et qu'il boit du
gleiszeUer en Thonneur des Prussiens, qui se
moquent de lui, M. le docteur Jacob traverse
les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron
de la montagne écrasé sous sa sMUte, Ça rap-
porte moins que de prêter à gros intérêts, mais
ça prouve plus de cœur tout de même. »
Kofiel avait un petit coup de trop, et tous les
gens l'écoutaient en souriant. Richter, la figuré
longue et les lèvres serrées, ne répondit pas
d'abord, mais au bout d'un instant il dit :
• Ehl que ne fait-on pas par amour des
Droits de Thomme, de la déesse Raison et du
Maximum, surtout quand une vraie citoyenne
vous encourage !
— Monsieur Richter, taisez-vous! s'écria le
mauser d'une voix forte. M. le docteur est aussi
bon Allemand que vous, et cette femme, dont
vous parlez sans la connaître, est une brave
ïemme. Le docteur Jacob n'a fait que son de-
voir en lui sauvant la vie ; vous devriez rougir
d'exciter les gens du village contre un pauvre
être malade qui ne peut se défendre : c'est abo-
minable !
— Je me tairai si cela me convient, s'éeria
Richter à son tour. Vous criez bien haut.... Ne
dirait-on pas que les Français ont remporté la
victoire ! •
Alors le mauser, les tempes et les joues cou*
leur de brique, frappa du poing sur la table, à
faire tomber les verres; il parut vouloir se
lever, mais il se rassit et dit :
« J'ai droit de me réiouir des victoires de la
MADAME THÉRBSB.
47
rieilld Allemagne autant, pour le moins, que
fooB, monsieur Richter, car moi je suis un
vieux Allemand comme mon père, comme mon
grand-père, et tous les mausers connus depuis
deux cents ans au village d^Anstatt pour Tôle-
vage des abeilles et la manière de prendre les
taupes; au lieu que les cuisi^iiers des Salm-
Salm, de père en flls, se promenaient en France
avec leurs maîtres pour tourner la broche et
lécher le fond des marmites. >
Toute la salle partit d'un éclat de rire à ce
propos, et M. Richter, voyant que la plupart
n'étaient pas pour lui, jugea prudent de se
modérer; il répondit donc d*un ton calme :
■ le n'ai jamais rien dit contre vous ni contre
le docteur Jacob; au contraire, je sais que
M. le docteur est un homme habile et un hon-
nête homme. Mais cela n*empôche pas qu'en
un jour comme celui-ci tout bon Allemand doit
se réjouir. Car, écoutez bien, ceci n'est pas une
Tictoire ordinaire, c'est la fin de cette fameuse
République une et indivisible.
«-Comment! comment 1 s'écria le vieux
Schmitt, la fin de la République? Voilà du
nouveau (
—Oui, elle ne durera plus six mois, Ût Rich-
ter avec assurance; car, de Kaiserslautem^
les Français seront balayés jusqu'à Hombach,
de Hombach à Sarrebruck, à Mets, et ainsi de
suite jusqu'à Paris. Une fois en France, nous
trouverons des amis en foule pour nous secou-
rir: la noblesse, le clergé et les honnêtes gens
sont tous pour nous; ils n'attendent que notre
armée pour se lever. Et quant à ce tas de gueux
ramassés à droite et à gauche, sans officiers et
sans discipline, qu'est-ce qu'ils peuvent faire
contre de vieux soldats, fermes comme des ro-
chers, avançant en bon ordre de bataille, sous
la conduite de la vieille race guerrière? Des tas
de savetiers sans un seul général, sans même
un vrai caporal schlaguet Des paysans, des
mendiants, de vrais sans-culottes, comme ils
s'appellent eux-mêmes, je vous le demande,
qu'est-ce qu'ils peuvent faire contre des Bruns-
wick, des Wurmser, et des centaines d'autres
▼ieux capitaines éprouvés par tous les périls
<le la guerre de Sept ans? Ils seront dispersés
et périront par milliers, comme les sauterelles
eu automne. »
Tonte la salle était alors de Tavis de Rich-
^3 et plusieurs disaient .
« A la bonne heure, voilà ce qui s'appelle
P^fler; depuis longtemps nous pensions les
mêmes choses. •
Lemauser et Koffel se taisaient; mais le
^eu^ Jidam Schmitt hochait la tête en sou-
ii^t. Après un instant de silence, il déposa sa
pipe sur la table et dit :
« Monsieur Richter, vous parlez comme l'ai-
manach; vous prédisez Tavenir d'une façon
admirable ; mais tout cela n'est pas aussi clair
pour les autres que pour vous. Je veux bien
croire que la vieille race est née pour faire les
généraux, puisque les nobles arrivent tous au
monde capitaines ; mais, de temps en temps, il
peut aussi sortir des généraux de la race des
paysans, et ceux-là ne sont pas les plus mau-
vais, car ils le sont devenus par leur propre
valeur. Ces Républicains, qui vous paraissent
si bêtes, ont quelquefois de bonnes idées tout
de même; par exemple, d'établir chez eux que
le premier venu pourra devenir feld-maréchal,
pourvu qu'il en ait le courage et la capacité ; de
cette façon, tous les soldats se battent conune de
véritables enragés ; ils tiennent dans leurs rangs
conune des clous et marchent en avant comme
des boulets, parce qu'ils ont lachancede monter
en grade s'ils se distinguent, de devenir capitai-
ne, colonel ou général. Les Allemands se battent
maintenant pour avoir des maîtres, et les Fran-
çais se battent pour s'en débarrasser, ce qui fait
encore une grande différence. Je les ai regardés
de la fenêtre du père Diemer, au premier étage,
en face de la fontaine, penduit les deux charges
des Croates et des uhlans, des charges magnifi-
ques; eh bien, cela m'a beaucoup étonné, mon-
sieur Richter, de voir comme ces jacobins ont
supporté çal Et leur commandant m'a fait un
véritable plaisir, avec sa grosse figure de paysan
lorrain et ses petits yeux de sanglier. Il n'était
pas aussi bien habillé qu'un major prussien,
mais il se tenait au38i tranquille sur son cheval
que si on lui avait joué un air de clarinette.
Finalement, ils se sont tous retirés, c'est vrai,
mais ils avaient une division sur le dos, et n'ont
laissé que les fusils et les gibernes des morts
sur la place. Avec des soldats pareils, croyez-
moi, monsieur Richter, il y a de la ressource.
Les vieilles races guerrières sont bonnes, mais
les jeunes poussent au-dessous, comme les pe-
tits chênes sous les grands, et quand les vieux
pourrissent, ceux-là les remplacent. Je ne crois
donc pas que les Républicains se sauvent com-
me vous le dites; ce sont déjà de fameux sol-
dats, et s'il leur vient un général ou deux,
gare ! Et prenez bien garde que ce n'est pas
impossible du tout, car, entre douze ou quinze
cent mille paysans, il y a plus de choix qu'entre
dix ou douze mille nobles; la race n'e^ peut-
être pas aussi fine, mais elle est plus solide* »
Le vieux Schmitt reprit alors haleine un
instant, et comme tout le monde Técoutail^ il
ajouta :
« Tenez, moi , par exemple, si j'avais eu ie
bonheur de naître dans un pays pareil, est-ce
que vous croyez que je me serais contenté d'être
ROMANS NATIONAUX.
Ktroliu Richler et Joseph Spick. (Page U.\
Adam ScfamiU , wi^ent de gienadiers, avec
cent florins de pension, aîx blessures et quinze
campagnesT Non, non, ôtes-vous cette idée de
la tête; je Beiaisle commandant, le colonel ou
le général Schmitt, avec une bonne retraite de
deux miUe thalera, ou bien mes os donniraient
depuis longtemps quelque part. Quand le cou-
rage mène à tout, on a du courage, et quand
il ne sert qu'à devenir sergent et à foire avan-
cer les nobles en grade, chacun garde sa
peau.
— Et l'instruction [ s'écria Rïchter, vous
comptez donc l'instructicu pour rien, vous!
Est-ce qu'un homme qui ne sait pas Ure vaut
un duc de Brunswick qui sait toutt •
Alors Softel, se retouruant, dit d'un air
eaUne:
—C'est juste, monsieur Riditer, l'instruction
fait la moitié de l'homme, et peut-âtre les trois
quarts. VoiU pourquoi ces Républicains se bat-
tent jusqu'à la mort; ils veulent que leurs Als
reçoivent de l'instruction aussi bien que les
nobles. C'est le manque d'instruction qui fait
la mauvaise conduite et la misère , la misère
fait les mauvaises tentations, et les mauvaises
tentations amènent tous les vices. Le plus grand
crime de ceux qui gouvernent daïu ce bas
monde, c'est de refuser l'instruction aux misé-
rables, afin que leurs races nobles soient tou-
jours au-dessus; c'est comme s'ils crevaient
les yeux des hommes, lursqu'ils viennent au
monde, pour profiter de leur travalL Dieu vea -
géra ces fautes, monsieur Richter, car il esl
juste. Et si les Répubhcains versent leur sanij.
MADAME THEHESB.
il fiOm entendre li^s cris plaiptifs de Max. \?»ge SI
comme ils le disent, pour que cela n'arrive
plus sur la [erre, toua les hommes religieux
qui croient à la vie éternelle doivent les ap-
prouït;r. t
AiDsi parla Eoffel, disant que si see parents
avaient po le faire instruire, au lieu d'être un
pauvre diable, il aurait peut-êln. fait honneur
àAnslaltet serait devenu quelque chose d'utile.
Chacun pensait comme lui, et plusieurs se di-
saient entre eux : • Que serions-nous si l'on
nous a^aii instruitsî Est-ce que nous étions
plus bêles que les aulres? Non, le ciel donne à
tous sa douce lumière et sa honne rosée. Nous
ivions de bonnes intentions, noua vouhons la
I iostice; isûH on nous a laissés dans les ténè-
l bte», pûi esprit de calcul et pour nous mainle-
nii dans la bassesse. Ces gena-là pensent s'a-
grandir en empêchant les autres de croître,
c'est abominable 1 •
Et moi, songeant alors combien l'oncle Jacob
se donnait de peine pour m'apprendre à lira
dans M. de Buffon, je me repentais de ne pas
profiter davantage de ses leçons, et J'étais tout
attendri.
M. Richter, voyant tout le monde contre lui,
et ne sachant que répondre aux paroles judi-
cieuses de Eoffel, haussa les épaules comme
pour dire : • Ce sont des fous gonflés d'orgueil,
des êtres qu'il faudrait mettre à la raison. •
Or te silence commençait à se rétablir, et le
mauser venait de faire apporter une seconde
bouteille, lorsque des grondements sourds s'en-
tendirent sous la table; aussitôt noua regar-
dâmes et nous vîmes le grand chien roux de
50
ROMANS NATIONAUX.
M. Richter qtû «ournait autour de Scipio. Ce
chien s'appelait Max ; il avait le poil ras, le nez
fenûu, les côtes saillantes, les yeux jaunâtres,
les oreilles longues et la queue relevée comme
un sabre ; il était grand, sec et nerveux. M- Rich-
ter avait Thabitude de chasser avec lui des
journées entières sans rien lui donner à man-
ger, sous prétexte que les bons chiens de chasse
doivent avoir faim pour sentir le gibier et le
suivre à la piste. ïl voulait passer derrière Sci-
pio, qui se retournait toujours la tête haute et
la lèvre frémissante.
En regardant du côté de M. Richter, je vis
quil excitait son chien en dessous; le père
Schmitt s'en aperçut aussi, car il s'écria :
t Monsieur Richter, vous avez tort d'exciter
votre chien. Ce caniche, voyez-vous, est im
chien de soldat, rempli de finesse et qui con-
naît toutes les ruses de la guerre. Le vôtre est
peut-être d'une vieille race ; mais, prenez garde ,
celui-ci serait bien capable de l'étrangler.
^Etrangler mon chien ! s*écria Richter; il en
avalerait dix comme ce misérable roquet; d'un
coup de dent il lui casserait l'échiné ! >
En entendant cela, je voulus me sauver avec
Scipio, car M. Richter excitait toujours son
grand Max, et tous les buveurs se retournaient
en riant pour voir la bataille. J'avais envie de
;^}eurer ; mais le vieux Schmitt me retenait par
l'épaule en me disant tout bas :
« Laissez faire, laissez faire.... ne craignez
rien, Fritzel; je vous dis que notre, chien con-
naît la politique.... l'autre n'est qu'une grosse
béte qui n'a rien vu. •
Et se tournant vers Scipio, il lui répétait tou-
jours :
• Attention l attention ! »
Scipio ne bougeait pas; il se tenait le derrière
dans le coin de la fenêtre, la tête droite, ses
yeux luisants sous ses grands poils frisés, et
dans le coin de sa moustache tremblotante, on
voyait une dent blanche très-pointue.
Le grand roux s'avançait la tête penchée et
le poil hérissé tout le long de son échine mai-
gre, lis grondaient tous deux, jusqu'au mo-
ment où Max ût un bond pour saisir Scipio à la
gorge; aussitôt trois ou quatre éclats de voix
brefs, terribles, partirent à la fois. Scipio s'était
baissé pendant que l'autre l'attrapait à la ti-
gnasse, et d'un coup de dent sec il lui faisait
claquer la patte. C'est alors qu'il fallut entendre
les cris plaintifs de Max, et qu'il fallut le voir
se glisser en boitant sous les tables; il filait
comme un éclair entre les jambes, en répétant
ses cris aigus qui vous perçaient les oreilles.
M. Richter s'était levé furieux pour tomber
sur Scipio; mais, au même instant, le mauser
avait pris son bâton au coin de la porte, etdisait: i
t Monsieur Richter, si votre grosse béte est
mordue, à qui la faute? Vous l'avez assez exci*
tée; maintenant elle est peut-être estropiée, ça
vous apprendra !
Et le vieux Schmitt, riant jusqu'aux larmes,
faisait mettre Scipio entre ses genoux et criait :
« Je savais bien qu'il connaissait les finesses
de la guerre ; hé ! hé ! hé ! nous avons remporté
les drapeaux et les canons. »
Tous les assistants riaient avec lui; de sorte
que M. Richter, indigné, chassa lui-même son
chien dans la rue à grands coups de pied, pour
ne plus entendre ses cris. Il aurait bien, voulu
en faire autant â Scipio, mais tout le monde
était dans l'étonnement de son courage et de
son bon sens naturel.
« Allons, s'écria le mauser en se levant, ar-
rive maintenant, Fritzel, arrive! il est temps
que je te donne ce que tu veux. Je vous salue,
monsieur Richter; vous avez im fameux chien.
Grédel, vous marquerez deux bouteilles sur
l'ardoise. »
Schmitt et Eoffel s'étaient aussi levés, et
nous sortîmes tous ensemble^ riant comme des
bienheureux. Scipio nous suivait de près, sa«-
cliant qu'il n'avait rien de bon à espérer quand
nous serions sortis.
Au bas de Tescalier, Schmitt et Eoffel tour-
nèrent à droite pour descendre la grand'route ;
le mauser et moi nous traversâmes la place, à
gauche^ pour entrer dans la ruelle des Orties.
Le mauser marchait devant, le dos rond, une
épaule un peu plus haute que l'autre, selon son
habitude, lançant de grosses bouffées de tabac
coup sur coup, et riant tout h^s, sans doute à
cause de la déconfiture de Richter.
Nous arrivâmes bientôt à sa petite porte en-
foncée sous terre ; alors il descendit les mar-
ches et me dit :
« Arrive, Fritzel, arrive ; laisse le chien de-
hors, il n'y a pas trop de place dans le trou. •
Il avait bien raison d'appeler sa baraque un
trou, car elle n'avait que deux petites fenêtres
à fleur de terre donnant sur la ruelle. A Tinté-
rieur, tout était sombre : le gi*and lit et l'esca-
Uer de bois au fond, les vieux escabeaux, la
table couverte de scies, de pointes, de pincettes ;
l'armoire ornée de deux citrouilles, le plafond
traversé de perches, où la vieillA Berbel, la
mère du mauçer, suspendait le chanvre qu'elle
filait; les attrapes de toutes sortes placées sur
le vieux baldaquin, dans un enfoncement tout
gris de poussière et de toiles d'araignée; les
centaines de peaux de martres, de fouines, de
belettes accrochées aux murs, les imes retour-^
nées, les autres encore fraîches et bourrées de
paille pour les faire sécher, tout cela vous lais-
sait à peine assez de place pour se retourner.
MADAME THËHÈSS.
et tout cela me rappelle le bon temps delà jeu-
De«ae,car je l'ai tu cent fois, été comme hiver,
qu'il Ût du soleil ou de la pluie, que les petites
tenéties fussent ourertea ou fermées.
Cesl U-dedans que je me représente tou-
jours le mauaer, assis devant la table très-
basse, montant ses attrapes, la joue tirée, IsT-
lëvrea serrées, et la vieille Berbel, — toute jaune,
le bonnet de crin sur la nuque, ses petites
nuJDS sèches, aux oDgIes noirs, sillonuées de
grosses veines bleuâtres,— filant du matin au
soir à côté du poêle. De temps en temps, elle
levait sa petite tête, froncée de rides innom-
brables, et regardait son fils d'un air de satts-
factiou.
ïais ce jour-là, Berbel n'était pas de bonne
homeur, car à. peine fdmes-nous entrés qu'elle
se mit â quereller le mauser d'une voix aigre,
disant qu'il passait sa vie au cabaret, qu'il ne
songeait qu'à boire, sans se soucier du lende-
main, toutes choses très-faussee auxquelles le
mamer ne répondit pas, sachant qu'il faut tout
entendre de sa mère sans se plaindre.
U ouvrit tranquillement l'armoire, tandis
que la vieille Berbel criait, et prit sur le plus
tuut rayon une large écuelle de terre veiuis-
Bée, où le miel couleur d'or, dans des rayons
blancs comme la neige, s'élevait par couches
régulières. Il la déposa sur la table, et plaça
deux beaux rayons dans une assiette très-
propre, en me disant :
• Tiens, Fritzel, voilà du beau miel pour la
dame française. Le miel en rayon est tout ce
qa'on peut souhaiter de mieux pour des ma-
lades i c'est d'abord plus appétissant, et puis
c'est plus tais et plus sain. >
J'avais déjà posé l'argent au bord de U table,
et Berbel étendait U main d'un air content
pour le prendre ; mais le mauser me le rendit :
< HoD, fit-il, 'non, je ne veux pas être payé
de cela; mets cet argent dans ta poche, Fritzel,
et prends l'assiette. Laisse ton écuelle ici; je
vous la rapporterai ce soir ou demain matin. •
Et comme la vieille semblait fâchée, il
ajouta :
> Tu diras à la dame française, Fritzel, que
c'est le mauser qui lui fait présent de ce miel,
avec plaisir, entends-tu... de bien bon cœur...
car c'est une femme respectable. . . N'oublie pas
de aire > respectable, » tu m'enlendsï
—Oui,
je dirai ça. Bonjoiir, Berbel,
dis-je en ouvrant la porte.
. Elle me répondit eu inclinant la tête brufl-
•piemeiii; celte vieille avare ne voulait rien
oire, à cause de l'oncle Jacob; mais de voir
tariJr le miel Kana argent, cela lui paraissait
bien dur.
1* mauser me lecuaduisit jusque dehors, et
je retournai chez nous, bien content de cé qui
venait d'arriver.
Au coin de l'église, je rencontrai le peut
Hans Aden, qui revenait de glisser sur le gué-
voir ; il s'en retournait, les mains dans les po-
ches jusqu'aux coudes, et me cria :
• Fritzel 1 Fritzel ! •
S'étant approché, d'abord î! regarda les deux
beaux rayons de miel, et me dit ;
• C'est pour vous, çaî
— Non, c'est pour faire de la boisson à la
dame française.
— Je vaudrais bien être malade à sa place, •
dit-il eu se léchant, d'un air expressif, le bord
de ses grosses lèvres retroussées.
Puis il demanda :
t Ou'esfce que tu fais, cette après-midiî
— Je ne sais pas; j'irai me promener avec
Scipio. •
Alors il regarda le chien, et, se grattant le
bas du dos :
• Écoute, si tn veux, dit-il, nous irons postai
des attrapes derrière le fumier de 'a posta ; il
y abeaucoup de verdiers et de mpiaeaux le Ion;;
des baies, sous les hangars et dans les arbn :
du Posithdl.
— Je veux bien, lui répondis-je.
— Oui, arrive ici, mx le perron; nous pari;
rons ensemble. •
Avant de nous séparer, Hans Aden me de-
manda s'il pouvait passer le doigt au fond de
l'assiette; je lui donnai cette permission, et il
trouva le miel très-bon. AprëB quoi, chacun
reprit son chemin, et je rentrai chez nous verii
onze heures et demie.
' Ah I te voilà I s'écria Lisbsth en me voyant
entrer dans la cuisine, je croyais que lu ne
reviendrais plus; Dieu du ciel, il l'en faut, à
toi, du temps pour faire une commission I ■
Je lui racontai ma rencontre avec le mauser
sur l'escalier du Crucfion-d'Or, la dispute de
Koffel, du vieux Schmitt et du taupier contro
M. Richter, la grande bataille de Max et de
Scipio, et, finalement, la manière dont le ma'i-
ser m'avait recommandé de dire qu'il ne vou-
lût pas d'argent pour son miel, et qu'il l'oflrait
de bien bon cœur à la dame française,' une
personne • respeLlable. •
Comme la porte était ouverte, madame Thé-
rèse entendit ces choses et me dit de venir.
Alors je.vis qu'elle était attendrie, et qsaud je
lui présentai le miel, elle l'accepta.
« C'est bien, Fritzel, dit-elle les larmes aux
yeux, c'est bien, mon enfant, je suis contente,
bien contente de ce présent; Testime des hon-
nêtes gens nous fait toujours beaucoup de
plaisir. Lorsque le mauser viendra, je veux
le remercier moi-même. »
Puis elle se pencha et passa la main sur la
tête de Scipio, qui se tenait devant le lit, le nez
en Tair; elle souriait, et dit :
« Hé ! Scipio, tu soutiens donc aussi la bonne
cause? *
Lui, voyant la joie briller dans ses yeux, se
mit à aboyer tout haut; il se plaça même sur
son derrière, comme pour faire l'exercice.
« Oui, oui, je vais mieux maintenant, lui
dit-elle, je me sens plus forte.. . Ah ! nous avons
beaucoup sou£Fert1 ■
Puis, exhalant un soupir, elle se remit le
coude dans Toreiller en disant :
• Une bonne nouvelle... seulement une
bonne nouvelle, et tout sera bien I ■
Lisbeth venait de dresser la table, elle ne di-
sait rien, madame Thérèse redevenait rêveuse.
La pendule sonna midi, et, quelques instants
aprôSjv 1^ vieille servante apporta la petite sou-
pière pour nous deux ; elle fit le signe de la
croix et nous dînâmes.
A chaque instant je tournais la tête pour
regarder si Hans Aden ne se promenait pas
déjà sur le perron de l'église. Madame Thérèse,
qui venait de se recoucher, nous tournait le
dos, la couverture sur Tépaule ; elle avait sans
doute encore de grandes inqpiiétudes. Moi, je
ne songeais qu'aux fumiers du Postthâl\ je
voyais déjà nos attrapes en briques posées au-
tour dans la neige, la tuile levée, soutenue par
deux petits bois en fourche, et les grains de blé
au bord et dans le fond. Je voyais les verdiers
tourbillonner dans les arbres, et les moineaux
rangés à la flle^ sur le bord des toits, s'appe-
lant, épiant, écoutant, tandis que nous, tout au
fond du hangar, derrière les bottes de paille,
nous attendions le cœur battant d'impatience.
Puis un moineau voltigeait sur le fumier, la
queue en éventail, puis un autre, puis toute la
bande. Les voilà 1 les voilà près de nos attra-
pes!... Ils vont descendre... déjà un, deux,
trois sautent autour et becquètent les grains
de blé... FroiM I tous s'envolent à la fois ; c'est
un bruit à la ferme... c'est le garçon Yériavec
ses gros sabots, qui vient de crier dans Técurie
à Tun de ses chevaux : « Allons, te retourneras-
tu, Foux? • Quel malheur? Si seulement tous
les chevaux étaient crevés, et Yéri avec!...
Enfin, il &ut attendre encore... les moineaux
sont partis bien loin. Tout à coup un d'eux se
remet à crier, ils reviennent sur les toits...
àh 1 Seigneur Dieu ! pourvu que Téri ne crie
plus... pourvu que tout se taise... S'il n'y avait |
seulement pas de gens dans cette ferme ni sur I
la route! Quelles transes I Enfin, en voilà un
qui redescend... Hans Aden me tire par le pan
de ma veste... Nous ne respirons plus... nous
sommes comme muets d'espérance et de
crainte I
Tout cela, je le voyais d'avance, je ne me
tenais plus en place.
« Mais, au nom du ciel, qu'as-tu donc ? me
disait Lisbeth ; tu vas, tu cours comme une
âme en peine... tiens-toi donc tranquille. »
Je n'entendais plus; le nez aplati contre la
vitre, je pensais :
« Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ? Il est
peut-être déjà là-bas... il en aura emmené un
autre ! •
Cette idée me paraissait terrible.
J*allais partir, quand enfin Hans Aden tra-
versa la place ; il regardait vers notre maison,
épiant du coin de l'œil ', mais il n'eut pas be-
soin d'épier longtemps : j'étais déjà dans l'al-
lée et j'ouvrais la porte, sans prévenir Scipio
cette fois. Puis je courus le long du mur, de
crainte d'une commission ou de tout autre
empêchement : il peut vous arriver tant de mal-
heurs dans ce bas monde ! Et ce n'est que bien
loin de là, dans la ruelle des Orties, que Hans
Aden et moi nous fîmes halte pour reprendre
haleine.
« Tu as du blé, Hans Aden?
— Oui.
— Et ton couteau? •
— Sois donc tranquille, le voilà. Mais écoute,
Fritzel, je ne peux pas tout porter; il faut que
tu prennes les briques et moi les tuiles.
— Oui; allons.»
Et nous repartîmes à travers champs, der-
rière le village, ayant de la neige jusqu'aux
hanches. Le mauser, Eoffel, l'oncle lui-même
nous auraient appelés alors, que nous nous
serions sauvés conmie des voleurs, sans tour-
ner la tête.
Nous arrivâmes bientôt à la vieille tuilerie
abandonnée, car on cuit rarement en hiver, et
nous primes notre charge de briques. Puis, re-
montant la prairie, nous traversâmes les haies
du Postthdl toutes couvertes de givre, juste en
face des grands fumiers carrés, derrière les
écuries et le hangar. Déjà de loin, nous voyions
les moineaux aUgnés au bord du toit.
« Je te le disais bien , faisait Hans Aden ;
écoute... écoute 1... •
Deux minutes après nous posions nos attrapes *
entre les fumiers, en déblayant la neige au
fond. Hans Aden tailla les petites fourches,
plaça les tuiles avec délicatesse, puis il seiaa
le blé tout autour. Les moineaux nous contexn-
MADAME THERESE,
53
plaient du haut des toits, en tournant légère-
ment la tête sans rien dire. Hans Aden se rele-
va , &*e8suyani le nez du reyers de la manche^
et clignant de Toell pour observer les moineaux
• Arrive, fit-il tout bas; ils vont tous des-
cendre. •
Nous entrâmes sous le hangar, pleins de
bonnes espérances, et dans le même instant
toute la bande disparut. Nous pensions qu'ils
reviendraient; mais jusque vers quatre heures
nous restâmes blottis derrière les bottes de
paille, sans entendre im cri de moineau. Ils
avaient compris ce que nous faisions, et s'en
étaient allés bien loin, à Pautre bout du
village.
Qu'on juge de notre désespoir ! Hans Aden,
malgré son bon caractère, éprouvait une indi-
gnation terrible, et moi-même je faisais les
plus tristes réflexions, pensant qu'il n'y a rien
de plus bête au monde que de vouloir prendre
des moineaux en hiver, lorsqu'ils n'ont que la
peau et les os, et qu'il en faudrait quatre pour
faire une bouchée.
Enfin, las d'attendre et voyant le jour bais-
ser, nous revînmes au village, en suivant la
grande route, grelottant, les mains dans les
poches, le nez humide et le bonnet tiré sur la
nuque d'un air piteux
Lorsque j'arrivai chez nous, il faisait nuit.
lisbetb préparait le souper; mais conune
j'éprouvais une sorte de honte à lui raconter la
façon dont les moineaux s'étaient moqués de
nous, au lieu de courir à la cuisine, selon mon
habitude, j'ouvris tout doucement la porte de
la salle obscure, et j'allai m'asseoir sans bruit
derrière le fourneau.
Rien ne bougeait; Sdpio dormait sous le fau-
teuil, la tête sur la hanche, et je me réchauf-
fais depuis un quart d'heure, écoutant bour-
donner la flamme, lorsque madame Thérèse^
qui semblait dormir, me dit d'une voix douce :
«Cesttoi, Fritzel?
— Oui, madame Thérèse, lui répondis-je.
— Tu te réchauffes ?
— Oui, madame Thérèse.
— Tu as donc bien froid ?
— Ohl oui.
— Qu'est-ce que vous avez donc fait cette
^près^midiî
— Nous avons posé des attrapes aux moi-
neaux, Hans Aden et moi.
— Ah î Et vous en avez pris beaucoup ?
-- Non, madame Thérèse, pas beaucoup.
— Combien? •
Cela me saignait le cœur de dire à cette
nonnôle personne que nous n'en avions pas
pris du tout
Deux ou trois, n'est-ce pas, Fritzel î fit-elle.
• 1
— Non, madame Thérèse.
— Vous n'en avez donc pas pris ?
— Non. »
Alors elle se tut, et je me fis une grande idée
de son chagrin.
c Ce sont des oiseaux bien malins, reprit-elle
au bout d*un instant.
— Oh oui!...
— Tu n*as pas les pieds mouillés, Fritzel t
— Non, j'avais mes sabots.
— Allons, allons, tant mieux. Il faut te con*
soler, une autre fois tù seras plus heureux. »
Conune nous causions ainsi, lisbeth entra,
laissant la porte de la cuisine ouverte.
« Hé I te voilà, dit-elle, je voudrais bien sa-
voir où tu passes tes journées ? toujours dehors,
toujours avec ton Hans Aden , ou ton Frantz
Sépel. •
— Il a pris des moineaux, dit madame Thé-
rèse.
— - Des moineaux! si j'en voyais seulement
une fois un, s'écria la vieille servante. Depuis
trois ans, tous les hivers il court après les moi-
neaux. Une fois, par hasard, il a pris en au-
tomne un vieux geai déplun;ié, qui n^avait plus
la force de voler, et depuis ce temps il croit
que tous les oiseaux du ciel sont à lui. »
Lisbeth riait. Elle se remit à son rouet, de-
vant Talcôve , et dit en trempant son doigt
dans le mouilloir :
• Maintenant tout est prêt, quand M. le doc-
teur viendra, je n'aurai plus qu'à mettre la
nappe. Qu'est-ce que je racontais donc tout à
l'heure?
— Vous parliez de vos conscrits, mademoi-
selle Lisbeth.
— Ahl oui... depuis le commencement de
cette maudite guerre, tous les garçons du vil-
lage sont partis : le grand Ludwig, le fils du
forgeron, le petit Christel, Hans Goemer et
bien d'autres, ils sont partis, les uns à pied,
les autres à cheval, en chantant : • Faterlandl
Faterland! • avec leurs camarades, qui les
conduisrient au Kirschtàl, à l'auberge du
père Fritz, sur la route de SLaiserslautem.
Ils chantaient bien, mais ça ne les empêchait
pas de pleurer comme des malheureux en re-
gardant le clocher d'Anstatt. Le petit Christel,
à chaque pas, embrassait Ludwig en disant :
« Quand reverrons-nous Anstatt? • L'autre ré-
pondait : « Ah bahl il ne £aut pas penser à ça,
le seigneur Dieu, là-haut, nous sauvera de ces
Républicains que le ciel confonde! • Ils sanglo-
taient ensemble, et le vieux sergent, venu teut
exprès, répétait toujours : • En avant!... Cou-
rage !... Nous sommes des honmies f » Il avait
le nez rouge, à force de trinquer avec nos con-
scrits. Le grand Hans Goemerv qui devait se
u
ROMANS NATIONADX.
marier avec Rosa Mut?, la fllle du garde cham-
pâtra, criait: i Encore un coup... encore on
coup:.. C'est peut-être le dernier plat de chou-
croute que noua voyons devant nos yeux ! •
— Pauvre garçon ! Ût madame Thérèse.
— Oui, reprit Lisbeth, et ça ne serait eocore
rien, si les filles pouvaient se marier; mais
quand les garçons partent , les filles i-estent
plantées là, à. rêver du matin au soir, à se con-
pomer et à s'ennuyer. Elles ne peuvent pour-
t^ut pas prendm des vieux de soixante ans, des
veufs, ou bien des bossus, des boiteux ou des
borgnes. Ab ! madame Thérèse, ce n'est pas
pour vous faire des reproches, mais sans votre
Révolution, nou.1 serions bien tranquilles, nous
ne pt^iiserians qu'à louer le Seigneur de ses
grâces. C'est terril^e une République pareille
qui dérange tout le monde de ses habitudes ! ■
Tout en écoutant cette histoire, je sentais
une bonne oduur de veau farci remplir la
chambre, et je Qnis par me lever avec Scipio,
pour aller jeter un coup .d'œil à la cuisine !
nous avions une bonne soupe aux oignons, une
poitrine de veau farcie et des pommes de terre
frites. La chasse m'avait tellement ouvert l'ap-
pétit, qu'il me semblait que j'aurais tout avalé
d'une bouchée.
Scipio n'était pas dans de moins heureuses
dispoï^itions; la patte au bord de l'Atre, il re-
gardait du nez à travers les marmites, car le
nez du chien, comme le dît M, de Buffon, est
une ?cr"nde vue fort délicate.
Aprus avoir bien regardé, je me mis àfaire
des vœux pour le retour de l'oncle.
• Ab ! Lisbeth I m'écrïai-je en rentrant, si tu
savais comme j'ai faim I
— Tant mieux, tant mieux, me répondit la
vieille eu jacassant toujours, l'appétit est une
bonno chose. •
Puis elle piiursuivil ses histoires de village,
que madame Tliérèse semblait écouter avec
plaisir. Moi, j'allais, je venais de la salle à la
cuisine, et Scipio me suivait pas à pas; il avait
sans doute les marnes idées que moi,
La nuit dehors devenait noire.
Bc temps eu temps madame Thérèse inter^
rompait ia vieille servante, levant le doigt et
disant :
■ Écoutez ! ■
Alors tout le monde restait tranquille une
seconde.
■ Co n'est rien, faisait Lisbeth; c'est la char-
rette de Hana Bockel qui passe ; » ou bien ;
• c'est la mère Di eyfus qui s'en va maintenant
à la veillée chez les Brêmer. ■
Elle cooDaissait les habitudes de tous les
gens d'Anslatt, et se faisait un véritable bon-
heur d'en parler à la dame française, mainte-
nant qu'elle avait vu la sainte Vierge pendue A
son cou ; car sa nouvelle amitié venait de là,
comme je l'appris plus tard.
Sept heures sonnèrent, puis la demie. A la
fin, ne sachant plus que faire pour attendre, je
me dressai sur une chaise, et je pris dans un
rayon VBUtoire natvreile de M. de Buffon, chose
qui ne m'était jamais arrivée; puis, les deux
coudes sur la table, dans une sorte de déses-
poir, je me mis A lire tout seul en français, il
me fallait tout mon appétit pour me donner
une pareille idée ; mais à chaque instant Je
levais la tête, regardant la fenêtre, les yeux
tout grands ouverts et prêtant l'oreille.
Je venais de trouver l'histoire du moineau,
qui possède deux fois plus de cervelle que
l'homme en proportion de son corps, quand
enfin un bruit lointain, un bruit de grelots se
fit entendre; ce n'était encore qu'un bruisse-
ment presque impercepUble, perdu dans l'éloi-
gnement, mais il se rapprochait vite, et bientôt
madame Thérèse dit :
• C'est M. le docteur.
—Oui, fit Lisbeth en se levanletremettantson
rouet au coinde l'horloge, cette fois c'est lui. >
Elle courut à la cuisine.
J'étais déjà dans l'allée, abandonnant M. de
fiuffon sur la table, et je lirais la porte exté-
rieure en criant :
• C'est toi, mon oncle?
— Oui, Friteel, répondit la voix joyeuse de
l'oncle, j'arrive. Tout s'est bien passé à la mai-
son?
— Tré3*bien, oncle, tout le monde se porte
bien.
— Bon, boni ■
Au même instant, Lisbeth sortait avec la lan-
terne, et je vis l'oncle.sous le hangar, en train
de dételer le cheval, Il était tout blanc au mi-
lieu des ténèbres, et chaque poil de sa houp-
pelande et de son gros bonnet de loutre scin-
tillait à la lanterne comme une étoile. Il se
dépêchait; Rappel, tournant la tête vers l'écu-
rie, semblait ne pouvoir attendre.
• Seigneur Dieu, qu'il fait froid dehors I dit
la vieille servante en accourant l'aider; vous
devez être gelé, monsieur le docteur. Allez,
entrez vite vous réchauffer, je finirai bien toute
seule. •
Mais l'oncle Jacob n'avait pas l'habitude de
laisser le soin de son cheval à d'autres ; ce n'est
qu'en voyant Rappel devant son râtelier garni de
foin, et les pieds dans la bonne litière, qu'il dit;
• Entrons maintenant. • Et nous entrâmes
tous ensemble.
• Bonnes nouvelles, madame Thérèse, s'écria
l'oncle sur le seuil, bonnes nouvelles 1 J'arrive
de Kaiserslautern, tout va bien là-bas. •
MADAME THËRfiSB.
5S
Madame Thérèse, assise sur son lit, le regar-
dait toute pâle.
Et tandis qu'il secouait son bonnert et se dé-
barrassait de sa houppelande :
■ Gomment, monsieur le docteur, fit-elle,
vous venez de Kaiserslautem ?
—Oui, j'ai poussé jusque-là... Je voulais en
avoir le cœur net. J'ai tout vu. • . je me suis in-
formé de tout, dit-il en souriant; mais je ne
yoQ8 cache pas, madame Thérèse, que je tombe
de fatigue et de faim. •
n tirait ses grosses bottes, assis dans le fau*
teuil, et regardait lisbeth mettre la nappe
d'un œil aussi luisant que celui de Scipio et le
mien.
■ Tout ce que je puis vous dire, s'écria-t-ll
en 86 relevant, c'est que la bataille de Kaisers-
lautem n'est pas aussi décisive qu'on le croyait,
et que votre bataillon n*a pas donné; le petit
Jean n'a pas couru de nouveaux dangers.
— Ah 1 cela suffit, dit madame Thérèse en se
recouchant d'un air de bonheur et d'attendris-
sementinexprimables, cela suffit I Vous ne m^en
diriez pas plus, que je jserais déjà trop heureuse.
RéchauSèz-vous, monsieur le docteur, mangez,
ne vous pressez pas, je puis attendre mainte-
nant. •
Lisbeth servait alors la soupe, et l'onde, en
s'asseyant, dit encore :
> Oui, c'est positif, vous pouvez être tran-
quille sur ces deux points. Tout à llieure je
TOUS dirai le reste. »
Puis nous nous mimes à manger, et Toncle,
me reg£;rd::nt de teTips en temps, souriait
comme pour dire : « Je crois que tu veux me
rattraper ; où diable as-tu pris un appétit pareil,
toi?»
Bientôt cependant notre grande faim se ra-
lentit; nous songeâmes au pauvre Scipio, qui
nous regardait d'un œil stolque, et ce fut son
tour de manger* L'oncle but encore un bon
conp, puis il alluma sa pipe, et se rapprochant
de Talcôve, il prit la main de madame Thérèse
comme pour lui tâter le pouls, en disant :
•M'y voilà! »
Ole ne disait rien et souriait.
Alors il avança le fauteuil, écarta les ri-
deaux, plaça la chandelle sur la table de nuit^
et s'étant assis, il commença l'histoire de la
baiailie. Je l'écoutais, le bras appuyé derrière
lui loi le fauteuil. Lisbeth se tenait debout dans
Vombîedelasalle.
" Lea Républicains sont arrivés devant Eai-
•ewlautem le 27 au soir, dit-il ; depuis trois
y^^^leaPrassiens y étaient; ils avaient fortifié
^ position en plaçant des canons au haut des
^^ins qui montent sur le plateau. Le général
^^^ les suivait depuis la Ugne de TErbach;
il avait môme voulu les entourer à Bisingen, et
résolut aussitôt de les culbuter le lendemain.
Les Prussiens étaient 40,000 hommes, et les
Français 30,000.
« Le lendemain donc, l'attaque commença
sur la gauche; les Républicains, conduits par
le général Ambert, se mirent à grimper le ravin
au pas de charge en criant : t Landau ou la
mort ! * Dans ce moment même, Hoche devait
attaquer le centre ; mais il était couvert de
bois et de hauteurs, il lui fut impossible d'ar-
river à temps ; le général Ambert dut reculer
sous le feu des Prussi^ns; il avait toute Tannée
de Brunsv^rick contre lui. Le jour suivant 29 no-
vembre, c'est Hoche qui attaqua par le centre;
le général Ambert devait tourner la droite,
mais il s'égara dans les montagnes, de sorte
que Hoche fut accablé à son tour. Malgré cela,
Tattaque devait recommencer le lendemain
30 novembre. Ce jour-là, Brunswick fit un
mouvement en avant, et les Républicains, de
crainte d'être coupés, se mirent en retraite.
c Voilà ce que je sais de positif, et de labouche
même d*un commandant républicain, blessé
d'un coup de feu à la hanche, le second jour
de la bataille. Le docteur Feuerbach, un de mes
vieux amis d'Université, m'a conduit près de
cet honmie; sans cela je n'aurais rien appris
au juste, car des Prussiens on ne peut tirer que
des vanteries.
«Toute la ville parle de ces évtoements, mais
chacun à sa manière; une grande agitation
règne encore là-bas; des convois de blessés
partent sans cesse pour Mayence ; Thôpital de
la ville est encombré de malades, et les bour-
geois sont forcés de recevoir des blessés chez
eux, en attendant qu'il soit possible de les
évacuer. »
On pense avec quelle attention madame Thé-
rèse écoutait ce récit.
f Je vois... je vois... disait-elle tristement,
la main appuyée contre la tempe, nous avons
manqué d'ensemble.
— Justement, vous avez manqué d'ensemble,
voilà ce que tout le monde dit à Kaiserslau-
tem; mais cela n'empêche pas que l'on recon-
naisse le courage et même l'audace extraordi*
naire de vos Républicains. Quand ils criaient .
« Landau ou la mort 1 * au milieu du roulement
de la fusillade et du grondement des canons,
toute la ville les entendait, il y avait de quoi
vous faire frémir. Maintenant ils sont en re-
traite, mais Brunswick n'a pas osé les pour-
suivre. »
II y eut un instant de silence, et madame
Thérèse demanda :
fl fit comment savei-vous que notre bataillon
n'a pas donné, mons* iur le docteur?
ROMANS NATIONAUX.
i« instant loute la bande dispanit. (Pait« 63.}
— Ah I c'est par le commandaat républi-
caÎD i il m^^ dit que le premier bataillon de la
deuxième brigade avait éprouve de gruides
pertes dans UD village de la moutagna quelques
jours auparavant, en poussant une recounais-
sance du côlë de Landau, et que, pour cette
raison, ou l'avaiL uiis à la réserve. C'est alors
que J'ai vu qu*il savait exactement lea choses.
— Comment s'appelle ce comnimandant 1
— Pierre Ronsart; c'est un honune grand,
brun, les cheveux noirs.
— Ah I Je le connais bien, je le connais, dit
madame Tliérèse, il était capitaine dans notre
bataillop Vannée demière;commentl ce pauvre
RonMTt est prisonnier? Est-ce que sa blessure
est dangereuse 1
— Nen, Feuerbach mS dit qu'il en reviendra;
maiail&Ludiaquelquetemps, •répondit l'onde.
Puis, souriant d'un air iin, les yeux plisBéa -,
• Oui, oui, flt-il, voilà ce que le commandant
m'a raconté. Mais il m'a dit bien d'autres choses
encore, des choses... des choses intéressantes...
extraordinaires... et dont Je ne me serais Jamais
douté...
— Et quoi donc, monsieur le docleurt
— Ahl cela m'a bien étonné, fit l'oncle en
serrant le tabac dang sa pipe du bout de son
doigt et tirant une grosse bouffée les ^eux en
l'air, bien étonné I... et pourtant pas trop...
non, pas trop... car des idées pareilles m'étaient
venues quelquefois.
— Mais quoi donc, monsieur Jacob? fit ma-
dame Thérèse d'un air surpris.
— Ah I il m'a parlé d'une certaine cito76iuk«
MADAME THERESE.
Il
IbiUnie Tbéftee itùl itieDue loute linoM. (Pifa d
'ftiérèse, d'une espèce de Gomëlia, connue de
loute l'armée de la Moselle, et que les soldats
tppeUeal lout bonnement la Citoyenne iHâl
bel hèl il paraît ^e cette citoyenne-lâ ne
manque pas d'un certain courage I >
Et se tournant vers Lisbetli et moi :
• Figurez-vous qu'un jour, comme le chef
de leur bataillon ven^l d'être tué, en essayant
d^entralner ses honuDes , et qu'il fallait tra-
un pont défendu par une batterie et
: lègimentB prussiens, et que tous les plus
Tieoi Républicains, les plus terribles d'entre
te« hommes courageoi reculaient, flgurez-TOUS
que cette citoyenne Thérèse prit le drapeau, et
qn'ellr. marcha toute seule sur le pont, en
dist:ii  son petit frère Jean de battre la charge
dev,uit elle comme devant une armée ; ce qui
produisit un tel effet sur les Républicams, qu'ils
s'élancèrent tous à sa suite, et s'emparèrent
des canonsi — Compreneï-TOUB ça, vous autres T
— C'est le commandant Ronsart qui m'a ra-
conté la chose. •
Bt comme nous regardions madame Thérèse,
tout stupËfaits, moi surtout, les yeux tout
grands onverts, nous vîmes qu'elle devenait
toute rouge.
< Ahl fit l'oDCle, on apprend tous les jours
de nouvelles choses; ça, c'est grand, ça, c'est
beaul Oui... oui... quoique je sois partisan de
la paix, ça m'a tout à fait touché. .>
— Mais , monsieur le docteur, répondit en-
fin madame Thérèse, comment pouvez-vous
croire?...
— Oh I interrompit l'oncle es ètendao> la
20
HOMANS NATIONAUX.
main, i;e n'esl pas co commandant tout seul
qui ni'a dit cela ; deux autres capilaines blessés,
qui se trouvaient là, .'n entendant dire que la
citoyenne Tliéréao vivait encore, se sont bien
réjouis... son liistoiredu drapeau est connue du
dernier soldai. Voyons... oui ou non, est-ce
qu'elle a fait ça? • dit l'oncle en fronçant les
sourcils et regardant madame Thérèse en face.
Alors elle, penchant la tête, se mit à pleurer
en disant :
• Le chef dt> bataillon qui venait d'être tué
était notre père... nous voulions mourir, le
petit Jeau et moi... nous étions désespérés. •
En songeant à cela, elle sanglotait. L'oncle,
la regardant alors, devint très-grave et dit :
■ Madame Thérèse, écoutez, je suis fier
d'avoir sauvé la vie d'une femme telle que
vous. Que ce soit parce que votre père était
mort, ou poiLr toute autre raison que vous ayez
agi de la sorle, c'était toujours grand, noble et
courageux; c'élait même extraordinaire, car
des milliers d'autres femmes se seraient con-
tentées de gémir ; elles seraient tombéeslà sans
force, et l'on n'aurait pu leur faire de re-
proches. Mais vous êtes une femme courageuse,
et longtemps après avoir rempli de grands de-
voire, vous pleurez lorsque d'autres commen-
cent à oublier ; vous n'êtes pas seulement la
femme qui lève le drapeau d'entre les morts,
vous êtes encore la femme qui pleure, et voilà
pourquoi je vous estime. — Et je dis que le toit
de cette maison, habitée autrefois par mon père
et mon graud-père, est honoré de votre pré-
sence, oui, honoré 1 t
Ainsi parla l'oncle, gravement, en appuyant
sur les mots, et déposant sa pipe sur la tabla,
parce qu'il était vraiment ému.
Et madame Thérèse finit par dire :
• Monsieur le docteur, ne parlez pas ainsi,
ou je seiai forcée de m'en aller. Je vous «n
prie, ne parlez plus de tout cela.
— Je vous ai dit ce que je pense, répondit
l'oncle en se levant, et maintenant je n'en par-
lerai plus, puisque telle est votre volonté;
mais cela ne m'empêchera pas d'honorer en
vous une douce et noble créature, et d'être
fier de vous avoir donné mes soins. Et le com-
mandant m'a dit aussi quel était votre père et
quels étaient vos frères : des gens simples,
naïfs, partis tous ensemble pour défendre ce
qu'ils croyaient (^tre la justice. Quand tant de
milliers d'hommes orgueilleux ne pensent qu'à
leurs intérêts, et, je le dis à regret, quand ils
se croient nobles eu ne songeant qu'aux choses
delamrtière, ou aime avoir que la vraie no-
blpsse, "iille qui vient du désintéressement et
de l'béroïsme, se réfugie dans le peuple. Qu'ils
soient Républicains ou non, qu'importe! je
pense, en Smff et conscience , que les vrais
nobles à la faœ de l'Etemel «ont ceux qm rem-
plissent leur devoir. >
L'oncle dans son exaltation, allait et venait
dans la salle, se parlant à lui-même. Madame
Thérèse, ayant essuyé ses larme», le regardait
en souriant et lui dit :
• Monsieur le docteur, vous nous avez ap-
porté de bonnes nouvelles, merci, merci! Main-
tenant je vais aller mieux.
— Oui, répondit l'oncle en s'arrétant, vous
irez de mieux en mieux. Hais voici l'heure du
repos; la fatigue a été longue, et je crois que
ce soir nous dormirons tous bien. Allons,
Fritzel, allons, Lisbetb, en routai Bonsoir, ma-
— Bonne nuit, monsieur le docteur. •
Il prit la chandelle, et le front penché, tout
rêveur, il monta derrière nous.
Le lendemain fut un jour de bonheur pour
la maison de l'oncle Jacob.
Il était bien'tard lorsque je m'éveillai de
mon profond sonuneil; j'avais dormi douze
heures de suite comme une seconde, et la pre-
mière chose que je vis, ce furent mes petites
vitres rondes couvertes de ces fleurs d'argent,
de ces toiles transparentes et de ces mille orne-
ments de givre, tels que la main de nul cise-
leur ne pourrait en dessiner. Ce n'est pourtant
qu'une simple pensée de Dieu, qui nous rap-
pelle le printemps au milieu de l'hiver; mais
c'estaussilesigne d'un grand &oid, d'un froid
sec et vif gui succède à la neige; alors toutes
les rivières sont prises et même les fontaines;
les sentiers humides sont durcis et les petites
flaques d'eau couvertes de cette glace blanche
et iriable qui craque sous les pieds comme des
coquilles d'œufs.
En regardant cela, le nei à peine hors de
ma couverture et le bonnet de coton tiré jus-
qu'au bas de lu nuque, je revoyais tous les hi-
vers passés et je me disais : • Fritzel, tu
n'oseras jamais te lever, pas même pour aller
déjeuner, non, tu n'oseras pas 1 >
Cependant une bonne odeur de soupe à la
crème montait de la cuisine et m'insnirait un
terrible courage.
J'étais là dans mes réflexions depuis une
demi-heure, et j'avais arrêté d'avance que je
sauterais du lit, que je prendrais mes habits
sous le bras, et que je courrais dans la cuisine
m'habiUer près de Titre, lorsque j'entendis
I l'oncle Jacob se lever dans la chambre à côté
delà mienne, ce qui me fit juger queles grandes
' fïtignes de la veille l'avaient rendu tout aussi
dormeur que moi. Quelques instants après,
je le vis entrer dans ma chambre, riant et gre-
lottant, en culotte et manches de chemise.
« Allons, allons, Fritzel, s'écria-t-il, hopl
iiop! du courage... Tu ne sens donc pas l'odeur
delà soupe? »
11 agissait ain^ tous les hivers, quand il
ïûmi bien froid, et s'amusait de me voir dans
nue grande incertitude.
' Si l'on pouvait m'apporter la soupe ici, lui
diï-je, je la sentirais encore bien mieux.
— Oh I le poltron, le poltron ! dit l'oncle, il
aurait le cœur de manger au lit, voîl de la pa-
resse! •
Alors, pour me montrer le bon exemple, il
Tersa l'eau froide de ma cruche dans la grande
écuelle, et se lava la figure des deuz mains de-
vant moi, en disant :
' C'est ça qui fait du bien, Pritiel, c'est ça
qui vous ragaillardit et vous ouvre les idées.
Allons, lève-toi... Arrivel •
Moi, voyant qu'il voulait me laver, je sautai
démon lit, et d'un seul bondje pris mes habits
et je descendis quatre à quatre. Les éclats de
rire de l'oncle remplissaient toute la maison.
■ Ah tu ferais un fameux Hépubliiiitia, toi I
e'écriait-il; le petit Jean aurait besoin de te
battre joUment la charge pour te donner du
courage. •
Mais une fois dans la cuisine, je me moquais
bien de ses railleries I Je m'habillai auprès d'un
boa feu, je me lavai avec de l'eau tiède que me
versa Lisbeth ; cela me parut bien meilleur que
d'avoir tant de courage, et je commençais à
contempler la soupière d'un œil attendri, lors-
que l'oDcle descendit à son tour; il me pinça
ForaUe et dit à Lisbelh :
• Ëb bieni eh bien! comment va madame'
Thérèse œ matin? La nuit s'est bien paessée,
l'espère?
— Entrez, répondit la vieille servante d'an
accent de bonne humeur, entrai, monsieur le
docteur, quelqu'un veut vous parler. •
I L'oncle entra, je le suivis, et d'abord nous
fûmes trÈs^étonnés de ne voir personne dans la
' salle, et les rideaux de l'alcAve tirés. Mais notre
èlonnementfutencore bien plus grand lorsque,
nonaèlant retournés, nous vîmes madame Thé-
rèse dans son habit de cantinière, — la petite
vesleâboutons de cuivre fermée jusqu'au men-
ton, et la grosse écharpe rouge autour du cou,
—assise derrière le fourneau ; elle était comme
nouB l'avionc vue la première fois, seulement
DU eu plus pâle, et son chapeau sur la table,
^ Borteque eesbeaux cheveux noirs, partagés
MADAME THËRfiSB.
59
au milieu du front, lui retombaient ftur les
épaules, et qu'on aurait dit un jeune homme.
E31e souriait à notre étonnement, et tenùt la
main posée sur la tête de Scipio assis auprès
d'elle.
■ Seigneur Dieul fit l'oncle. Comment, c'est
vous, madame Thérèsel.... Vous êtes levéel >
Puis U ajouta d'un air d'inquiétude :
• Quelle imprudepcet ■
Mais elle, continuant de sourire, lui lendit la
main d'un air de reconnaissance, en le regar-
dant de ses grands yeux noirs avec expression,
et lui répondit :
< Ne craignez rien, monsieur le docteur,
je suis bien, très-bien ; vos bonnes nouvelles
d'hier m'ont rendu la santé. Voyet vous-
même?... >
n lui prit la main en silence et compta le
poulsd'un air rêveur ; puis son front s'éclaircit,
et d'un ton joyeux il s'écria :
•Plue de fièvre I Ah I maintenant, maintenant
tout va bien I Mais il fau t encore de la prudence,
encore de la prudence. *
Et se reculant, il se mit à rire comme un
enfant, regardant sa malade qui lui souriait
aussi :
« Telle je vous ai vue la première fois, dit-il
lentement, telle je vous revois, madame Thé-
rèse. Ahl noua avons eu du bonheur, bien du
bonheur I
— C'est vous qui m'aves sauvé la vie, mon-
sieur Jacob, dit^elle, les yeux pleins de larmes.*
Mais hochant la tête et levant la main :
■ Non, fit-il, noD, c'est celui qui conserve
tout et qui anime tout, c'est celui-là seul qui
vous a sauvée ; car il ne veut pas que les
grandes et belles natures périssent toutes, il
veut qu'il en reste pour donner l'exemple aux
autres. Allons, allons, qu'il en soit remercié I *
Puis, changeant de voix et de ^ure, il
s'écria:
• Réjouissons-nous I... réjouissons-nous 1...
Voilà ce que j'appelle un beau jour I •
En même temps U courut à la cuisine, et
comme il ne revenait pas tout de suite, ma-
dame Thérèse me ût signe d'approcher ; elle
me prit la tête entre ses mains et m'embrassa,
éc^L^tant mes cheveux,
• Tu es un bon enfant, Fritzel, me dit-elle;
tu ressembles à petit Jean. •
J'étais tout fier de ressembler à petit Jean.
Alors l'oncle rentra, clignant des yeux d'un
air de satisfaction intérieure.
( Aujourd'hui, dit-il, je ne bouge pas de chez
nous; 11 faut aussi de temps en ttimps que
l'homme se repose. Je vais seulement faire im
petit tour au village, pour avoir la ^on9cieDce
nette, et puis je rentre passer toute la journée
?r r-'.-f:
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«0
ROMANS NATIONAUX.
en famille, comme au bon temps où la grand'-
mère Lehnel vivait encore. On a beau dire, ce
sont le» femmes oui font l'intérieur d'une mai-
son I >
Tout en parlant de la sorte, il se coifiait de
son gros bonnet et se jetait la houppelande
sur Tépaule. Puis il sortit en nous souriant.
Madame Thérèse était devenue toute rêveuse;
elle se leva, poussa le fauteuil près dWe fe-
2i=^tre, et se mit à regarder là place de la fontaine
d'un air grave. Moi, je sortis déjeimer dans la
cuisine avec Scipio.
Environ une demi-heure après, j'entendis
Toncle qui rentrait en disant :
« Eh bien ! me voilà libre jusqu'au soir, ma-
dame Thérèse ; j*ai fait ma tournée, tout est en
ordre, et rien ne m'oblige plus de sortir. »
depuis un instant, Scipio grattait à la porte^
je lui ouvris et nous entrâmes ensemble dans
la salle. L'oncle venait de suspendre sa houp-
pelande au mur, et regardait madame Thé-
rèse encore à la même place et toute mélan-
colique."
«A quoi pensez- vous donc^ madame Thérèse?
lui dit-il, vous avez l'air plus triste que tout à
l'heure.
— Je pense, monsieur le docteur, que, malgré
les plus grandes souffrances, on est heureux
de se sentir encore sur cette terre poui* quelque
temps, dit-elle d'une voix émue.
— Pour quelque temps ? s'écria l'oncle, dites
donc pour bien des années ; car, Dieu merci,
vous êtes d'tme bonne constitution^ et d'ici à peu
de jours, vous serez aussi forte qu'autrefois.
— Oui, monsieur Jacob, oui, je le crois, lit-
elle ; mais quand un homme bon, un homme
de cœur vous a relevée d'entre les morts à la
dernière minute, c'est un bien grand bonheur
de se sentir renaître, de se dire : « Sans lui, je
ne serais plus là I »
L'oncle alors comprit qu^elle contemplait le
théâtre du terrible combat soutenu par son ba-
taillon contre la division autrichienne; que
cette vieille fontaine^ ces vieux murs décrépits,
ces pignons, ces lucarnes, enfin toute la place
étroite et sombre lui rappelait les incidents de
la lutte^ et qu'elle savait aussi le sort qui l'at-
tendait, si par bonheur il n'était survenu quand
Joseph Spick allait la jeter dans le tombereau.
Il resta comme étourdi de cette découverte, et
seulement au bout dhin instant il demanda :
« Qui donc vous a raconté ces choses, ma-
dame Thérèse?
— Hier, pendant que nous étions seules,
Lisbeth m'a dit ce que je vous dois de recon-
naissance.
-^ Lisbeth vous a dit cela! s'écria l'oncle
désolé; j'avais pourtant bien défendu...
— Ah 1 ne lui faites pas de reprochée», mon-
sieur le docteur^ dit-elle, je l'ai bien aidée un
peu... Elle aime tant à causer 1 «
Madame Thérèse souriait alors à l'oncle, qui,
s'apaisant aussitôt, dit :
« Allons^ allons, j'aurais dû prévoir cela,
n'en parlons plus. Mais écoutez-moi bien,
madame Thérèse, il faut chasser ces idées de
votre esprit; il faut au contraire tâcher de voir
les choses en beau, c'est nécessaire au rétablis-
sement de votre santé. Tout" va bien mainte-
nant, mais aidons encore la nature par des
pensées agréables, selon le précepte judicieux
du père de la médecine, le sage Hippocratès :
« Une âme vigoureuse, dit-il, sauve un corps
affaibli I » La vigueur de l'âme vient des pensées
douces et non des idées sombres. Je voudrais
que cette fontaine fdt à l'autre bout du village;
mais puisqu'elle est là, et que nous ne pouvons
l'ôter, allons nous asseoir au coin du fourneau
pour ne plus la voir, cela vaudra beaucoup
mieux.
— Je veux bien, » répondit madame Thérèse
en se levant.
Elle s'appuya sur le bras de l'oncle, qui sem-
blait heureux de la soutenir. Moi, je roulai le
fauteuil dans son coin, et nous reprimes tous
notre place autour du fourneau, dont le pétil-
lement nous réjouissait.
Quelquefois, au loin dehors, on entendait
un chien aboyer au village, et cette voix claire,
qui s'étend sur la campagne silencieuse au
temps des grands froids, éveillait Scipio, qui
se relevait, faisait quatre pas vers la porte en
grondant, les moustaches ébouriffées, puis re-
venait s'étendre près de ma chaise, se disant
sans doute qu'un bon feu vaut mieux que le
plaisir de faire du bruit.
Madame Thérèse, dans sa pâleur, ses grands
cheveux noirs tombant avec des reflets bleuâtres
autour de ses épaules, semblait heureuse et
calme. Nous causions là tranquillement, l'oncle
fumait sa grosse pipe de faïence avec une gra-
vité pleine de satisfaction.
c Mais , dites-moi donc, madame Thérèse ,
je croyais avoir découpé votre veste, fit-il au
bout de quelques instants, et je la vois comme
neuve.
— Nous l'avons recousue hier, Lisbeth et
moi, monsieur Jacob, répondit-elle.
— Ahl bon, bon... Alors vous savez cou-
dre ?. . . Cette Idée ne m'était pas encore venue. ^
Je vous voyais toujours à la tête d'un pont, ou
quelque part ailleurs, lé long d'und rivière,
éclairée par les coups de fusil.
Madame Thérèse sourit.
« Je suis la fille d'un pauvre maître d'école,
dit-elle, et la première chose' à faire en
MADAME THÉRÈSE.
61
monde, quand on est pauvre, c'est d'apprendre
à gagner sa vie. Mon père le savait, tous ses
enfanta connaissaient un état. Il n^y a qu'un
an que nous sommes partis, et non-seulement
notre famille, mais tous tous les jeunes gens
de la ville et des villages d*a1entour, avec des
fasils, des haches, des fourches et des faux,
tout ce qu'on avait, pour aller à la rencontre
des Prussiens. La proclamation de Brunswick
rmi soulevé tous les pays frontières; on ap-
prenait l'exercice en route.
« Alors mon père, un homme instruit, fut
nommé d'abord capitaine à Télection populaire,
et plus tard, après quelques rencontres, il de-
vint chef de bataillon. Jusqu'à notre départ je
Tavais aidé dans ses classes, je faisais Técole
des jeunes filles ; je les instruisais en tout ce'que
de bonnes ménagères doivent savoir.
■ Ah! monsieur Jacob, si Ton m'avait dit
dans ce temps-là qu'un jour je marcherais avec
des soldats, que je conduirais mon cheval par
la bride au milieu de la nuit^ que je ferais
passer ma charrette sur des tas de morts, et
que souvent, durant des heures entières, au
milieu des ténèbres, je ne verrais mon chemin
qu'à la lueur des coups de feu, je n'aurais pu
le croire, car je n'aimais que les simples de-
Toiis de la famille; j'étais même très-timide,
un regard me faisait rougir malgré moi. Mais
que ne fait-on pas quand de grands devoirs
nous tirent de Tobscurité, quand la patrie en
danger appelle ses enfants! Alors le cœur
s'élève, on n'est plus le même, on marche, la
penr s'oublie, et longtemps après, on est étonné
d'être si changé, d'avoir fait tant de choses que
l'on aurait crues tout à fait impossibles!
—Oui, oui, faisait l'oncle en inclinant la tête,
maintenant je vous connais. ..je vois les choses
clairement... Ah I c'est ainsi qu'on s'est levé...
c'est ainsi que les gens ont marché tous en
masse... Voyez donc ce que peut faire une idée !
Nous continuâmes à causer de la sorte jusque
vers midi ; alors Lisbeth vint dresser la table
et servir le dtner ; nous la regardions aller et
venir, étendre la nappe et placer les couverts,
avec un vrai plaisir^ et quand enfin elle apporta
la soupière fumante :
« AUons, madame Thérèse, s'écria l'oncle
tout joyeux, en se levant et l'aidant à marcher,
mettons-nous à table. Vous êtes maintenant
uolre bonne grand'mère Lehnel. la gardienne
^ îoyer domestique, comme disait mon vieux
professeur Eberhardt, de Heidelberg. >
£Ue souriait aussi, et quand nous fûmes
Mis les uns en face des autres, il nous sembla
que tout rentrait dans l'ordre, que tout devait
être ainsi depuis les anciens temps, et que
pisqu'àce jour il nous avait manqué quelqu'un
de la famille, dont la présence nous rendait
plus heureux. Lisbeth elle-même en apportant
le bouilli, les légumes et le rôti, s'arrêtait
chaque fois à nous contempler d'un air de sa-
tisfaction profonde, et Scipio se tenait aussi
souvent près de moi qu'auprès de sa maîtresse,
ne faisant plus de différence entre nous.
L'oncle servait madame Thérèse, et comme
elle était encore faible, il découpait lui-même
les viandes sur son assiette, disant :
« Encore ce petit morceau ! ce qu'il vous faut
maintenant, ce sont des forces ; mangez encore
cela, mais ensuite nous en resterons là, car
tout doit arriver avec ordre et mesure. »
Vers la fin du repas il sortit un instant, et
comme je me demandais ce qu'il était allé faire,
il reparut avec une vieille bouteille au gros ca-
chet rouge toute couverte de poussière.
■ Ça, madame Thérèse, dit- il en déposant la
bouteille sur la table, c'est un de vos compa-
triotes qui vient vous souhaiter la bonne santé;
nous ne pouvons lui refuser cette satisfaction,
car il arrive de Bourgogne et on le dit d'humeur
joyeuse.
— Est-ce ainsi que vous traitez tous vos mala-
des, monsieur Jacob ? demanda madame Thé-
rèse d'une voix émue.
—Oui, tous, je leur ordonne tout ce qui peut
leur faire plaisir.
*— Kh bien, vous possédez la vraie science,
celle qui vient du cœur et qui guérit. •
L'oncle allait verser; mais, s'arrétant tout à
coup, il regarda la malade d'un air grave et dit
avec expression :
« Je vois que nous sommes de plus en plus
d'accord, et que vous finirez par vous couver^
tir aux doctrines de la paix. •
Ayant dit cela, il versa quelques gouttes dans
mon verre , et remplit le sien et celui de ma*
dame Thérèse jusqu'au bord, en s'écriant :
« A votre santé, madame Thérèse 1
—A la vôtre et à celle de Fritzel ! » dit-elle.
Et nous bûmes ce vieux vin couleur pelure
d'oignon, qui me parut très*bon.
Nous devenions tous gais, les joues de ma*
dame Thérèse prenaient une légère teinte rose,
annonçant le retour de la santé; elle souriait
et disait :
• Ce vin me ranime. »
Puis elle se mit à parler de se rendre utile à
la maison.
« — ^Je me sens déjà forte, disait-^Ue, je puis
travailler, je puis raccommoder votre vieux
linge ; vous devez en avoir, monsieur Jacob?
— Ohl sans doute, sans doute, répondit l'on-
cle en souriant ; Lisbeth n'a plus ses yeux de
vingt ans, elle passe des heures à faire une
reprise, vous me serez très-utile, très-utile.
ROMANS NATIONAUX.
Mais iJouB n en sommes pas encore'là.Ie repos
. vous est encore nécessaire.
— Mais, dJt-elle alors en me regai'daiit avec
douceur, si je ne puis encore travailler, vous
me puniii'lt.reî au moins de vous remplacer
quelquefûid auprès de Fritiel; vous n'avez pas
toujours ]e cemps de lui donner vos bonnes
leçons de Trunçais, et si vous voulez...
—Ah ! pour cela, c'est différent, s'écria l'on-
cle, oui, voilà ce qui s'appelle une idée excel-
lente, A la bonne heure. Ecoute, Fritzel, à
l'avenir lu prendras les leçons de madame Thé-
rèse ; tu tàctieras d'en profiter, car les bonnes
occasions de s'instruire sont rares, bien rares. >
J'élais devenu tout rouge, en songeant que
madame Thérèse avait beaucoup de t«np3 de
reste; elle, devinant ma pensée, me dit d'un
air bon :
« Ne craioa rien, Pritzel, va, je te laisserai
au lemjis pour courir. Nous lirons ensemble
monsieur llaffon, ime heure le matin seule-
ment et uno heure le soir. Rassure-toi, mon
cnfaul.ji.' i]R t'ennuietai pas trop. •
Elle ui.ivrùt attiré doucement et m'embras-
sait, lursiin- la porte s'ouvrit et que lemauser
et Hotlr'. I nlrèrent gravement en habits des
âiinatii.'ii"^ . ils venaient prendre le café avec
noua, n '.'.lit facile de voir que l'oncle, en
allaiil les liiviier le matin, leuj avait parlé du
courage et de la grande renommée de ma-
dame Tlierose dans les années de la Repabli-
(]iie, r;ir ils n'étaient plus du tout les mêmes.
Le li.du Li- ne conservait plus son bonnet de
martre sur la tête, il ouvrait les yeux et regar-
dait tout Bilentif, et EofTel avait mis une che-
mise bknrhe, dont le collet lui remontait jus-
que p;u'-dessua les oreilles; il se tenait tout
di'oil, les mains dans les poches de sa veste, et
sa fenuiir .i\aitdù lui mettre un bouton pour
atiachfT- I,. : ijconde bretelle de sa culotte, car,
au lieu di iiuQcher sur la hanche, elle était
relevée (■L-;iteraent des deux eûtes; en outre,
au lieu dr >< s savates percées de trous, il avait
mis ses Muillers des jours de fâtes. Enfin tous
deux avaient la mine de grave» personnage»
arrivant pour quelque conférence extraordi-
naire, cl tous deux saluèrent en se courbant
d'un ail' digne et dirent :
• Salut bien & la compagnie, salutl
— Bon, vous voilà, dit l'oncle, vene» voua
asseoir. •
Puis SI! tuLirnant vers la cuisine, il s'écria :
1 Lisli.ili. lu peux apporter le café. •
Au nii'nii- mstant, regardant par hasard du
côté di's irjiiUres, il vit passer le vieux Adam
Schmill, i"., se levant aussitôt, il alla frapper A
la vitre, ru disant:
* Voici un vieux soldat de Frédéric, ma-
dame Thérèse ; vous serez heureuse de faïie an
connaissance, c'est un hrave homme. •
Le père Schmitt était venu voir pourquoi
monsieur le docteur l'appelait, et l'oncle Jacoh,
ayant ouvert le châssis, lui dit :
' Père Adam, faites-nons donc le plaisir db
venir prendre le café avec nous; j'ai toujours
de ce vieux cognac, vous savez T
— Hél volontiers, monsieur le docteur, ré-
pondit Schmitt, bien volontiers. ■
Puis il parut sur le eeuil, la main retournée
contre l'oreille, disant :
• Pour vous rendre mes devoirs^- •
Alors le mauser, EofTel et Schmitt, debout
autour de la table d'un air embarraraé, se
mirent à parler entre eux tout bas, regardant
madame Thérèse du coin de l'oeil comme s'ils
avaient eu à se communiquer des choses gra-
ves; tandis que Lisbeth levait la nappe et
déroulait la toile cirée sur la table, et que
madame Thérèse continuait à me sourire et à
me passer la main dans les cheveux, sans avoir
l'air de s'apercevoir qu'on parlait d'elle.
Enfin Lisbeth apporta les tasses et les petite»
carafes de cognac et de kircbenwasser sur un
plateau, et cette vue fit se retourner le vieux
Schmitt, dont les yeux se plissèrent. Lisbeth
apporta la cafetière, et l'oncle dit i
■ Asseyons-nous. •
Alors tout le monde s'assit, et madame Thë<
rèse, souriant à tous ces braves gens :
< Permettes que je vous serFe« messieurs, >
dit-elle.
Aussitôt le père Schmitt, levant la main A
son oreille, répondit :
■ A vous les honneurs militaires! •
Eoffel et le mauser se lancèrent un regard
d'admiration, et chacun pensa : ■ Ce père
Schmitt vient de dire une chose pleine d'à-
propos et de bon sens I •
Madame Thérèse emplit donc les tasses, et
tandis qu'on buvait en silence, l'oncle, plaçant
la main sur l'épaule du père Schmitt, dit :
( Madame Thérèse, je vous présenta un
vieux soldat du grand Frédéric , un homme qui,
malgré ses campagnes et ses blessures, son
courage et sa bonne conduite, n'est devenu que
simple sergent, mais que tous les braves gens
du village estiment autant qu'un hauptmann.
Alors madame Thérèse regarda le père
Schmitt, qui s'était redressé sur sa chaise plein
d'un sentiment de dignité naturelle.
• Dana les armées do la République, Mon-
sieur aurait pu devenir général, dit-elle. Si la
France combat maintenant toute l'Europe, c'est
qu'elle ne veut plus souffrir que les honneurs,
la fortune et tous les biens de la terre reposent
SUT la tête de quelques-uns, malgré leurs vices.
r
MADAME THÂRÈSS.
63
' (t tantes Iftt misères, toutes les humilialions
fin la tête o'es autres, malgré leur mérite et
leurs vertus. La uatiou trouve cela contraire i
ta Id de Dieu, et c'est pour eu obtenir le chan-
gement que noua mourrons tous s'il le faut. •
D'abord personne n^ répondit; Schmitt re-
gardait cette femme gravetnent, ses grands
yeux gris bien ouverts, et son nez légèrement
crochu, lecourbé : il avait les lèvres serrées et
semblait réfléchir ; le mauser et Koffel, l'un en
face de l'autre, s'observaient ; madame Thérèse
paraissait un peu animée et l'oncle restait
j calme. Moi, j'avais quitté la table, parce que
' l'oncle ne me laissait pas prendre de café,
I disant que c'était nuisible aux enfants; je me
tenais derrière le Eonmeau, regardant et pré-
! tant l'oreille.
; An bout d'un instant, l'oncle Jabob dit à
Schniitt:
• Madame était cantinière an 2* bataillon de
I la 1" brigade de l'armée de la Moselle.
: —Je le sais déjà, monsieur le docteur, répon*
dit le vieux soldat, et je sais aussi ce qu'elle a
I Mt. •
I Puis, élevant la voix, il s'écria :
I • Oui, Madame, si j'avais eu le bonheur de
serrir dans Us armées de la République, je
, lerais devenu capitaine, peut-être même com-
mandant, ou je serais mort I •
Bt s'appuyant la main sur la poitrine :
• l'avais de l'amour-propre , dit-il ; sans
vouloir me flatter, je ne manquais pas de cou-
rage, et si j'avais pu monter, J'aurais eu honte
de rester en bas. Le roi, dans plusieurs ocea-
lions, m'avait remarqué, chose bien rare pour
nn sioiple soldat, et qui me fait honneur. A
RoBbach, pendant que le haaptmann derrière
Dons criait : • Porvertx! • c'est Adam Schmitt
qni commandait la compagnie- Eh bien I tout
cela n'a servi à rien ; et maintenant, quoique
je reçoive une pension du roi de Prusse, je suis
forcé de dire que les Républicains ont raison.
Voila mon opinion. •
Alors il vida brusquement son petit verre,
etdignant de l'œil d'un air bizarre, il ajouta :
• Et ils se battent bien... j'ai vu ça... oui,
ils se battent bien. Ils û'ont pas encore les
mouvements réguliers des vieux soldats; mais
ils soutiennent bien une charge, et c'est A cela
^'OQ reconnaît les hommes solides dans les
rangs .
Aprfea ces paroles du père Schmitt, chacun
te mit 3 célébrer les idées nouvelles ; on aurait
dit qu'il venait de donner le signal d'une con-
fiance plus grande, et que chacun mettait au
ioui àea pensées depuis longtemps tenues
•wrttes. K.offel, qui se plaignait toujours de
aavtài pas reçu d'instruction, dit que tous les
enfants devraient aller à l'école aux frais du
pays ; que Dieu n'ayant pas donné plus de cœur
et d'esprit aux nobles qu'aux autres hommes,
chacun avait droit à la rosée et à la lumière du
ciel; qu'ainsi l'ivraie n'étoufferait pas le bon
grain, et qu'on ne prodiguerait pas inutilement
aux chardons la culture qui pouvait faire
prospérer des plantes pins utiles.
Madame Thérèse répondit que la Convention
nationale avait voté cinquante-quatre millions
de francs pour l'instruction pubïque, — avec
le regret de ne pouvoir faire plus, — dans un
moment où toute l'Europe ee levait contre elle,
et où il lui follait tenir quatorze armées sur
pied.
Les yeux de Eoffel, en entendant cela, se
remplirent de larmes, et je me rappellerai
toujours qu'il dit d'une voix tremblante :
• £h bieni qu'elle soit bénie, qu'elle soït
bénie I Tant pis i>out nous ; mais, quand je
devrais tout y perdre, c'est pour elle que sont
mes vœux. •
Le mauser resta longtemps silencieux, mais
une fois qu'il eut commencé, il n'en finit plus ;
£6 n'est pas seulement l'instruction des enfants
qu'il demandait, lui, c'était le bouleversement
de tout de fond en comble. On n'aurait jamais
cru qu'un, homme si paisible pouvait couver
des idées pareilles.
■ Je dis qu'il est honteux de vendre des régi-
ments comme des troupeaux de boeufs, s'écriait*
il d'un ton grave, la main étendue sur la table;
— je dis qu'il est encore plus honteux de ven-
dre des places de juges, parce que les juges,
pour rentrer dans leur argent, vendent la jus-
tice; — je dis que les Républicains ont bien
fait d'abolir les couvents, où s'entretiennent la
paresse et tous les vices, — et je dis que chacun
doit être libre d'aller, de venir, de commercer,
de travùller, d'avancer dans tous les grades,
sans que personne s'y oppose. — Et finalement
je crois que si les frelons ne veulent pas s'en
aller ni travailler, le bon Bleu veut que les
abeilles s'en débarrassent, ce qu'on a tot^ours
Tu,^t ce qu'on verra toujours jusqu'à la fin des
siècles. •
Le vieux Schmit^ alors plus A son aise, dit
quil avait les mêmes idées que le mauser et
Koffel; et l'oncle, qui jusqu'alors avait gardé
son calme, ne put s'empêcher d'approuver ces
sentiments, les plus vrais, les plus naturels et
les plus justes.
I Seulement, dit-il, au lieu de tout vouloir
faire en un jour, il vaudrait mieux aller len-
tement et-progressivement; il faudrait em-
ployer des moyens de persuasion et de dou-
ceur, comme l'a fait le Christ ; ce serait plus
sage, et l'on obtiendrait les mêmes résultats.
HOMANS NATIONAUX.
1
Pour voui rendre mes devoln, d[t le vleui Scbmiit. (Pte» 03'}
Madame Thérâse, souriant atore, lui dit :
I khi monsieur Jacob, sans doute, sans
ioute.si toutle monde vous ressemblait; mais
depuis combien de centaines d'années le Cbriet
a-t-il prêché la bonté, la justice et la douceur
aux hommes? Et pourtant, voyes si vos nobles
Vécoutent; voyez s'ils traitent les paysans
comme des frères... non...nonI C'est malheu-
reux, mais il faut la ^erre. Dans les trois ans
qui viennent de se passer, la République a
plus fait pour les droits de l'homme que les
ilx-huitcentB ans avant. Croyez-moi, monsieur
le docteur, la résignation des honnêtes gens
est un grand mal, elle donne de l'audace aux
gueux et ne produit rien de bon. •
Toius Gdux qui se trouvaient là pensaient
comme madame Thérèse, et l'oncle Jacob allait
répondre, lorsque le messager ClémenU, avec
son grand chapeau recouvert d'une toile diée
et sa gibecière de cuir roux, entr'ouvrit la porte
et lui tendit le journal.
• Vous ne prenez pas le café, démenti, lui
dit l'oncle.
— Non, monsieur Jacob, merci... je sais
pressé, toutes les lettres sont en retard... Une
autre fois, •
n sortit, et nous te vîmes repasser devant
nos fenêtres en courant.
L'oncle rompit la bande du journal et se mit
i lire d'une voix grave les nouvelles de ces
tKDps lointains. Quoique bien jeime alors, j'en
ai gardé le souvenir; cela ressemblait aux pré-
dictions du mauser et m'inspirait un mtérét
véritable. Le vieux Ztiti>lau traitait les Repu-
MADAMR THÉRÈSE.
U montiil 1 chenl bial rtwar, (P*ge S7.)
blicuna d'espèces de fous, ayant formé l'entre-
prise andacietise de changer lea lois étemelles
de la oatnre. Il rappelait an commencement
la maDière terrible dont Jupiter avait accablé
les Titans rëvollés contre son trûne, en les
écrasant soua des montagnes, de sorte que,
depuis, ces malheureux Tomissent de la cen-
dre etde la flamme dans les Bëpulcres du Vésu-
Tîm et de l'Etna. Puis il parlait de la fonta des
clochei, dérobées au culte de nos pères et
transFormto en canons, l'une des plus grandes
proCaoations qui se puissent coacevoir, puis-
que ce qui devait donner la vie i l'âme était
destiné maintenant à tuer le corps.
D disait aussi que lea aiaignats ne vaUî^t
n€D et que SeutAt, quand les nobles seraient
rentrés en pos«eaeîon de leurs châteaux et les
prêtres de leurs couvents, ces papiers sans
hypothèque ne seraient plus bons que pour
Allumer le feu des cuisines. 11 avertissait cha-
ritablement les gens de les refuser à n'importe
quel prix.
Après cela venait la liste des exécationi capi^
taies, et malheureusement elle était longue ;
aussi le Zàtblatt s'écriait que ces Républicaina
feraient changer le proverbe < que les loups
• ne se mangent pas entre eux. i
Enfin il se moquait de la nouvelle ère, pré-
tendue républicaine, dont les mois s'appelaient
vendémiaire, brumaire, frimaire, nivAse, plu-
viôse, etc. Il disait que ces fous avaient Vm~
tentiou de changer le cours des astres et de
pervertir les saisons, de mettre l'hiver en éti
et le printemps en automne, de sorte qa^on a»
6fi
ROMANS NATIONAUX.
saurait plus quand faire les semailles ni les
moissons ; que cela n'avait pas le sens commun,
et que tous les paysans de France en étaient
indignés*
Ainsi s'exprimait le ZeitblatU
Eoffel et le mauser^ pendant cette lecture, se
jetaient de temps en temps un coup d'œil
rêveur, madame Thérèse et le père Schmîtt
semblaient tout pensifs j personne ne disait
rien. L'oncle lisait toujours, en s'arrétant ime
seconde à chaque nouveau paragraphe, et la
vieille horloge poursuivait sa cadence éter-
nelle.
Yera la fin, il était question de la guerre de
Vendée, de la prise de Lyon, de l'occupation
de Toulon par les Anglais et les Espagnols, de
rinvasion de l'Alsace par Wûrmser et de la
bataille deEaisersIautern, où ces fameux Répu-
blicains s'étaient sauvés comme des lièvres. Le
Zeitblatt prédisait la fin de la République pour
le printemps suivant, et finissait par ces paroles
du prophète Jérémie, qu'il adressai tau peuple
français : « Ta malice te châtiera et tes infidé-
« lités te reprendront; tu seras remis sous ton
* joug et dans tes liens rompus, afin que tu
• saches que c'est une chose amère que d'aban-
« donner TÉtemel ton Dieu I •
Alors l'oncle replia le journal et dit :
« Que penser de tout cela? Chaque jour oh
nous annonce que cette République va finir;
il y a six mois elle était envahie de tous côtés,
les trois quarts de ses provinces étaient soûle*
vées contre elle, la Vendée avait remporté de
grandes victoires et nous aussi ; eh bien 1 main-
tenant elle nous a repoussés de presque partout,
elle tient tête à toute l'Europe, ce que ne pour-
rait faire une grande monarchie; nous ne
sommes plus dans le cœur de ses provinces,
mais seulement sur ses frontières, elle s'avance
même chez nous, et Ton nous dit qu'elle va
périr ! Si ce n'était pas le savant docteur Zacha-
rias qui écrive ces choses, je concevrais de
grands doutes sur leur siijcérité.
i — ^Hé! monsieur Jacob, répondit madame
Thérèse, ce docteur-là voit peut-être les choses
comme il les désire ; cela se présente souvent
et n'ôte rien à la sincérité des gens; ils ne veu-
lent pas tromper, mais ils se trompent eux-
mêmes.
— Moi, dit le père Schmitt en se levant, tout
ce que je sais, c'est que les soldats républicains
se battent bien, et que si les Français en ont
trois ou quatre cent mille comme ceux que j'ai
vus, j'ai plus peur pour nous que pour eux.
Voilà mon idée. Quant à Jupiter^ qui met les
gens sous le Vésuvius poinr leur faire vomir du
feu, c'est an nouveau genre de batterie que je
ne connais pas, mais je voudrais bien le voir.
— ^Et moi, dit le mauser, je pense que ce
docteur Zacharias ne sait pas ce qu'il dit ; si
j'écrivais le journal à sa place, je le ferais au-
trement.
n se baissa près du fourneau pour ramasser
une braise, car il éprouvait un grand besoin
de fumer. Le vieux Schmitt suivit son exemple,
et comme la nuit était venue, ils sortirent tous
ensemble, Eoffel le dernier, en serrant la main
de Toncle Jacob et saluant madame Thérèse.
XIII
Le lendemain, madame Thérèse s^occupait
déjà des soins du ménage; elle visitait les
armoires, dépliait les nappes, les serviettes,
les chemises, et même le vieux linge tout jaune
entassé là depuis la grand'mère Lehnel; elle
mettait à part ce qu'on pouvait encore réparer,
tandis que Lisbeth dressait le grand tonneau
plein de cendres dans la buanderie. Il fallut
faire bouillir de l'eau jusqu à minuit pour la
grande lessive. Et les jours suivants ce fut bien
autre chose encore, lorsqu'il s'agit de blanchir,
de sécher, de repasser et de raccommoder tout
cela.
Madame Thérèse n'avait pas son égale pour
les travaux de l'aiguiUe ; cette femme, qu'oir
n'avait crue propre qu'à verser des verres
d'eau-de-vie et à se trimbaler sur une charrette
derrière un tas de sans-culottes, en savait plus,
touchant les choses domestiques, que pas une
commère d'Anstatt. Elle apporta même chez
nous l'art de broder des guirlandes, et de mar-
quer en lettres rouges le beau linge, chose
complètement ignorée jusqu'alors dans la mon-
tagne, et qui prouve combien les grandes révo-
lutions répandent les lumières.
De plus, madame Thérèse aidait Lisbeth à la
cuisine, sans la gêner, sachant que les vieux
domestiques ne peuvent souffrir qu'on dérange
leurs affaires.
« Voyez pourtant, madame Thérèse, lui
disait quelquefois la vieille servante, conune
les idées changent ; dans les premiers temps, je
ne pouvais pas vous souffrir à cause de votre
République, et maintenant si vous partiez, je
croirais que toute la maison s'en va, et que
nous ne pouvons plus vivre sans vous.
—Hé! lui répondait-elle en souriant, c^est
tout simple, chacun tient à ses habitudes; voua
ne me connaissiez pas> je vous inspirais de la
défiance; chacuni à votre place^ eût étÀ de
même. »
Puis eUe ajoutait tristement :
MADAME THÏHBSB.
67
n faudra pourtant que je parte, Lisbetb;
' ma plac« n'est pas ici, d'autres soins m'ap-
pellent ailleurs. •
Klle songeait toujours à son bataîUon, et
lorsque IJsbeth s'écriait :
■ Babl TOUS resterez chei nous; tous ne
pcmTei plus nous quitter maintenant. Vous
' laursi qu'on tous considère beaucoup dans le
village, et que les gens de bien tous respectent.
laissez là vos sans-culottes ; ce n'est pas la vie
d'une honnête personne d'attraper des balles
ou d'autres mauTals coups à la suite des sol-
dats. Nous ne tous laisserous plus partir. •
Alors elle hochait la tête, et l'on TOyait bien
qa'imjour ou l'autre elle dirait: « Aujourd'hui,
je pars I • et que rien ne pourrait la retenir.
D'un autre cAté, les discussions sur la guerre
et BUT la paix continuaient toujoun, et c'était
l'oncle lacob qui les recommençait. Chaque
malin il iiescendait pour couTortir madame
: Thérèse, disfjit que la paix doTait régner sur
la terre, que dans les premiers temps la paix
avait été fondée par Dieu lui-même, non-seule-
ment entre les hommes, mais encore entre les
iuimaui; que toutes les religions recomman-
dent la paix ; que toutes les souffrances vien-
nent de la guerre : la peste, le meurtre, le pil-
lage, l'incendie ; qu'il faut un chef A la tête des
Euts pour maintenir l'ordre, et par conséquent
des nobles qui soutiennent ce chef; que ces
choses avaient existé de tout temps, chez les
Hébreux, chez les Egyptiens, les Assyriens, les
Grecs et les Romains; que la répuî}]ique de
Rome avait compris cela, que les consuls et les
diclateors étaient des espèces de rois soutenus
par de nobles sénateurs, soutenus eux-mêmes
par de nobles cbeTaliers, lesquels s'élevaient
an-desBUS du peuple; — que tel était l'ordre
naturel et qu'on ne pouvait le changer qu'au
détriment des plus pauvres eux-mêmes; car,
disait-il, les pauTres, dau8 le désordre, ne trou-
vent plus à gagner leur rie et périssent comme
les feuilles en automne, lorsqu'elles se déta-
chent des branches qui leur portaient la sève.
0 disait encore une foule de choses non moins
fortes; mais toujours madame Thérèse trouvait
de bonnes réponses soutenant que les hommes
■ont égaux en droits par la volonté de Dieu;
que le rang doit appartenir au mérite et non à
la nussance; que des lois sages, égales pour
tous, établissent seules des différences équita-
ble* fiotre les citoyens, en approuvant les
actions des uns et condamnant celles desautret;
qn'u -isl honteux et misérable d'accorder des
honneuis et de l'aulorilô à ceux qui n'en méri-
tent pas; que c'est avilir l'autorité et l'honneur
lui-même en les faisant représenter par des
«trei indignes, et que c'est détruire dans tous
les coeurs le sentiment de la justice, en mon-
trant que cette justice n'existe pas, puisque
tout dépend du hasard de la naissance; que
pour établir un tel état de choses, il faut abru-
tir les hommes, parce que des êtres intelligents
ne le souffriraient pas ; qii'un tel abrutissement
est contraire aux lois de l'Etemel; qu'il faut
combattre par tous les moyens ceux qui veu-
lent le produire & leur profit, même par la
guerre, le plus terrible de tons, il est vrai, mais
dont le crime retombe sur la tête de ceux qui
le proToquent en voulant fonder l'iniquité
étemelle t
Chaque fois que l'oncle entendait ces répon-
ses, il devenait graTe. Avait-il une course à
faire dans la montagne, il montait à cheval
tout rêveur, et toute la journée il cherchait de
nouvelles et plus fortes raisons pour convain-
cre madame Thérèse. Le soir il revenait plus
joyeux, avec des preuves qu'il croyait invin-
cibles, mais sa croyaoce ne durait pas long-
temps; car cette femme simple, au lieu de
parler des Grecs et des Egyptiens, voyait tout
de suite le fbnd des choses, et détruisait les
preuves historiques de l'oncle par le bon sens.
Malgré tout cela, l'oncle Jacob ne se fâchait
pas; au contraire, il s'écriait d'un air d'admi-
ration : •
■ Quelle femme vous êtes, madame Tbérésel
Sans avoir étudié la logique, tous répondez à
. loutl Je voudrais bien voir la mine que ferait
le rédacteur du ZeUbiatt en discutant contre
tous; je suis sûr que tous l'embarraseeriez,
malgré sa grande science et même sa bonne
cause ; car la bonne caïue est de notre cdté,
seulement je la défends mal. •
Alors ils riaient tous deux ensemble, et ma-
dame Thérèse disait :
' Vous défendez très-bien la paix, je suis de
votre avis ; seulement tâchons de nous débar-
rasser d'abord de ceux qui veulent la guerre,
et pour nous en débarrasser, faisons-la mieux
qu'eux. Vous et moi nous serions bientAt d'ac-
cord, car nous sommes de bonne foi, et nous
voulons la justice ; mais les autres, il faut bien
les convertir àcoups de canon, puisque c'est la
seule voix qn'ils entendent, et la seule raison
qu'ils comprennent. ■
L'oncle ne disait plus rien alors, et, chose
qui m'ëtonnait beaucoup, il avait même l'air
content d'avoir été battu.
Après ces grandes discussions politiques, ce
qui faisait le plus de plaisir à l'oncle Jacob,
c'était de me trouver, au retour de ses courses,
en train de prendre ma leçon de français, ma-
dame Thérèse assise, le bras autoiu- de ma
taille, et moi debout, penché sur le livre. Alors
il entrait tout doucement pour ne pas nous
68
ROMANS NATIONAUX.
déranger, et rasseyait en Bileace derrière le
fourneau, allongeant les jambes et prêtant
l'oreille dans une sorte de ravissement j il
attendait quelquefois une demi-heure avant de
tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant
il craignait de me distraire, et quand la leçon
était finie, il s'écriait :
■ A la bonne heure, Fritzel.â la bonne heure,
tu prends goût à cette belle langue, que ma-
dame Thérèse t'explique si bien. Quel bonheur
pour toi d'avoir un maître pareil I Tu ne sauras
cela que plus tard. ■
Il m'embrassait tout attendri : ce que ma-
dame Thérèse faisait pour moi, il l'estimait
plus que pour lui-même.
Je dois reconnaître aussi que cette excellente
femme ne m'ennuyait pas ime minute durant
ses leçons ; voyait-elle mon attention se lasser,
aussitât elle me racontait de petites histoires
gui me réveillaient ; elle avait surtout un cer-
tain catéchisme répubUcain , plein de traits
nobles et touchants, d'actions héroïques et de
belles sentences, dont le souvenir ne s'effacera
jamais de ma mémoire.
Les choses se poursuivirent ainsi plusieurs
Jours. Le mauser et Koffel arrivaient tous les
soirs, selon leur habitude; madame Thérèse
était complètement rétablie, et cela semblait
devoir durer jusqu'à la consommation des
siècles, lorsqu'un événement extraordinaire
vint troubler noire quiétude, et pousser l'oncle
Jacob aux entreprises les plus audacieuses.
Un matin l'oncle Jacob lisait gravement le
catéchisme républicain derrière le fourneau;
madame Thérèse cous.til près de la fenélre, et
moi j'attendais un bon moment pour m'échap-
peravec Scipio.
Dehors, notre voisin Spick fendait du bois ;
aucun antre bruit ne s'entendait au village.
La lecture de l'oncle semblait l'intéresser
beaucoup, de temps en temps il levait sur
nous un regard en disant :
• Ces Républicains ont de bonnes choses; ils
voient les hommes en grand. .. leurs principes
éléventl"àme.,. C'est vraiment beau I Je conçois
que la jeunesse adopte leurs doctrines, car tous
le» 4tre3 jeunes, sains de corps et d'esprit,
aiment la vertu; les èlres décrépits avant l'âge
par l'égolsme et les mauvaises passions peuvent
seuls admettre des principes contraires. Quel
dommage que de pareilles gens recourent sans
c«BSt3 à la violence I . . . •
Mots madame Thérèse souriait, et l'on se
remettait à lire. Cela durait depui» environ
une demi-heure, et Lisbeth, après avoir ba-
layé le seuil de la maison, était sortie faire sa
partie de commérage ches la vieille Hoësel,
comme à Vordin&iie, lorsque tout à coup un
homme à cheval s'arrêta devant notre porte. II
avait un gros manteau de drap bleu, un bon-
net de peau d'agneau, le nés camard et la barbe
grise.
L'oncle venait de déposer son hvre;.iioiu
regardions tous cet inconnu par les fenêtres.
. On vient vous chercher pour quelque ma-
lade, monsieur le docteur, • dit madame Thé-
rèse.
L'oncle ne répondit pas.
L'homme, e^rés avoir attaché sonjcheval au
pilier du hangar, entrait dans l'allée.
• Monsieur le docteur Jacob? ôt-il en ouvrant
la porte,
— C'est moi, monàeur.
— Voici une lettre de la part de U. le doc-
teur Feuerbach, de Kaieerslautem.
~ Veuilles vous asseoir, monsieur, ■ dit
l'oncle.
L'homme resta debout.
I.'oucle, en reUsant la lettre, devint tout pile
el durant une minute il parut comme troublé,
regardant madame Thérèse d'un œil v^ue.
• Je dois rapporter la réponse s'il y en a, dit
l'homme.
— Vous direi à Feuerbach que je le remer-
cie, c'est tonte la réponse. •
Puis, sans rien ajouter, il sortit la tête nue,
avec le messager que noua vîmes s'éloigner
daus la rue, conduisantson cheval par la bride,
vers l'auberge du Cruchon-tfOr. U allait sans
doute se rafraîchit avant de se remettre en
route. Nons vîmes aussi l'oncle passer devant
les fenêtres et entrer sous le hangar. Ma-
dame Thérèse parut alors inquiète.
> Fritzel, dit-elie, va porter son bonnet à ton
oncle. ■
Je sortis aussittit et je vis l'oncle qui se pro-
menait de long en large devant la grange; il
tenait toujours la lettre, sans avoir l'idée de la
mettre en poche. Splck, du seuil de sa maison,
le regardait d'un air étrange, les mains croi-
sées sur sa hache ; deux ou trois voisins regar-
daient aussi derrière leurs vitres.
Il faisait très-froid dehors, je rentrât Ua-
dame Thérèse avait déposé son ouvrage et
restait pensive, le coude au bord de la fenêtre;
moi, je m'assis derrière le foomeau sons «voir
envie de ressortir.
Toutes ces choses, je m'en suis tot^ours sot.--
venu durant mon enfance; mais ce qui vint
ensuite m'a longtemps produit l'effet d'un rêve
L
MâDAMB THfiRfiSE.
b9
car je ne pouvais le comprendre, et ce n'est
qu'avec l'âge, en y pensant plus tard, que j'en
ai saisi le sens véritable.
Je me rappelle bien que Toncle rentra
quelques instants après, en disant que les
hommes étaient des giieuz, des êtres qui ne
dierchaient qu*à se nuire; qu'il s'assit à Tin-
térieur de la petite fenêtre, non loin de la porte,
et qu'il se mit à lire la lettre de son ami Feuer-
bach; tandis que madame Thérèse Técoutait
debout i gauche, dans sa petite veste à double
rangée de boutons, les cheveui tordus sur la
nuque, droite et calme.
Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio,
le nez en Fair et la queue en trompette au mi-
lieu de la salle. Seulement la lettre étant écrite
en allemand de Saxe, tout ce que je pus y com-
prendre, c'estqu'on avait dénoncé Toncle Jacob
comme un jacobin, chez lequel se réunissaient
les gueux du pays pour célébrer la Révolution;
— que madame Thérèse était aussi dénoncée
comme une femme dangereuse, regrettée des
Républicains à cause de son audace extraordi-
naire, et qu'un officier prussien, accompagné
d'une bonne escorte, devait venir la prendre le
lendemain et la diriger sur Mayence avec les
autres prisonniers.
Je me rappelle également que Feuerbach
Gonseillait i Tonde une grande prudence, parce
que les Prussiens, depuis leur victoire de Eai-
serslautem, étaient maîtres du pays, qu'ils
emmenaient tous les gens dangereux, et qu'ils
les envoyaient jusqu'en Pologne, à deux cents
lieues de là, au fond des marais, pour donner
le bon exemple aux autres.
Hais ce qui me parut inconcevable, c'est la
hçon dont l'oncle Jacob, cet homme si calme,
ee grand amateur de la paix, s'indigna contre
l'avis et les conseils de son vieux camarade. Ce
jour-li notre petite salle» si paisible, fut le
khé&tre d'un terrible orage, et je doute que,
depuis les premiers temps de sa fondation, elle
en eût vu de semblables. L'onde accusait
Feuerbach d'être un égoïste, prêt à fléchir la
tête sous l'arrogance des Prussiens, qui trai-
taient le Palatinat et le Hûndsruck en pays con-
quis ; il s'écriait qu^il existait des lois à Mayence ,
i Trêves, à Spire, aussi bien qu'en France ; que
loadame Thérèse avait été laissée pour morte
par les Autrichiens; qu'on n'avait pas le droit
de réclamer les personnes et les choses aban-
domées; qu'elle était libre; qu'il ne souffrirait
pas qu'on mit la main sur elle ; qu'il proteste-
Qit; qu'il avait pour ami le jurisconsulte Pfeffel
de Heddelberg; qu'il écrirait, qu'il se défen-
dmt^ qu'il remuerait le ciel et la terre; qu'on
verrait » Jacob Wagner se laisserait mener de
la aorte ; qu'on serait étonné de ce qu'un homme
paisible était capable de faire pour la justice
et le droit.
En disant ces choses, il allait et venait, il
avait les cheveux ébouriffés; il mêlait toutes
les andennes ordonnances qui lui revenaient
en mémoire, et les récitait en latin. 11 parlait
aussi de certaines sentences des droits de
l'homme qu'il venait de lire, et de temps en
temps il s'arrêtait, appuyant le pied à terre
avec force, en pliant le genou, et s'écriant :
« Je suis sur les fondements du droit, sur les
bases d'airain de nos anciennes chartes. Que
les Prussiens arrivent... qu'ils arrivent 1 Cette
femme est à moi, je l'ai recueillie et sauvée :
« La chose abandonnée, ra derelicta est re$ pu-
blica^ res viUgata. •
Je ne sais pas où il avait appris tout cela ;
c'est peut-être à l'Université de Heidelberg, en
entendant discuter ses camarades entre eux.
Mais alors toutes ces vieilles rubriques lui pas-
saient par la tête, et il avait l'air de répondre à
dix persoimes qui l'attaquaient.
Madame Thérèse, pendant ce temps, était
calme, sa longue figure maigre semblait rê-
veuse ; les dtations de l'oncle l'étonnaient sans
doute, mais voyant les choses clairement,
comme d'habitude, elle comprenait sa positioià
véritable. Ce n'est qu'au bout d'ime grande
demi-heure, lorsque l'oncle ouvrit son secré-
taire, et qu'il s'assit pour écrire au juriscon-
sulte Pfeffel, qu'elle lui posa doucement la main
sur l'épaule, et lui dit avec attendrissement :
• N'écrivez pas, monsieur Jacob, c'est inu-
tile ; avant que votre lettre n'arrive, je serai
déjà loin. »
L'oncle la regardait alors tout pâle.
« Vous voulez donc partir? fit-il les joues
tremblantes.
— ^Je suis prisonnière, dit-elle, je savais cela;
mon seul espoir était que les Républicains
reviendraient à la charge, et qu'ils me délivre-
raient en marchant sur Landau; mais puisqu'il
en est autrement, il faut que je parte.
—Vous voulez partir I répéta l'onde d'un ton
désespéré.
— Oui, monsieur le docteur, je veux partir
pour vous épargner de grands chagrins; vous
êtes trop bon, trop généreux pour comprendre
les dures lois de la guerre : vous ne voyez que
ia justice ! Mais en temps de guerre, la justice
n'est rien, la force est tout. Les Prussiens sont
vainqueurs, ils arrivent^ ils m'enmièneront
parce que c'est leur consigne. Les soldats ne
connaissent que leur consigne : la loi, la vie,
l'honneur, la raison des gens ne sont rien ; leur
consigne passe avant tout. »
L'oncle, renversé dans son fauleml, ses gros
yeux pleins de larmes, ne savait que répondre;
70
ROMANS NATIIONAUX.
seulement il avait pris la main de madame
Thérèse et la serrait avec une émotion extraor*
diAaire *, puis, se relevant la face toute boule-
versée, il se remit à marcher, en vouant les
oppresseurs du genre humain à Texécration
de^ siècles futurs, en maudissant Hichter et
toiis les gueux de son espèce, et déclarant
d'une voix de tonnerre que les Républicains
avaient raison de se défendre, que leur cause
était juste, qu'il le voyait maintenant, et que
toutes les vieilles lois, les vieux fatras des
ordonnances, des règlements et des chartes de
toutes sortes n'avaient jamais profité qu'aux
nobles et aux moines contre les pauvres gens.
Ses joues se gonflaient, il trébuchait, il ne
parlait plus, il bredouillait; il disait que tout
devait être aboli de fond en comble, que le
règne du courage et de la vertu devait seul
triompher, et finalement, dans une sorte d'en-
thousiasme extraordinaire, les bras étendus
vers madame Thérèse, et les joues rouges jus-
qu'à la nuque, il lui proposa de monter avec
elle sur son traîneau et de la conduire dans la
haute montagne chez un bûcheron de ses amis,
otrelle serait en sûreté; il lui tenait les deux
mains et disait :
% Partons... allons-nous-en... vous serez
très-bien chez le vieux Gkinglof... C'est un
homme qui m'est tout dévoué... Je les ai sau-
vés, lui et son ûls... ils vous cacheront.. ^ Les
Prussiens n'iront pas vous chercher dans les
gorges du Lauterfelzl •
Mais madame Thérèse refusa, disant que si
les Prussiens ne la trouvaient pas à Anstatt, ils
arrêteraient l'oncle à sa place, et qu'elle aimait
mieux risquer de périr de fatigue et de froid sur
la grande route, que d'exposer à un tel malheur
l'homme qui l'avait sauvée d'entre les morts.
Elle dit cela d'une voix très-ferme, mais l'on-
cle ne tenait plus compte alors de semblables
raisons. Je me rappelle que ce qui l'ennuyait le
plus, c'était de voir partir madame Thérèse
avec des hommes barbares, des sauvages venus
du fond de la Poméranie; il ne pouvait sup-
porter cette idée et s'écriait :
« Vous êtes faible... vous êtes encore ma-
lade... Ces Prussiens ne respectent rien... c'est
une race pleine de jactance et de brutalité...
Vous ne savez pas comment ils traitent leurs
prisonniers... je l'ai vu, moi... c'est une honte
pour mon pays. . . J'aurais voulu le cacher, mais
il JEaut que je l'avoue maintenant : c'est affreux!
«—Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle,
je connais cela par d'anciens prisonniers de
mop bataillon : nous marcherons deux à deux,
quatre à quatre, tristes, quelquefois sans pain,
sonvent brutalisés et pressés par Tescorle. Mais
les gens de la campagne sont bons ehec vous.
ce sont de braves gens... ils ont de la pitié... et
les Français sont gais, monsieur le docteur...
il n'y aura que la route de pénible, et encore je
trouverai dix, vingt de mes camarades pour
porter mon petit paquet : les Français ont des
égards pour les femimes. Je vois cela d'avance,
fit-elle en souriant toute mélancolique, un
d'entre nous marchera devant en chantant un
vieil air de l'Auvergne, pour marquer le pas,
ou bien un air plus joyeux de la Provence, pour
éclaircir votre ciel gris; nous ne serons pas
aussi malheureux que vous pensez, monsieur
Jacob. »
Elle parlait ainsi doucement, la voix un peu
tremblante, et à mesure qu'elle parlait^ je la
voyais avec son petit paquet dans la file des
prisonniers, et mon cœur se fendait. Oh! c'est
alors que je sentis combien nous l'aimions,
combien cela nous faisait de peine d'être forcés
de la voir partir; car tout à coup je me pris à
fondre en larmes, et l'oncle, s'asseyant en face
de son secrétaire, les deux mains sur sa figure,
resta dans le silence ; mais de grosses larmes
coulaient lentement jusque sur son poignet.
Madame Thérèse elle-même, voyant ces choses,
ne put se défendre de sangloter; elle me pre-
nait dans ses bras doucement, et me donnait
de gros baisers en me disant :
r Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pas ainsi. . •
Vous penserez quelquefois à moi, n'est-ce pas?
Moi, je ne vous oublierai jamais ! »
Scipio seul restait calme, se promenant au-
tour du fourneau, et nous regardant sans rien
comprendre à notre chagrin.
Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nous
entendîmes lisbeth allumer du feu dans la
cuisine, que nous reprimes un peu de calme.
Alors l'oncle se mouchant avec force^ dit :
> Madame Thérèse, vous partirez^ puisque
vous voulez partir absolument ; mais il m'est
impossible de consentir à ce que ces Prussiens
viennent vous prendre ici comme ime voleuse,
et vous emmènent au nailieu de tout le village.
Si l'une de ces brutes vous adressait une parole
dure ou insolente, je m'oublierais... car main-
tenant ma ](^atience est à bout... je le sens, je
serais capable de me porter à quelque grande
extrémité. Permettez-moi donc de vous con-
duire moi-même à Kaiserslautem avant que ces
gens n'arrivent. Nous partirons de grand ma-
tin, vers quatre ou cinq heures, sur mon traî-
neau; nous prendrons les chemins de traverse,
et à midi au plus tard nous sejx)ns là-bas. T
consentez- vous?
^Oh ! monsieur Jacob, comment pourrais-je
refuser cette dernière marque de votre affec-
tion? ditrelle tout attendrie. J'accepte avar
reconnalasanee.
r
MADAUE THSRSSE.
71
—Cela se fera donc de la sorte, dit l'oncle
giavement. Et maintenaat easuyons nos lar-
mes, écartoQS autant que possible ces pensées
amixes, afin de ne pas trop attrister les der-
uiffls instants que nous passerons easemble. *
D vint m'enibrasser, écarta les cheveux de
mon front et dît :
• Fritzel, tu es nn bon enfont, ta as un
eicelleut cœur. Rappelle-toi que ton oncle
Jacob a été content de toi en ce jour : c'est une
bonne pensée de se dire qu'on a donné de la
satisfaction à ceux qui nous aiment I >
Depuis cet instant le calme se rétablit chez
DOua. Chacun songeait au départ de madame
Thérèse, au grand vide que cela ferait dans
notre maison, & la tristesse qui succéderait
pendant des semaines et des mois aux bonnes
«niées que nous avions passées ensemble, à la
donleur du mauser , de Koffel et du vieux
ScbmiU en apprenant celte mauvaise nouvelle;
phu on rêvait, plus on découvrait de nouveaux
mjeti d'être désolé.
ïloi, ce qui me semblait le plus amer, c'était
ie quitter mon ami Scipio; je n'osais pas le
dire, mus en pensant qu'il allait partir, que
je ne pourrais plus me promener avec lui dans
le village, au milieu de l'admiration univer-
lelle, que je n'aurais plus le bonheur de lui
roir faire l'exercice, et que je serais comme
avant, seul & me promener les mains dans les
poches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles,
sans honneur et sans gloire, un tel désastre me
semblait le comble de la désolation. Et ce qui
finissait de m'abreuver d'amertume, c'est que
Sd^o, grave et pensif, était venu s'asseoir
devant moi, me regardant à travers ses épais
sonrcils frisés, d'un air aussi diagrin que s'il
eftt compris qu'il fallait nous séparer dans les
siècles des siècles. Oh I quand je pense A ces
choses, encore aujourd'hui je m'étonne que les
grosses boucles blondes de mes cheveux ne
soient pas devenues toutes grises, an milieu de
ces rèQexioDs désolantes, le ne pouvais pas
même pleurer, tant ma douleur était cruelle;
le testais le nez en l'air, mes grosses lèvres
retroussées, elles deux mains croisées autour
d'un genou.
l'oncle, lui, se promenait de long en large,
et de temps eu temps il toussait tout bas en
redoublant de marcher.
Madame Thérèse, toujours active, malgré sa
teisiesBB ei ses 70U1 ronges, avait ouvert l'ar-
moire du vietu linge, et se taillait dans du la
grosse toile, une espèce de sac à doubles bre-
telles pour mettre ses efTets de rouie ; on enten-
dait crier les ciseaux sur la lable, elle ajustait
les pièces avec son adresse ordinaire. Enâu,
quand tout fut prêt, elle tira de sa poche une
aiguille et du fil, puis elle s'assît, mit le dé au
bout de son doigt, et depuis cet instant on ne
vit plus que sa main ^ler et venir comme
l'éclair.
Tout cela se faisait dans le plus graud silence;
on n'ântendait que le pas lourd de l'oncle sur
le plancher et la marche cadencée de notre
vieille horloge, que ni nos joies ni notre déso-
lation ne faisaient avancer ou relarder d'une
seconde. Ainsi va la vie; le temps qui marche
ne demande pas : • Etes- vous tristes? étes-vous
gais? riei-vouBÎ pleurez-vous? est-ce le prin-
temps, l'automne ou l'hiver? ■ Il va, va tou-
joursl Et ces millions d'atomes qui tourbil-
lonnent dans un rayon de soleil, et dont la vie
commence et finit d'un tic-tac à l'autre, comp-
tent autant pour lui que l'existence d'un vieil-
lard de cent ans. Hélas 1 nous sommes bien peu
de chose.
yjdi)etb étant venue vers midi mettre la
nappe, l'oncle s'arrêta et lui di t :
' Tu feras cuire un petit jambon pour
demain matin ; madame Thérèse part.
Et comme la vieille servante le regardait
toute saisie :
• Les Prossiens la réclament, dit-il d'une
voix enrouée; ils ont la force pour eux... il
faut obéir. >
Alors Lisbetb déposa ses assiettes au bord de
la table et, nous regardant ]'un après l'autre,
elle releva son bonnet sur sa tète, comme si
cettenouvelleavailpu le déranger, puis elle dit:
• Madame Thértee part... ça n'est pas pos-
sible... je ne croirai jamais cela.
— 11 le faut, ma pauvre Lisbeth, répondit
madame Thérèse tristement, il le faut, je suis
prisonnière... on vient me chercher.
— Les Prussiens?
—Oui, les Prussiens. •
Alors la vieille, que l'indignation suffoquait
dit:
■ J'ai toujours pensé que ces Prnssiens n'é-
taient pas grand'chose : des tas de gueux, de
véritables bandits 1 Venir attaquer une hounéte
femmeT Si les hommes avaient pour deux liarda
de cœur, est-ce qu'ils souffriraient çaî
— Et que ferais-tuT lui demanda l'oncle, dont
la face se ranimait, car l'indignation de la vieille
lui faisait plaisir intérieurement.
— Uoi, je chargerais mes kouydreiur',
• Piitolad d« otTtlgria.
ROMANS NATIONAUX.
1
"C'-'.-v-pr^it^M
Fû toutmn peasJ qm cm Pnusiau n'tukit pu gnnd'chosa. (PiEC 71.}
s écria Lisbetb, je leur dinÛB par la fendtre ;
« Passez votre chemin, bandits 1 n'entrez pas,
ou gare I ■ Et le premier gni dépasserait la
porte, je l'éteodraiB roide. Oh ! les gueuz I
— Oui, oui, ât l'oncle, toïU comment on
devrait recevoir des gens pareils ; mais nous ne
sommes pas les pins forts. •
Puis il se remit A marcher, et Uibeth, tonte
tremblante, plaça les couverts.
Madame Thôi^ ne disait rien.
La table mise, nous dinimes tout rêveurs.
Ce n'est qu'à la fin, lorsque l'oncle alla cher-
cher une vieille bouteille de boui^ogne à la
cave, et que rentrant il s'écria tristement :
• Bt^jouissons un peu nos cœurs, et fortiâons-
Qous contre ces grands chagrins qui nous ac-
cablent. Qu'avant votre départ, madame Thé-
rèse, ce vieux vin qui tous a rendu Ja force, et
qui nous a tous égayés un jour de bonheur,
brille encore au niilieu de nous, comme un
rayon de soleil, et dissipe quelques instants les
nuages qui nous entourent. >
Ce n'est qu'au moment où d'une voix ferme,
il dit cela, que nous sentîmes renaître un peu
notre courage.
Maisquelquesinstanlsaprès, lorsque, s' adres-
sant à Lisbeth, il lui dit de chercher un verre
pour trinquer avec madame Thérèse, et que la
pauvre vieille se mit à fondre en larmes, le ta-
blier sur la figure, alors notre fermeté dispa-
rut, et tous ensemble nous nous mimes à san-
gloter comme des malheureux.
I Oui, oui, disait l'oncle, nous avons en du
bonheur ensemJile... voiU l'histoire humaine :
MADAME THKRESr:.
e Tliiirâsu! li'tge li.i
(« instâDls de joie passent vite et la douleur
lî'ire /ocgtemps. Celui qui nous regarde ti-
liatK «ait pourtant que nous ne mérilons pas de
«affrir ainsi, que des êtres mèchanis nous ont
(tesoiéa ; mais il sait aussi que la force, !a vraie
force est dans sa main, et qu'il pourra nous
rendre heureux dès» qu'il le voudra. C'esl pour
cela qu'il permet ces iniquilés, car il a confiance
Abus )a réparation. Soyons donc calmes et
tionB-Dous en lui.— A la santé de madame Thé-
rèse! •
fô OODS bûmes tous, les joues couvertes de
tûmes.
Lisbeth, en entendant parler de la puissance
de [heu, s'était un peu calmée, car elle avait
I des seoitunerttB pieux, et pensa que les choses
àev^«nt être ainsi, povirle plus tiraud bien de
tous dans la vie éternelle, mais eiie n'en ood-
linua pas moins à maudire les Prussiens du
fond de l'âme, et tous ceux qui leur ressem-
blaient.
Après dîner, l'oncle recommanda surtout à
l;i vieille servante de ne pas répandre le bruit
de ces événements au village, sans quoi Ricbter
et tous les gueux d'Austatt seraient là le len-
demain de bonne heure pour voir le départ de
madame TLêrèse et jouir de notre humiliation,
Elle le comprit très-bien, et lui promit de mo-
dérer sa langue. Puisl'oaiîle sortit pour aller
voir le mauaer.
Toute cette après-midi, je ne quittai pas la
maison. Madame Thérèse continua ses prepa-
vatifs de départ; Lisbeih l'aidait et voulait
fourrer dans son sac une foule de cttoses inu-
tiles, disant qu'il faut de tout en route, qu'on
est content de trouver ce qu'on a mis dans un
coin ; qu'étant un joui iJlée à Pirmasens, elle
avait bien regi-elté son peigne et ses tresses à
rubans.
Madame Thérèse souriait
« Non, Lisbethf disait-elle, songez donc que
je ne voyagerai pasen voiture, et que tout cela
sera sur mon dos : trois bonnes chemises, trois
mouchoirs, deux paires de souliers et quelques
paires de bas suffisent. A toutes les haltes on
s'arrête une heure ou deux près de la fontaine ;
on fait la lessive. Vous ne connaissez pas la
lessive des soldats? Mon Dieu, que de fois je l'ai
faite! Nous autres Français, nous aimons à
être propres, et nous le sommes toujours avec
notre petit paquet. »
Elle paraissait de bonne humeur, et seule-
ment lorsqu'elle adressait de temps en tenips
à Scipio quelques paroles amicales, sa voix
devenait toute mélancolique; je ne savais pas
pourquoi, mais je le sus plus tard, lorsque
l'oncle revint.
La journée s'avançait; sur les quatre heures,
i3L nuit commençait à se faire; en ce moment
tout était prêt, le sac renfermant les effets de
madame Thérèse pendait au mur. Elle s'assit
au coin du fourneau, m'attirant sur ses genoux
en silence; Lisbeth rentra dans la cuisine, pré-
parer le 3ouper, et dés lors aucune parole ne
fut échangée; la pauvre femme rêvait sans
doute à l'avenir qui l'attendait sur la route de
Mayence, au miUeu de ses compagnons d'in-
fortune ; elle ne disait rien, et je jsentais sa
douce respiration sur ma joue.
Gela durait depuis une demi-heure, et la
nuit était venue, lorsque Toncle ouvrit la porte,
en demandant :
« Ëtes-vouslà, madame Thérèse?
— Oui, monsieur le docteur.
— Bon... bon... j'ai vu mes malades.. » j'ai
prévenu Eoftel, le mauser et le vieux Schmitt;
tout va bien, ils seront ici ce soir poiuf recevoir
vos adieux. »
Sa voix était raffermie. Il alla lui-même
chercher de la lumière à la cuisine, et nous
voyant ensemble en rentrant, cela parut le ré-
jouir.
« Firitzel se conduit bien, dit-il. Maintenant
il va perdre vos bonnes leçons; mais j'espère
qu'il s'exercera tout seul à lire en français, et
qu'il se rappellera toujours qu'un homme ne
vaut que par ses connaissances. Je compte là-
dessus. »
Alors madam3 Thérèse lui fit voir son petit
jquet en détail; elle souriait, et l'oncle di-
'î.'iit :
t tjucl heureux caractère ont ces Français I
Au milieu des plus grandes infortunes^ ils con-
servent un fonds de gaieté naturelle; leur déso-
lation ne dure jamais plusieurs jours. Voilà ce
que j'appelle im présent de Dieu, le plus beau,
le plus désirable de tous. >
Mais de cette joiirnée, — dont le souvenir ne
s'effacera jamais de ma mémoire, parce qu'elle
fut la première où je vis la tristesse de ceux que
j'aimais ; — de tout ce jour, ce qui m'attendrit
le plus, ce fut quelques instants avant le sou-
per, lorsque, tranquillement assise derrière le
poêle, la tête de Scipio sur les genoux, et i*e-
gardant au fond de la salle obscure d'un air
rêveur, madame Thérèse se prit tout à coup i
dire :
« Monsieur le docteur, je vous dois bien des
choses... et cependant il faut que je vous fasse
encere une demande.
— Quoi donc, madame Thérèse?
—C'est de garder auprès devons mon pauvre
Scipio... de le garder en souvenir de moi...
Qu'il soit le compagnon de Fritzel, comme il a
été le mien, et qu'il n'ait pas à supporter les
nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière. •
Comme elle disait cela, je crus sentir mon
cœur se gonfler, et je frémis de bonheur et de
tendresse jusqu'au fond des entrailles. J^étais
accroupi sur ma petite chaise basse devant le
fourneau ; je pris mon Scipio, je l'attirai, j'en-
fonçai mes deux grosses mains rouges dans son
épaisse toison, un véritable déluge de larmes
inonda mes joues; il me semblait qu'on venait
de me rendre tous les biens de la terre et du
del que j'avais perdus.
L'oncle me regardait tout surpris; il com-
prit sans doute ce que j'avais souffert en son-
geant qu'il fallait me séparer de Scipio, car
au lieu de faire des observations à madame
Thérèse sur le sacrifice qu'elle s'imposait, il
dit simplement :
« J'accepte, madame Thérèse, j'accepte pour
Fritzel, afin qu'il se souvienne combien vous
l'avez aimé; qu'il se rappelle toujours que dans
le plus grand chagrin vous lui avez laissé^
comme marque de votre affection, un être bon,
fidèle, non-seulement votre propre compagnon,
mais encore celui de Petit-Jean, votre frère ;
qu'il ne l'oublie jamais et qu'il vous aime
aussi. »
Puis s'adressant à moi :
c Fritzel, dit-il, tu ne remercies pas madame
Thérèse!
Alors je me levai, et sans pouvoir dire un
mot tant je sanglotais, j'allai me jeter dans les
bras de cette excellente femme et je ne la quit-
tai plus; je me tenais près d'elle, le bras sur
son épaule, regardant à nos pieds Scipio à tr:-.-
vers de grosses larmes, et le touchant du '::oui
f
HADANB THERBSB.
des doigts avec un sentiment de joie ioezpri-
n [lUut du temps pour m'apaiser. Madame
Thérèse, en m" embrassant, disait : i Cet enfant
a 1)011 cœur, il s'attache facilement, c'est bien! •
ce ifiii redoublait encore mes pleurs. Elle écar-
lail mes ulieveux de mon front et semblait
atlendrie.
Après le souper, Eoffel, le mauser et le vieux
Schmitt arrivèrent gravement, le bonnet soua
le bras; ils exprimèrent à madame Thérèse
leur chagrin de la voir partir, et leur indigna-
tion contre ce gueux de Richter, auquel tout le
monde attribuait la dénonciation, car seul il
était capable d'an trait pareil.
On s'était assis autour du fourneau ; madame
Thérèse semblait touchée de la douleur de ces
braves gens, et malgré cela, son caractère
ferme, décidé, ne l'abandonnait pas.
■ Econtet, mes amis, dit-elle, si le monde
était semé de roses, et si l'on ne trouvait par-
font que des gens de cœur pour célébrer la
jnstice et le bon droit, quel mérite aurail-on à
«mtenir ces principes T Franchement, cela ne
Tandrait pas la peine de vivre I Nous avons de
la chance d'arriver dans un temps où l'on fait
de grandes choses, où l'on combat pour la
liberté; du moins on parlera de nous, et notre
emlence n'aura pas été inutile : toutes nos
misères, tontes nos souffrances, tout notre
tang répandu formeront un sublime spectacle
pour les générations futures; tous les gueux
frémiront en pensant qu'ils auraient pu nous
rencontrer et que noua les aurions balayés, et
toutes tes grandes âmes regretteront de n'avoir
pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond
des choses. Ne me plaignez donc pas; je suis
fiëre et je suis heureuse de souffrir pour la
Fiance, qui représente dans te monde la liberté,
la justice et le droit. — Vous nous crojec peut-
être twttust c'est une erreur mous avons
reculé d'un pas hier, noua en ferons vingt en
avant demain- Kt ai par malheur la France ne
représente plus un jour cette grande cause que
nous défendons, d'autres peuples prendront
notre place et poursuivront notre ouvrage, car
la jusûce et la liberté aont immortelles et tous
les despotes du monde ne parviendront jamais
à les détruire. — Quant à moi, je pars pour
Mayence et peut-être pour la Prusse, escortée
par des soldats tlf Brunswick; mais souvenez-
vous de ce que je vous dis : tes Républicains
n'en sont encore qu'à leur première étape, et je
s'iîs sûre qu'avant la hn de l'année prochaine
■U '-iendront me délivrer, •
.■Unsi parlait cette femme flère, qui souriait,
et dont les yeux ëlincelaient. On voyait bien
loe les misâres n'étaient rien pour elle, et
chacun pensait ; t Si ce sont là les femmes
républicaines, qu'est-ce que le^ hommes doi-
vent donc être T ■
Eoffel pâlissait de plaisir en l'écoutant parler;
le mauser clignait de l'œil à l'oncle et lui disait
tout bas :
• Tout ça, je le sus depuis longtemps, c'est
écrit dans mon livre ; U faut que ces choses ar-
rivent... c'est écrit I »
Le vieux Schmitt, ayant demandé la per-
mission d'allumer sa pipe, lançait de grosses
bouffées coup sur coup, et murmurait entre ses
dents :
< Quel malheur que je n'aie pas vingt anal
j'irais m'engager chez ces gens-là! Voilà ce
qu'il me fallait... Qu'est-ce qui m'empêche-
rait de devenir général comme le premier
venut Quel malheur I ■
Enfin, sur le coup de neuf heures, l'oncle
dit:
< n se fait tard... il faudra partir avant le
jour... Je crois que noua ferions bien d'aller
prendre un peu de repos. •
, Et tout le monde se leva dans une sorte d'at-
tendrissement; on s'embrassa les uns les autres
comme de vieilles connaissances, en se pro-
mettantde nejamais s'oublier. Eoffelet Schmitt
sortirent les premiers, le mauser et l'oncle s'en-
tretinrent un instant tout bas sur le seuil de la
maison. Il faisait un clair de lune superbe, tout
était blanc sur la terre ; le ciel, d'un bleu som-
bre, fourmillait d'étoiles. Madame Thérèse,
Scipioetmoi nous sortîmes contempler ce ma-
gnifique spectacle, qui montre bien la petitesse
et la vanité des choses humaines quand on y
pense, et qui confond l'esprit par sa grandeur
sans bornes.
Puis le mauser s'éloigna, serrant de nouveau
la main de l'oncle; on le voyait comme en
plein jour marcher dans la rue déserte. Enfin
il disparut au coin de la nielle des Orties, elle
froid étant trés-vif, nous rentrâmes tous en
nous souhaitant le bonsoir.
L'oncle, sur le seuil de ma chambre, m'em-
brassa et me dit d'une voix étrange, en me ser-
rant sur son cœur :
« Fritzel... travaille... travaille... et conduis-
toi bien, cher enfant! •
n entra chez lui tout ému.
Moi, je ne pensais qu'au l>onheur de garder
Scipio. One fois dans ma chambre, je le fia cou-
cher à mes pieds, entre le chaud duvet et
le bois de lit; il se tenait là tranquille, la tête
entre les pattes ; je sentais ses Qancs se dilater
doucement à chaque respi ration, et je n'aurais
pas changé mon «Jrt contre celui de "«empe-
reur d'Allen: îgne.
Jusque passé dix heures, il me fut impos^le
■r.
ROMANS NATIONAUX.
■le dormir, en sODgeant à ma félicité. L'oncle
allait et venait chez lui; je l'entendis ouvrir
snn secrétaire, puis faire du feu dans le poêle
de sa chambre pour la première fois de l'hiver;
je pensai qu'il avait l'idée de veiller, et je finis
par m' endormir profondément.
Neuf heures sonnaient à l'église, lorsque je
fus éveillé par un cliquetis de ferraille devant
notre maison ; des chevaux piétinaient sur la
terre durcie, on entendait des gens parler à
notre purte.
L'idée me vint aussitôt que les Prussiens
arrivaient pour prendre madame Thérèse, et je
souhaitât de tout mon cœur que l'oncle Jacob
li'oilt pas aussi longtemps dormi que moi. Deux
minutes après je descendais l'escalier, et je
découvrais au bout de l'allée cinq ou six hus-
sards enveloppés dans leur dolman, la grande
sabretaclie pendant jusqu'au-dessous de l'é-
trier, et le sabre au poing. L'officier, un petit
blond très-maigre, les joues creuses, les pom-
mettes plaquées de rose et les grosses mous-
taches d'un roux fauve, se tenait en travers de
l'allée sur un grand cheval noir, et Lisbeth, le
balai à la main, répondait à. ses questions d'uu
air effrayé.
Plus loin, s'étendait un cercle de gens, la
bouche béante, se penchant l'un sur l'autre
pour entendre. Au premier rang, je remar-
quai le mauser, les mains dans les poches, et
H. Richter qui souriait, les yeux plissés et
les dents découvertes, comme un vieux renard
en jubilation. Il était venu sans doute pour
jouir de la confosion de l'oncle.
• Ainsi votre maître et k prisonnière sont
partis ensemble ce matin? disait l'officier.
— Oui, monsieur le commandant, répondit
Lisbeth.
— A quelle heure?
— Entre cinq et six heures, monsieur le com-
mandant, il faisait encore nuit; j'ai moi-même
accroché la lanterne au timon du traîneau.
—Vous aviez donc reçu l'avis de notre arri-
vée ? dit l'offlcier en lui lançant un coup d'œil
perçant? •
Lisbeth regarda le mauser, qui sortit du
cercle et répondit pour elle sans gène ,
t Sauf vo tre respect, j 'ai tu le docteur Jacob
hier soir, c'est un de ms3 amis... Cette pauvre
vieille ne sait rien... Depuis longtemps le doc-
teur était las de la Française, î) avait envie de
s'en débarrasser, et quand il a ru qu'elle pou-
vait supporter le voyage, il a profité du pre-
mier moment.
— Mais comment ne les avons-nous pas ren-
contrés sur la route? s'écria le Prussien en
regardant le mauser de la tête aux pied?.
— Hél vous aurez pris le chemin de la vallée,
-le docteur aura passé par le Waldeck et la
mont^ne; il y a plus d'un chemin pour aller à
Kaiserslant«m. >
L'officier, sans répondre, sauta de son che-
Tal, il entra dans notre chambre, poussa la
porte de la cuisine et fit semblant de regarder
à droite et à gauche; puis il ressoriit et dit en
se remettant en selle :
■ Allons, voilà noire affaire faite; le reste ne
noua regarde plus. •
Use dirigea vers le Cruchon-d'or, ses hommes
le suivirent, et la foule se dispersa, causant de
ces événements extraordinaires. Richter sem-
blait confus et comme indigné, Spick nous
regardait d'un œil louche ; ils remontèrent en-
semble les marches de l'auberge, et Scipio,
qui s'était tenu sur notre escalier, sortit alors
en aboyant de toutes ses forces.
Les hussards se rafraîchirent au Cruchon-
d'Or, puis nous les revîmes passer devant cheE
nous, sur la route de Eaiserslaulern, et depuis
nous n'en eûmes plus de nouvelles.
Lisbeth et moi nous pensions que l'oncle re-
viendrait à la nuit; inais quand nous vîmes
s'écouler tout le jour, puis le lendemain et le
surlendemain sans même recevoir de lettre ,
on peut s'imaginer notre inquiétude.
Scipio montait et descendait dans la maison;
il se tenait le nez au bas de la porte du matin
au soir, appelant madame Thérèse, reniflant
et pleurant d'un ton Jamentable. .Sa désolation
nous gagnait; mille idées de malheurs nous
passaient par la tète.
Le mauser venait nous voir tous les soirs et
nous disait :
■ Bah ! tout cela n'est rien; le docteur a voulu
recommander madame Thérèse, il ne pouvait
pas la laisser partir avec les prisonniers, c'était
contraire au bon sens; il aura demandé une
audience au feld-marécbal Brunswick, pour
tâcher de la faire entrer à l'hôpital de Eai-
serslautem,.. Toutes ces démarches deman
dent du temps... Tranquillisez- vous, il revien-
dra. •
Ces paroles nous rassuraient un peu, car le
taupier semblait très-calme; il fumait sa pipe
au coin du fourneau, les jambes étendues et
lamine rêveuse.
Malheureusement le garde forestier Rœdig,
qui demeurait dans hs bois, sur le chemin de
Pirmasens, où se trouvaient alors les Français,
vintapporter un rapporta la mairie d'Anslatt.
^
MADAME THÉRÈSE.
77
i
f
et s'étant arrâté quelques instants à Tauberge
de Spick, il raconta que Toncle Jacob avait
passé, trois jours auparavant, vers huit heures
du matin, devant la maison forestière et qu'il
s'y était même arrêté un instant avec madame
Thérèse, pour se réchauffer et hoire un verre
de vin. Il dit aussi que Tonde paraissait tout
joyeux, et qu'il avait deux longs kougelreiur
dans les poches de sa houppelande.
Alors le bruit courut que le docteur Jacob,
au lieu de se rendre à Kaiserslautem, avait
conduit la prisonnière chez les Républicains,
et ce fut un grand scandale ; Richter et Spick
criaient partout qu'il méritait d'être fusillé,
que c'était une abomination, et qu'il fallait
confisquer ses biens.
Le mauser et Eoffel répondaient que le doc-
teur s'était sans doute trompé de chemin à
cause des grandes neiges, qu'il avait pris à
gauche dans la montagne; au lieu de tourner à
droite, mais chacun savait bien que Toncle Ja-
cob connaissait le pays comme pas un contre-
bandier^ et Tindignation augmentait de jour en
jour.
Je ne pouvais plus sortir sans entendre mes
camarades ciier que Toncle Jacob était un ja-
cobin ; il me fallait livrer bataille pour le dé-
fendre ^ et malgré le secours de Scipio, je
renim plus d'une fois à la maison le nez
meurtri.
. Lisbeth se désolait surtout des bruits de con-
Gscation : "^ ♦
> Quel malheur I disait-elle les mains jointes,
quel malheur à mon âge, d'être forcée de faire
son paquet et d'abandonner ime maison où l'on
apassé la moitié de sa vie 1 »
C'était bien triste. Le mauser seul conservait
son air tranquille.
« Vous êtes des fous de vous faire du mau-
vais sang, disait-il ; je vous répète que le doc-
teur Jacob se porte bien et qu'on ne confisquera
rien du tout. Tenez- vous en paix, mangez
bien, dormez bien, et pour le reste, j'en ré-
ponds. >
n clignait de l'œil d'un air malin, et finissait
toujours par dire :
« Mon tivre raconte ces choses... Maintenant
elles s'accomplissent et tout va très-bien. •
Malgré ces assurances tout allait de mal en
pis, et la racaille du village excitée par ce
gueux de Richter commençait à venir crier
sous nos fenêtres, lorsqu'un beau matin tout
rentra subitement dans Tordre. Vers le soir le
Hïauser arriva, la mine riante, et prit sa place
ordinaire en disant à Lisbeth qui filait :
• îh bien, on ne crie plus, on ne veut plus
nous confisquer, on se tient bien tranquille,
bôJhèlhêl.
n n'en dit pas davantage, mais dans la nuit
nous entendîmes des voitures passer en foule,
des gens marcher en masse par la grande rue ;
c'était pire qu'à Tarrivéedes Républicains, car
personne ne s'arrêtait : on allait... on allait
toujours I
Je ne pus dormir une minute, Scipio à chaque
instant grondait. Au petit jour, ayant regardé
par nos vitres, je vis encore une dizaine de
grandes voitures chargées de blessés, s'éloigner
en cahotant. C'étaient des Prussiens. Puis arri-
vèrent deux ou trois canons, puis une centaine
de hussards, de cuirassiers, de dragons, pêle-
mêle dcsis un grand désordre; puis des cava-
liers démontés, leur porte-manteau sur l'épaule
et couverts de boue jusqu'à Téchine. Tous ces
honunes semblaient harassés ; mais ils ne s'ar-
rêtaient pas, ils n'entraient pas dans les mai-
sons, et marchaient comme sHls avaient eu le
diable à leurs trousses.
Les gens, sur le seuil de leur porte,. regar^
daient cela d'un air morne.
En jetant les yeux sur la côte du Birkenwald,
on voyait la file des voitures, des caissons, de
la cavalerie et de l'infanterie se prolonger bien
au delà du bois.
C'était l'armée du feld-maréchal Brunswick
en retraite après la bataille de Frœschwiller,
comme nous l'avons appris plus tard; elle avait
tra^rsé le village dans une seule nuit. Cela se
passait du 28 au 29 décembre, et si je me le
rappelle si bien, c^est que le lendemain de
bonne heure, le mauser et Eofiél arrivèrent
tout joyeux, ils avaient une lettre de l'oncle
Jacob, et le mauser, en nous la montrant, dit :
fl Hé! hél hé! ça va bien... ça va bien! le
règne de la justice et de l'égalité commence...
Écoutez un peu! »
n s'assit devant notre table, les deux coudes
écartés. J'étais près de lui et je lisais par-des-
sus son épaule ; Lisbeth, toute p&le, écoutait
derrière, et Eoffel, debout contre la vieille ar-
moire, souriait en se caressant le menton. Ils
avaient déjà lu la lettre deux ou trois fois, le
mauser la savait presque par cœur.
Donc il lut ce qui suit, en s^arrêtant parfois
pour nous regarder d'un air d'enthousiasme :
c Wifleem bourg, le S niTÔse an II
« de la République française.
• Aux citoyens Mauser et Eoffel, à la ci-
toyenne Lisbeth, au petit citoyen Fritzel,
salut et fraternité !
« La citoyenne Thérèse et moi nous vous
souhaitons d'abord joie, concorde et prospé-
rité, ^i
■ Vous saurez enssite que nous vous écri*
vous ras ligne»* de Wissembourg, au miliuia
j^^;:^-
Ici'. ■.-.»" - • ■■
I L - . ■ »■
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r^'v.
ait
«•««
». •..
'-V--'
7$
ROMANS NATIONAUX.
• des triomphes de la guerre : nous avons
i chassé les Prussiens de Frœschwiller, et nous
• sommes tombés sur les Autrichiens au Geis-
• berg comme le tonnerre.
« Ainsi l'orgueil et la présomption reçoivent
t leur récompense ; quand les gens ne veulent
« pas entendre de bonnes raisons, il faut bien
« leur en donner de meilleures; mais c'est teiv
« rible d'en venir à de telles extrémités, oui,
t^ c'est terrible I
« Mes chers amis, depuis longtemps je gémis-
« sais en moi-même sur Taveuglement de ceux
« qui dirigent les destinées de la vieille Aile-
« magne ; je déplorais leur esprit d^injustice ,
a leiu* égolsme; je me demandais si mon devoir
t d'honnête homme n'était pas de rompre
« avec tous ces êtres orgueilleux, et d'adopter
« les {principes de justice, d'égalité et de fra-
c temité proclamés par la Révolution fran-
« çaise. Tout cela me jetait dans un grand
• trouble, car Phomme tient aux idées qu'il a
« reçues de ses pères, et de telles révolutions
« intérieures ne se font pas sans un grand dé-
« déchirement. Néanmoins j'hésitais encore,
« mais lorsque les- Prussiens, contrairement au
« droit des gens, léclamèrent la malheureuse
■ prisonnière que j'avais recueillie, je ne pus
« en supporter davantage : au lieu de conduire
« madame Thérèse à Kaiserslautem, je pris
« aussitôt la résolution de la mener à Pirma-
« sens, chose que j'ai faite avec Taide de
« Dieu.
« A trois heures de l'après-midi, nous étions
« en vue des avant-postes, et comme madame
« Thérèse regardait, elle entendit le tambour et
c s'écria : ■ Ce sont les Français ) monsieur le
' docteur, vous m'avez trompée! » Elle se jeta
• dans mes bras^ fondant en larmes, et je me
« pris moi-même à pleurer, tant j'étais ému !
« Sur toute la route, depuis les Trots-Maisons
M jusqu'à la place du Temple-Neuf, les soldats
• criaient : « Voici la citoyenne Thérèse I > Us
f nous suivaient, et quand il fallut descendre
R du traîneau, plusieurs m'embrassèrent avec
• une véritable effusion. D'autres me serraient
R les mains, enfin on m'accablait d'honneurs.
fl Je né vous parlerai pas, mes chers amis,
I de la rencontre de madame Thérèse et du
t petit Jean ; ces choses ne sont pas à peindre!
I Tous les plus vieux soldats du bataillon ,
I même le conamandant Duchêne, qui n'est
> pas tendre,' détournaient la tête pour ne pas
> montrer leurs larmes : c'était un spectacle
H comme je n'en ai jamais vu de ma vie. Le
■ petit Jean est un brave garçon ; il ressemble
I beaucoup à mon cher petit Fritzel, aussi je
> l'aime bien.
«- Eo ce même jou> il se passa des événo-»
ments extraordinaires à Pirm^^^ens. Les Ré-
publicains campaient autour de laville;le
général Hoche annonça qu'on allait prendre
les quartiers d'hiver, et qu'il fallait construire
des baraques. Mais les soldats refusèrent, ils
voulaient loger dans les maisons. Alors le
général déclara que ceux qui refuseraient le
service ne marcheraient pas au combat. J'ai
moi-même assisté à cette proclamation, qui
se lisait dans les compagnies, et j'ai vu le
général Hoche forcé de pardonner à ces
hommes devant le palais du prince^ car ils
étaient dans le plus grand désespoir.
« Le général ayant appris qu'un médecin
d'Anstatt avait ramené la citoyenne Thérèse
au premier bataillon de la deuxième brigade,
je reçus l'ordre, vers huit heures, d'aller à
rOrangerie. Il était là, près d'une table de
sapin, habillé comme un simple haupîmanny
avec deux autres citoyens qu'on m'a dit être
les conventionnels Lacoste et Baudot^ deux
grands maigres qui me regardaient de Ira»
vers. — Le général vint à- ma rencontre :
c'est un homme brun, les yeux jaunes et les
cheveux partagés au milieu du front; il s'ar-
rêta en face de moi et me regarda deux
secondes. Moi, songeant que ce jeune homme
commandait l'armée de la Moselle, j'étais
troublé; mais tout à coup il me tendit la
main et me dit : • Docteur Wagner, je vous
remercie de ce que vous avez fait pour la
citoyenne Thérèse; vous êtes un honmie de
cœur. »
t Puis il m*emmena près de la table, où se
trouvait déployée une carte, et me demanda
différents renseignements sur le pays d'une
façon si claire, qu'on aurait cru qu'il con-
naissait les choses bien mieux que moi. Na-
turellement je répondais, les deux autres
écoutaient en silence. Finalement il me dit :
Docteur Wagner^ je ne puis vous proposer
de servir dans les années de la République,
votre nationalité s'y oppose; mais le 1*' ba-
taillon de la 2* brigade vient de perdre son
chirurgien-major, le service de nos ambu-
lances est encore incomplet, nous n'avons
que des jeunes gens pour secourir nos bles-
sés, je vous confie ce poste d'honneur : l'hu-
manité n'a pas de patrie! Voici votre com-
mission. • Il écrivit quelques mots au bout
de la table, et me prit encore une fois la
main en me disant : t Docteur» croyez à mou
estime ! » Après cela, je sortis.
« Madame Thérèse m'attendait dehors, et
quand elle sut que j'allais être à la tête de
l'ambulance du 1*' bataillon, vous pouvez
vous figurer sa joie.
• Nous pensions tous rester à Pirmasens jus»
• • V 1
'it^"*
MADAME THERESE.
qu'au printemps, les baraques étaient en
train de se bâlir^ quand dans la nuit du sur-
lendemain^ vers dix heures, tout à coup nous
reçûmes Tordre de nous mettre en route
SiOns éteindre les feux, sans faire de bruit,
sans battre la caisse ni sonner de la trom«
pette. Tout Pirmasens dormait. J'avais deux
chevaux^ l'un sous moi, Tautre en main;
j'étais au milieu des officiers, près du com-
mandant Duchéne.
• Nous partons, les uns à cheval, les autres
à pied, les cauons, les caissons, les voitures
ectre nous^ la cavalerie sur les flancs^ saus
lune et sans hen pour nous guider* Seule-
ment, de loin en loin, un cavalier au tour-
oant des chemins disait : « Par ici... par
ici I... • Vers onze heures la lune se montra,
nous étions en pleine montagne : toutes les
cimes étaient blanches de neige. Les hommes
âpied, le fusil sur l'épaule, couraient pour
se réchauffer ; deux ou trois fois il me &Uut
descendre de cheval, tant j'avais Tonglée.
Madame Thérèse, dans sa charrette couverte
d'une toile grise, me tendait la gourde, et les
capitaines étaient toujours là, prêts à la rece-
voir après moi; plus d*un soldat avait aussi
son tour.
• Mais nous allions, nous allions sans nous
arrêter, de sorte que vers six heures, quand
le soleil pâle se mit à blanchir le ciel, nous
étions à Lembach^ sous la grande côte boisée
deStem/elz, à trois quarts de Ueue de Wœrth.
Alors, de tous les côtés on entendit crier :
Halte!... halte!... » Ceux de derrière arri-
vaient toujours; à six heures et demie toute
l'armée était réimie dans im vallon, et Ton
se mit à faire la soupe.
« Le général Hoche, que j'ai vu passer alors
avec ses deux grands conventionnels, riait;
il semblait de bonne humeur. Il entra dans
la dernière maison du village; les gens
étaient étonnés de nous voir à cette heure,
comme ceux d'Anstatt à l'arrivée des Répu-
blicains. Les maisons sont si petites ici et si
misérables, qu'il fallut porter deux tables
dehors, et que le général tint conseil en
plein air avec ses officiers, pendant que les
troupes cuisaient ce qu'elles avaient em-
porté.
Cette halle dura juste le temps de manger
et de reboucler son sac. Ensuite il fallut
repartir mieux en ordre.
■ xi huit heures, en sortant de la vallée de
UeicbsUofen, nous vîmes les Prussiens retran-
cbês sur les hauleui-s de Frœschwiller et de
Wœrth; ils étaient plus de vingt mille, et
leurs redoutes s'élevaient les unes au-dessus
• dfisauinjb.
1
« Toute l'armée comprit alors que xious
avions marché si vite pour surprendre ces
Prussiens seuls, car les Autrichiens étaient à
quatre ou cinq lieues de là, sur la ligne de la
Motter. Malgré cela, je ne vous cache pas,
mes chers amis, que cette vue me porta d'a-
bord un coup terrible; plus je regardais,
plus il me semblai t impossible de gagner la ba-
taille. D'abord ils étaient plus nombreux que
nous, ensuite ils avaient creusé des fosséi
garnis de palissades, et derrière on voyait
très-bien les canouniers qui se penchaient à
côté de leurs canons et qui nous observaient,
tandis que des files de baïonnettes innom-
brables se prolongeaient jusque sur la côte.
« Les Français, avec leur caractère insou-
ciant, ne voyaient pas tout cela et parais-
saient même très-joyeux. Le bruit s'étant
répandu que le général Hoche venait de pro-
mettre six cents francs pour chaque pièce
enlevée à l'ennemi, ils riaient en se mettant
le chapeau sur Toreille, et regardaient les
canons en criant : c Adjugé! adjugé 1 » 11 y
avait de quoi frémir de voir une pareille
insouciance et d'entendre ces plaisanteries.
• Nous autres, Tam^bulance, les voitures de
toute sorte, les caissons vides pour transpor-
ter les blessés, nous restâmes derrière, et
pour dire la vérité, cela me fit un véritable
plaisir.
■ Madame Thérèse était à trente ou quarante
pas en avant de moi, j'allai me mettre près
d'elle avec mes deux aides, dont l'un a été
garçon apothicaire à Landrecîes, et l'autre
dentiste, et qui se sont fait chirurgiens d'eux-
mêmes. Mais ils ont déjà de l'expérience, et
ces jeunes gens, avec tm peu de loisir et de
travail, deviendront peut-être quelque chose.
Madame Thérèse embrassait alors le petit
Jean, qui se mit à courir pour suivre le ba-
taillon.
« Toute la vallée, à droite et à gauche, était
pleine de cavalerie en bon ordre. Le général
Hoche, en arrivant, choisit lui-même tout
de suite la place de deux batteries sur les
collines de Reichshofen, et Tinfanterie fit
halte au milieu de la vallée.
• Il y eut encore une délibération, puis toute
l'infanterie se rangea en trois colonnes;
Tune passa sur la gauche, dans la gorge de
Kéebach, les deux autres se mirent en marche
sur les retranchements l'arme au bras.
• Le général Hoche, avec quelques officiers,
se plaça sur une petite hauteur, à. gauche de
la vallée.
« Tout ce qui suivit, mes chers anils, me
semble encore un rêve. Au moment où les
colonnes arrivaient au pied de la côte, uc
nOMANS NATIONAUX.
Cooibat lit FriMu'Lliwviller, (pif» 80,1
'< horribiefracas, comme une espèce de dëcbi-
» rement épouvantable, retenlit; tout fut cou-
« vert de fumëe : c'étaient les Pruasieus qui
' venaient de licber leurs batteries. Une se-
■ conde après, la fumée s'étant un peu dissi-
' pée, nous vîmes ies iS-ançais plus baut sur
■ la côte; ils allongeaient le pas, des quantités
■ de blessés restaient derrière, les uns étendus
■ sur la lace, les autres assis et cherchant à se
I relever.
( Pour la seconde fois les Prussiens tirèrent,
• puis on entendit le cri terrible des Aëpubli-
• cains : I Ala balonneiul • £t toute la monta-
■ gne se mit à pétiller comme nn feu de char-
« bonnière où l'on donne un coup de pied. Oi,
' ne SB voyait plus, parce que le vent poussait
■ k fumée sur nous, et l'on ne pouvait plus se
dire un mot à quatre pas, tant la fusilladi*,
les hommes et lecanon tonnaient et hurlaient
ensemble. Sur les cAtée, les chevaux de notre
cavalerie hennissaient et voulaient partir;
ces animauz sont vraiment sauvages, ils ai-
ment le danger, on avait mille peines â. les
retenir.
• De tempsen temps ilsefaisaitun trou dans
la fumée, alors on voyait les Républicains
cramponnés aux pahssades comme uue four*
miliërejlesuns.àcoup de crosse, essayaient
de renverser les retranchements, d'autres
cherchaient un passage; les commandants â
cheval, l'épèe en l'air, animaient leurs hom-
mes, et de l'autre cô'éles Prussiens laiit^aient
descoupsde baïonnette, lâchaient leurs fusils
dans le tas, ou levaient des deux mains Lou: ^
MADAMK THÉRÈSE.
%
Enfla la Ht ronde ; il Aall à dwnl iv Réppel. (Ptge S3.;
• grands nfonloira comme âes massues pour
• assommer les gêna. C'était effrayant! Ui^e
> seconde a^irès, un autre coup de vent eou-
■ Trait tout, etl'on ne pouvait savoir comment
> cela finirait.
■ Le général Hoche envoyait ses officiers
• l'oD après l'autre porter de nouveaux ordres;
• ils partaient comme le vent dans la fumée,
• on aurait dit des ombres. Hais la bataille se
• prolongeait et les Républicains commen-
■ çaient à reculer, quand le général descendit
' lui-même ventre à terre; dix minâtes après,
• le cbant de la MarseiUaiu courrait tout le
• tumulte, ceux qui avaient reculé revenaient
• à la charge.
< La seconde attaque commença plus fu-
• rïeuae que la première. Les canons seuls
[ tonnaient encore et renversaient des files
I d'hommes. Tous les Républicaii^ s'avan-
I çaient en masse, Hoche au milieu d'eux. Nos
I batteries tiraient aussi sur les Prussiens. Ce
r qutsepassaquandlesFrançalBfurentencore
I une fois près des palissades est quelque
I chose d'impossible  décrire. Si le père Adam
I Schmitt avait été avec nous, il aurait vu ce
' qu'on peut appeler une terrible bataille. Les
I Prussiens montrèrent là qu'ils étaient les
I soldats du grand Frédéric; balonnettescontre
I baïonnettes, tantôt les uns, tantôt les autres
r reculaient ou poussaient en avant.
• Mais ce qui décida la victoire pour les Ré-
I publicaina, ce fut l'arrivée de leur troïpiteie
I colonne sur les hauteurs, à gauche de6 re-
■ tranchements; elle avait tourné le Réebaefa
8S
ROMANS NATIONAUX-
et sortait du bois au pas de course. Alors il
fallut bien quitter la partie; les Prussiens,
pris des deux côtés à la fois^ se retirèrent,
abandopnant dix-huit pièces de canon, vingt-
quatre caissons et leurs retranchements
pleins de blessés et de moits. Us se dirigèrent
du côté de Wœrth, et nos dragons, nos hus-
sards, qui ne se possédaient plus d'impa-
tience, partirent enfin courbés sur leurs
selles, comme un mur qui s'ébranle. Nous
apprîmes le même soir qu'ils avaient fait
douze cents prisonniers et remporté six ca-
nons.
• Voilà, mes chers amis, ce qu'on appelle le
combat de Wœrth et de Frœschwiller, dont
la nouj^elle a dû vous parvenir au moment
où je vous écris, et qui restera toujours pré-
sent à ma mémoire.
« Depuis ce moment, je n'ai rien vu de nou-
veau ; mais que d'ouvrage nous avons eu !
Jour et nuit il a fallu couper, trancher, am-
puter, tirer des balles ; nos ambulances sont
encombrées de blessés : c'est une chose bien
triste.
« Cependant, le lendemain de la victoire,
Tannée s^était portée en avant. Quatre jours
après, nous avons appris que les conven-
tionnels Lacoste et Baudot, ayant reconnu
que la rivalité de Hoche et de Pichegru nui-
s«it aux intérêts de la République, avaient
donné le commandement à Hoche tout seul,
et que celui-ci> se voyant à la tête des deux
armées du Rhin et de la Moselle, sans perdre
une minute, en avait profité pour attaquer
Wurmser sur les lignes de Wissembourg;
qu'il l'avait battu complètement au Gaisberg,
de sorte qu'à cette heure, les Prussiens sont
en retraite sur Hayence, les Autrichiens sur
Gemersheim, et que le territoire de la Ré-
publique est débarrassé de tous ses ennemis,
t Quant à moi, je suis maintenant à Wissem-
bourg, accablé d'ouvrage; madame Thérèse,
le petit Jean et les restes du !«' bataillon oc-
cupent la place, et l'armée marche sur Lan-
dau, dont l^eureuse délivrance fera Padmi-
ration des siècles futurs.
* Bientôt, bientôt, mes chers amis, nous
suivrons Tannée, nous passerons par Anstatt,
couronnés des palmes de la victoire ; nous
pourrons encore une fois vous serrer sur nos
cœurs, et célébrer avec vous le triomphe de
Il justice et de la liberté.
» 0 chère liberté 1 rallume dans nos âmes le
feu sacré dont brûlèrent jadis tant de héros;
forme au milieu de nous des générations qui
ieiir ressemblent ; que le cœur de tout ci-
toyen tressaille à ta voix ; inspire le sage qui
Aédite ; porte l'homme courageux aux actions
héroïques; anime le guerrier d'un enthou-
siasme sulDlime ; que les despotes qui divi-
sent les nations pour les opprimer disparais-
sent de ce n^onde, et que la sainte fraternité
réunisse tous les peuples de la terre dans une
même famille I
« Avec ces vœux et ces espérances, la bonne
madame Thérèse, petit Jean et moi nous vous
embrassons de cœur.
« Jacob Wagner.
« P. S. — Petit Jean recommande à son ami
Fritzel d*avoir bien soin de Scipio. »
La lettre de Ponde Jacob nous remplit tous de
joie, et Ton peut slmaginer avec quelle impa-
tience nous attendîmes dès lors le 1«' bataillon.
Cette époque de ma vie, quand j'y pense, me
produit PefTet d'une fête; chaque jour nous
apprenions quelque chose de nouveau : après
l'occupation de Wissemboiurg, la levée du siège
de Landau, puis la prise de Lauterbourg, puis
celle de Kaiserslautern, puis Poccupation de
Spire, où les Français recueillirent un grand
butin, que Hoche fit transporter à Landau,
pour indemniser les habitants de leurs pertes.
Autant les gens du village avaient crié contre
noiis, autant çtlors ils nous tenaient en vénéra-
tion. Il étaijb.méme question de mettre Eofifel
du conseil municipal et de nommer le mauser
bourgmestre; on ne savait pas pourquoi, 'car
personne jusqu'alors n'avait eu cette idée; mais
le bruit commençait à se répandre que nous
allions redevenir Français, que nous avions été
Français quinze cents ans auparavant , et que
c'était une abomination de nous avoir tenus d
longtemps en esclavage.
Richter avait pris la fuite, sachant bien ce
qui l'attendait, et Joseph Spick ne sortait plus
de sa baraque.
Chaque jour, les gens de la grande rue regar-
daient sur la côte pour voir arriver les vérita-
bles défenseurs de la patrie; malheureusement
la plupart suivaient la route de Wissembourg
à Mayence, laissant Anstatt sur leur gauche,
dans la montagne ; on ne voyait passer que des
traînards, qui coupaient au coiurt par la tra-
verse du Bourgerwald. Cela nous désolait, et
nous finissions par croire que notre bataillon
n'arriverait jamais, lorsqu'une après-midi le
mauser entra tout essoufflé en criant :
« Les voilà... ce sont eux 1 »
n revenait des champs , la pioche sur l'épaule ,
et de loin il avait vu sur la route une foule de
soldats. Tout le village savait déjà la nouvelle «
tout le monde sortait. Moi, ne me possédant
plus d'enthousiasme, je courus à la rencontre
de notre bataillon, avec Hans Aden et Frantz
MADAME THÉRÈSE.
Sépel, que je rencontrai sur la route. Il fai-
llit du soleil, la neige fondait, les flaques de
boue éclataient autour de nous comme des
obus à chaque pas; mais nous n'y proniunapas
garde,- el durant une demi-heure uous ne ces-
(Ames point de galoper. La moitié du village,
hommes, femmes, enfants, nous suivaient en
criant: • Ils arriventl ils arriventl • Les
idées des gens changent d'une façon singuUère,
tontle monde était alors ami de la République.
Une fois sur la moulée du Birkenwald, Hans
Aden, Fi-antz Sépel el moi nous vîmes enfin
notre bataillon qui s'approchait à mi-côte, le
tic au dos, le fusil sur l'épaule, les officiers
derrière les compagnies. Plus loin, sur le grand
pont, défilaient les voilures. Tout cela s'avan-
çait en sifflant, en causant, comme les soldats
en route ; l'un s'arrêtait pour allumer sa pipe,
l'autre donnait un coup d'épaule pour relever
son sac; on entendait des voix glapissantes,
des éclats de rire, car les Français sont ainsi,
quand ils marchent en troupe, il leur faut tou-
jours des histoires et de joyeux propos pour
entretenir leur bonne humeur.
Moi, -dans cette foule je ne cherchais des
yeux que l'oncle Jacob et madame Thérèse; il
me fallut quelque temps pour les découvrir à
la queue du bataillon. Enfin je vis l'oncle, il
était derrière, à cheval sur Bappd. J'eus d'abord
de la peine à le reconnaître, car il avait un
grand chapeau républicain, un habita revers
rouges et un grand sabre à fourreau de fer;
cela le changeait d'une façon incroyable, il
paraissait beaucoup plus grand; mais je le re-
connus tout de même, ainsi que madame Thé-
rèse sur sa charrette couverte de toile, avec
son même chapeau et sa même cravate; elle
avait les joues roses et les yeux brillants;
Voncle chevauchait près d'elle, ils causaient
ensen-ble-
Je reconnus aussi le petil Jean, que jen'a-
Taia vu qu'une fois; il marchait, un large bau-
drier orné de baguettes en travers de la poi-
bras couverts de galons, elson sabre
trine, 1
ballottant derrière les jambes. £t le comman-
dant, et le sergent Lafièche, et le capitaine que
j'avais conduit dans notre grenier, el tous les
soldais, oui, presque tous je les rec un naissais,
il me semblait être dans une grande famille; et
le drapeau couvert de toile cirée me faisait
■usai plaisir à voir.
Je courais é travers tout le monde, IlansAden
et Franu Sèpel avaient déji trouvé des cama-
rades-'-Moi, je marchais toujours, j'étais à
tr^uifc pas de la charrette el j'allais appeler :
• Oncle! onclel » quand madame Thérèse, se
penchantparhaaard.s'écriad'une voix joyeuse:
• ViùdScipioI •
Dans le même instant, Sdpio, que j'avais
oublié chez nous, tout affaré, tout croUè, sau-
tait dans la voiture.
Aussitôt petit Jean a'écriîi, -,
• Scipiol «
Et le brave caniche, après avoir passé deux
ou trois fois ses grosses moustaches sur les
joues de madame Thérèse, bondit à terre et se
mit à danser autour de petit Jean, aboyant,
poussant des cris et se démenant comme un
bienheureux .
Tout le bataillon l'appelait :
■ Scipio, ici!... Scipiol... Scipiol •
L'oucle venait de m'apercevoir et me tendait
les bras du haut de son cheval. Je m'accrochai
à sa jambe, il me leva et m'embrassa; je sentis
qu'il pleurait et cela m'attendrit. II me lendit
ensuite à madame Thérèse, qui m'attira dans
sa charrette en me disant :
■ Bonjour, Fritzel. »
Elle paraissait bien heureuse et m'embras-
sait les larmes aux yeux.
Presque aussitôt le mauser et Koflel arrivè-
rent, donnant des poignées de main à l'oncle ;
puis les autres gens du village, pêle-mêle avec
les soldats, qui remettaient aux hommes leurs
sacs et leurs fusils pour les porter en triomphe,
et qui criaient aux femmes :
• Hél la givDSse mèrel... La jolie allé... par
ici... par icil •
C'était une véritable confusion, tout le monde
fraternisait, et au milieu de tout cela, c'était
encore petit Jean et moi qui paraissions les
plus heureux,
• Embrasse petit leau, > me criait l'oncle.
— Embrasse Fritzel, • disait madame Thé-
rèse à son frère.
Et nous nous embrassions, noua noua regar-
dions émerveillés.
i II me plaît, cria petit Jean, il a l'air bon
enfant.
— Toi, tu me plais aussi, • lui dis-je, tout
fier de parler en français.
Et nous marchions bras dessus bras dessous,
tandis que l'oncle et madame Thérèse se sou-
riaient l'un à l'autre.
Le commandant me tendit aussi la main en
disant ;
t Hé! docteur Wagner, voici votre défen-
seur. — Tu vas toujours bien, mon braveî
— Oui, commandant.
— A la bonne heure! •
C'est ainsi que nous arriv&mes aux premières
maisons du vill^e. Alors on s'arrêta quelque»
instants pour se mettre en ordre, petil Jean
accrocha son tambour sur sa cuiswL', et le ùom-
mandantayant crié : • E» avaut, marchel *
les lamlwura retentirent.
84
ROMANS NATIONAUX.
^.
Nous descendîmes la grande rue, marchant
tous au pas et nous réjouissant d'une entrée si
magnifique. Tous les vieux et les vieilles qui
n^avaient pu sortir étaient aux fenêtres et se
montraient Toncle Jacob, qui s'avançait d*un
air digne derrière le commandant entre ses
deux aides. Je remarquai surtout le père
Schmitt, debout i la porte de sa baraque; il
redressait sa haute taille voûtée et nous regar-
dait défiler avec un éclair dans l'œil.
Sur la place de la fontaine le commandant
cria : « Halte I » On mit Iôb fasils en faisceaux,
et tout le monde se dispersa, les uns à droite,
les autres à gauche; chaque bourgeois voulait
avoir im soldat, tous voulaient se réjouir du
triomphe de la République une et indivisible;
mais ces Français, avec leurs mines joyeuses,
suivaient de préférence les jolies filles.
Le commandant vint avec nous. La vieille
Lisbeth était déjà sur la porte, ses longues
mains levées au ciel, et criait :
« Âhl madame Thérèse... ahl monsieur le
docteur!... •
Ce furent de nouveaux cris de joie, de nou-
velles embrassades. Puis nous entrâmes, et le
festin de jambon, d'andouilles et de grillades
arrosées de vin blanc et de vieux bourgogne
conmiença : KofFel, le mauser, le commandant,
l'oncle, madame Thérèse, petit Jean et moi, je
vous laisse à penser quelle table, quel appétit,
quelle satisfaction I
Tout ce jour-là le 1** bataillon resta chez
nous; puis il lui fallut poursuivre sa route, car
ses quartiers d'hiver étaient à Hacmatt, à deux
petites lieues d'Anstatt. L'oncle resta au village,
iï déposa son gr^nd sabre et son grand chapeau;
mais depuis ce moment jusqu'au printemps^ il
ne se passa pas de jour qu'il ne fût en route
pour Hacmatt : il ne pensait plus qu'à Hao-
matt.
De temps en temps madame Thérèse venait
aussi nous voir avec petit Jean ; nous riions,
nous étions heureux, nous nous aimions!
Que vous dirai-je encore? Au printemps,
quand commence à chanter Talouette, un joiur
on apprit que le l^ bataillon allait partir pour
la Vendée. Alors l'oncle, tout pâle, courut à
récurie et monta sur son Rappel; il partit
ventre à terre, la tête nue, ayant oublié de
mettre son bonnet.
Que se passa-t-il à Hacmatt? Je n'en sais
rien; mais ce qu'il y a de silr, c'est que le len-
demain Toncle fier conune un roi, revint avec
madame Thérèse et petit Jean, qu'il y eut
grande noce chez nous, embrassades etcéjouis^
sances. Huit jours après, le commandant Du-
chêne arriva avec tous les capitaines du batail-
lon. Ce jour-là, les réjouissances furent encore
plus grandes. Madame Thérèse et l'oncle se
rendirent à la mairie, suivis d'une longue file
de joyeux convives. Le mauser, qu'on avait
nommé bourgmestre à l'élection populaire,
nous attendait, son écharpe tricolore autour
des reins. Il inscrivit Toncle et madame Thé-
rèse sur un gros registre, à la satisfaction uni-
verselle; et dès lors petit Jeau eut un père, et
moi j'eus une bonne mère, dont je ne puis me
rappeler le souvenir sans répandre des larmes.
J'aurais encore bien des choses à vous dire..«
mais c'est assez pour une fois. Si le Seigneur
Dieu le permet, un jour nous reprendrons cette
histoire, qui finit, conune toutes les autres,—
par des cheveux blancs et les derniers adieux
de ceux qu'on aime le plus au monde.
N
FIN DE MADAME THÉRÈSE
POURQUOI HUNBBOURG NE FUT PAS RENDU.
85
POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU
ÉPISODE DE i8i5
Le fort de Hunebourg, taillé dans le roc à la
cime d'un pic escarpé^ domine toute cette bran-
che secoodaire des Vosges qui sépare la Meur-
the, la Moselle et la Bavière rhénane du bassin
d'Alsace.
Sn 1815, le commandement de Hunebourg
appartenait à Jean-Pierre Noél^ ez-sergent-
xnajor aux fusiliers de la garde, amputé de la
jambe gauche à Bautzen et décoré sur le champ
de bataille.
Ce digne commandant était un homme de
dnq pieds deux pouces. Il avait une jolie pe-
tite bedaine, de bonnes grosses lèvres sen-
suelles et de grands yeux gris pleins d'é-
nergie.
Au moral, Jean-Pierre Noël aimait à rire. Il
aimait aussi le bourgogne • pelure d^oignon, •
le jambon et les andouilles cuites dans leur
jus.
Ce digne commandant avait sous ses ordres
one compagnie de vétérans, la plupart secs et
maigres comme des râbles, portant de longues
capotes grises et prisant du tabac âd contre?
bande. On les voyait errer sur les remparts,
regarder dans l'abîme, se dessécher au soleil ;
l'aspect du del bleu, de rhQriy)n bleu, ainsi
que l'eau daire de la citerne, avaient imprimé
sur leurs fronts le sceau d'une incurable mé-
lancolie*
^Telle était l'existence pleine de variété des
habitants de Hunebourg, lorsque le 22 juin
1815, vers cinq heures de Taprès-midi, le com-
mandant Jean-Pierre donna tout à coup Tordre
de battre le rappel et de fiBdre mettre la garni-
son sous les aimes. Il descendit ensuite dans la
cour de la caserne, son grand chapeau à cornes
sur Toreille, ses longues moustaches retrous-
sées et la main droite dans son gilet.
« Mes enfants, s'écria-t-il en s'arrétant de-
vant le front de la compagnie, vous êtes dans
le chemin de l'honneur et de la gloire. Allez
toujours, et vous arriverez, c'est moi qui vous le
prédis I — Je recois à l'instant du général Rapp,
commandant le cinquième corps, une dépêche
qui m'informe que soixante mille Husses, Au-
tiichiend, Bavarois et Wurtembergeois, sous les
ordres du généralissime prince de Schwart-
itsnberg, ^nnent de franchir le Hhin à Op-
penheim. L'ennemi n'est plus qu'à trois jour-
nées de marche. Il parait même que les
cosaques ont déjà poussé des reconnaissances
jusque dansnos montagnes :— Nous allons nous
regarder dans le blanc des yeux !...
« Mes enfants , je compte sur vous, comtne
vous comptez sur moi. Nous ferons sauter la
bicoque^ plutôt que de nous rendre, cela va sans
dire; maison attendant il s'agit d'approvision-
ner la place. Pas de rations, pas de soldats...
les moyens d'existence avant tout... c'est mon
principe I Sergent Fargès, vous allez vous ren-
dre, avec trente honmies, dans tous les hameaux
et villages des environs, à trois lieues du fort.
Vous ferez main basse sur le bétail , sur les
comestibles^ sur toutes les substances liquides
ou solides, capables de soutenir le moral de la
garnison. Vous mettrez en réquisition toutes
les charrettes, pour le transport des vivres,
ainsi que les chevaux, les ânes, les bœufs. Si
nous ne pouvons pas les nourrir, ils nous
nourriront! — ^Dès que le convoi sera formé,
. vous regagnerez la place, en suivant autant
^ que possible les hauteurs. Vous chasserez de-
vant vous le bétail avec ordre et discipline,
a^^ant toujours bien soin qu'aucune bête ne
s'écarte : ce serait autant de perdu. Si par
hasard un tourbillon de cosaques cherche à
vous envelopper, vous ne lâcherez pas prise. . •
au contraire... une partie de l'escorte leur fera
face, et l'autre poussera le troupeau sous les
canons du fort. De cette manière, ceux d^entre
vous qui seront tués, auront la consolation de
penser que les autres se portent bien^ et qu'ils
conservent des vivres pour soutenir le aiége.
On admirera leur conduite de siècle en siècle,
et la postérité dira d'eux : > Jacques, André ,
Joseph, étaient des braves!... »
Des cris frénétiques de : « Vive l'Empereur !
vive le commandant ! • accueillirent cette ha-
rangue. — Le tambour battit ; Fargès tira ma*
jestueusement son sabre, fit ranger sa petite
troupe en colonne et commanda le départ.
Les vétérans, pleins d'arden , partirent du
pied gauche, et Jean-Pierre Noël, les bras crcV
ses sur la poitrine et la jambe de bois en avant,
les suivit du regard jusqu'à ce qulls^eussent
disparu derrière l'esplanade.
86
ROMANS NATIONAUX.
Après avoir gravi les pentes boisées du Hom-
berg, qui dominent les trois villages de Hâ-
zenbruck, de Véchenbach et de Rôsenvein, la
petite troupe de Fargès avait fait halte sur le
plateau do la Roche-Creuse. Il était environ
neuf heurts du soir. La lune commençait à
poindre dei rière les hautes sapinières. Fargès
et le capo al Lombard, assis au pied d un
arbre, le f isil entre les jambes, discutaient
leur plan d'attaque, lorsqu'une clameur con-
fuse mon'a subitement des profondeurs de
la vallée. Le sergent se leva tout surpris et
regarda Lombard ; celui-ci, rapide comme la
pensée, mit un genou à terre et colla son
oreille contre le pied de Tarbre. A le voir,
immobile au milieu des ténèbres, retenant son
haleino pour saisir le moindre murmure, on
eût dit un vieux loup à Taffùt.
Cependant nul autre bruit que le vague fré-
missement du feuillage ne se faisant entendre,
il allait se relever, quand un soufEle de la brise
apporta de nouveau du fond de la gorge le tu-
multe qu'ils avaient perçu d*abord, mais cette
fois beaucoup plus distinct. C'était le roulement
confus que produit la marche d*un troupeau,
accompagné des sons champêtres d'une trompe
d'écorce.
Le caporal se releva lentement; un éclat
de lire étoufTé fendait sa bouche jusqu'aux
oreill(ï8, et ses yeux scintillaient dans Tombre :
• Nous les tenons I dit-il... hé ! hé I hé I nous
les tenons !
— Qui ça?
—Les paysans I Ah I les gueux I ils se sauvent
dans les bois avec leur bétail. On leur a donné
réveil... Quelle chance 1... Quelle chance 1... »
Puis^ sans autre commentaire , ii se glissa
presque à quatre pattes entre les broussailles.
On vit les vétérans se dresser un à un, saisir
leurs fusils et disparaître derrière les sapins.
Les sentinelles imitèrent ce mouvement, et rien
ne bougea plus dans le fourré.
La petite troupe se tenait cachée depuis un
quart d'heure, lorsque deux montagnards pa-
rurent au fond des pâles clairières. Ils gravis-
saient le ravin à pas lents. Quand ils eurent
atteint la roche plate, ils s^arrétèreut pour res-
pirer et reprendre la suite d'une conversation
interrompue.
Le premier était grand et maigre; il avait un
immense parapluie sous le bras gauche, un tri-
corne posé sur l'occiput, et le profil d'un veau
quitette.
Le second , également coifiTé d'un tricorne,
faisait face à Lombard , et la lune éclairait en
plein sa figure fine et astucieuse : son nez
pointu, ses yeux vifs, ses lèvres sarcastiqut^c
et tout reniemble de sa petite personne,
annonçaient quelque diplomate de village.
f Monsieur le maire^ dit le petit homme au
grand maigre, vous avez tort de vous chagri-
ner. Votre place est à vous... Pétrus Schmilt
ne l'aura pas 1
—Ça dépend, Daniel, il pourra dire que j'ai
emmené les bestiaux du village, pour empêcher
la garnison d'avoir des vivres... et pour la faire
périr de famine...
— Ah bah! vous n'y êtes pas. Écoutez, mon-
sieur le maire. Si le roi — ici le petit homme
souleva son chapeau d'un geste respectueux —
si notre bon roi revient, vous direz : • J'ai sauvé
les bestiaux du village, pour que la garnison
ne puisse pas les avoir, et qu'elle rende la
place aux armées de notre bon roi Louis I *
Alors, monsieur le préfet dira : « Oh I le brave
homme... le brave homme... qui aime l'hon-
neur de son vrai maître I » On vous enverra la
croix... voilà... c'est sûr!
— La croix, Daniel?... la croix avec la pen-
sion?
— ^Je crois bien... avec la pension...
— Oui... mais, balbutia le maire, si... si l'au-
tre enfonce notre bon roi.., notre vrai roi...
—Halte! balte là, monsieur le maire ; il sera
roi pour de vrai, s'il est le plus fort. Mais si
notre grand empereur enfonce les ennemis
de la patrie, eh bien, vous direz : « J'ai sauvé
les bestiaux du village pour que les kaiserbcks,
les Cosaques ne puissent pas les avoir 1... > Alors
le préfet du grand empereur— nouveau salut —
dira: « Oh! le bon maire... l'honnête citoyen..,
il faut lui envoyer la croix !» Et ça fait que vous
aurez toujours la croix, et que nous garderons
nos bestiaux.
— Tu as raison, Daniel, reprit le grand mai-
gre d'un air convaincu. Pourquoi est-ce que
je n'attraperais pas la croix tout comme un
autre, puisque je sauve les bestiaux de la com-
mune *>
— Pardieu, monsieur le maire, il y en a plus
d'un qui ne l'a pas gagnée autant que vous.
Et c'est le Schmitt qui sera vexé!...
— Hé ! lié I hé I il aura un bec comme ça, fit
le maire, en appliquant la pomme de son para-
pluie au bout de son nez.
En ce moment, deux grands bœufs dé-
bouchèrent sous le dôme des sapinières ; ils
marchaient de ce pas grave et solennel qui
semble indiquer le sentiment de la force; puis
derrière eux arriva lentement xme longue file
de génisses, de vaches, de chèvres, mugissant,
bêlant, nasillant; et enfin, la moitié du village
de Hdzenbruck, femmes, vieillards, petits en-
fants : les uns accroupis sur leurs vieux che\ aux
de labour, les autres à la mamelle, ou pendus
à la robe de leur mère. Les pauvres gêna
POURQUOI HUNEBODRG NE PUT PAS REND
87
ayançaient clopin-clopant , ils paraissaient
bien las, bien tristes; mais à la guerre comme
à la guerre : on ne peut pas avoir toujours ses
aises.
La troupe atteignit enfin le plateau. Il ne
restait plus qu'un petit nombre de trainards
dispersés sur la pente du ravin ; c'était le mo-
ment de faire main basse. Fargès et Lombard
échangèrent un coup d'œil dans l'ombre, lis
allaient donner le signal, lorsqu'im cri de dé-
tresse... un cri perçant vola de bouche en
bouche jusqu^au sommet de la côte, et glaça
d'épouvante toute la caravane :
c Les Cosaques!... les Cosaques!... >
Alors ce fut une scène étrange; Fargès s'é-
lança derrière le rideau de feuillage pour dis-
tribuer de nouveaux ordres. On entendit le
bruit sec et rapide des batteries , puis de ce
c6té tout rentra dans le silence.
Quant aux fugitifs, ils n'avaient pas bougé ;
immobiles, se regardant l'un l'autre la bouche
béante, n'ayant ni la force de fuir, ni le cou-
rage de prendre une résolution, ils offraient
rimage de la terreur.
Presque aussitôt Lombard reconnut aux en-
virons le cri rauque des Cosaques ; ils accou-
raient en tous sens, à travers taillis, halliers,
broussailles. A les voir bondir au clair de
lune, sur. leurs petits chevaux bessarabiens ,
TcBil en feu, les naseaux fumants, la crinière
hérissée, on les eût pris pour une bande de
loupa ^ ^amés enveloppant leur proie. Les
bœu& mugissaient, les femmes sanglotaient,
les pauvres mères pressaient leurs enfants sur
leur sein, et les Baskirs resserraient toujours
le cercle de leurs évolutions, pour foudre sur
ce groupe. Enfin, ils se massèrent et parti-
rent en Ugne, en poussant des hourras furieux.
Tout à coup le sombre feuillage slUumina
comme d'un reflet de foudre, un feu de pelo-
ton étendit sa nappe rougeâtre sur le plateau,
et la montagne parut frissonner de surprise !
Quand la fumée de cette décharge se fut dissi-
pée, on vit les Cosaques en déroute chercher
à fuir dans la direction du Graufthâi, mais là
s'étendait une barrière de rochers infranchis-
sables.
• En avantl... Pas de quartier !... » cria
Fargès.
Les vétérans, animés par ba voix, se préci-
pitèrent à la poursuite des fuyards. Le com-
bat fut court. Acculés à la pointe du roc, les
soldats de Platoff firent volte-face et chargè-
rent avec la furie du désespoir. Cinquante
coups de lance et de baïonnette s'échangèrent ■
en xme seconde. Mais dans cet étroit espace,
les Cosaques , ne pouvant faire manœuvrer
leurs chevaux, furent bientôt écrasés. Un
seul résista jusqu'au bout, grand, maigre^ à
la face terne et cuivrée, véritable figure mé«
phistophélique, il était recouvert de plusieurs
peaux de mouton. Lombard en enlevait une
à chaque coup de baïonnette.
« Canaille! murmurait-il, je finirai pourtan
par t'attaquer le cuir. . . »
n se trompait!... Le cosaque bondit au-
dessus de sa tête, en lui assénant avec la crosse
de son pistolet, un coup terrible sur la mâ-
choire. Le caporal cracha deux dents, arma
son fusil, ajusta le Baskir et fit feu. Mais
attendu que l'arme n'était pas chargée, l'autre
disparut sain et sauf, en ayant encore l'air de
se moquer de lui par un triple hourrah !
C'ept ainsi que l'intrépide Lonabard, après
vingt-huit ans de service et trente campa-
gnes^ eut la mâchoire fortement ébranlée par
un sauvage d'Ekatérinoslof , qui ne possédait
pas même les premiers principes de la guerre.
t Sang de chien, dit-il avec rage, si je te
tenais! >
Fargès, en raffermissant sa baïonnette toute
gluante de sang, promena des regards étonnés
autour du plateau ; les habitants dé Hâzenbruck
avaient disparu. Leurs bœufs erraient i l'a-
venture dans les halliers. Quelques chèvres
grimpaient le long de la côte. Et sauf une
vingtaine de cadavre étendus dans les.bruyè-
res, tout respirait le calme et les douceurs de
la vie champêtre. Les vétérans eux-mêmes
semblaient surpris de leur facile triomphe;
car excepté Nicolas Rabeau, anciei» tambour-
major au 14* de ligne, prévôt d'armes, de
danse et de grâces françaises, lequel avait eu
la gloire d'être embroché par un cosaque et de
rendre l'âme sur le champ d'honneur, à cette
exception près, tous les autres en étaient quittes
pour des horions.
« Ah çàl camarades, dit Fargès, ce grand
pendard de cosaque qui vient de s'échapper,
pourrait gâter nos affaires. Nos provisions sont
complètes. Ce qu'il y a de plus simple, c'est de
réunir le bétail et de gagner le fort, avant que
l'ennemi ait eu le temps de nous barrer le
passage. >
Tout le monde se mit aussitôt à l'œuvre, et,
dix minutes après, la petite colonne, poussant
devant elle le troupeau, reprenait le chemin
de Himebourg. Vers trois heures du matin, elle
était sous le canon du fort.
On peut se figurer la satisfaction de Jean-
Pierre Noël, lorsque ayant entendu crier les
chaînes du pont-levis, et s'étant mis à sa fenê-
tre, en simple manches de chemise, il vit dé-
filer toute la razzia... marchant • avec ordre
et discipline « comme il avait eu soin de la
recommander à Fargès.
ROMANS NATIONAUX.
Le uporii ijusla le Bickir d Bt ha. (Pwgc SI.)
Le choral Lombard, gravement assis but
une vieille rosse à moitié grise, son grand
chapeau à cornes sur l'oreille, et le fusil en
sautoir, formait à lui seul l'arrifere-garde de la
colonne.
Le brave commandant ne sa sentait plus de
joie. Aussi lorsque trois jours plus tard l'ar-
chiduc Jean d'Autriche, A la tête d'un corps de
six mille hommes , fit sommer la place de se
rendre, avec menace de la bombarder et de la
détruire de fond en comble en cas de refus,
Jean-Pierre ne put s'empêcher de sourire. Qât
dresser un état de ses provisions de bouche, et
l'adressa sous forme de réponse au général au-
trichien .'ajoutant :
• Qu'il regrettait de ne pouvoir être agréable
A Son Altesse ; mais ^'il était beaucoup trop
gourmand, pour quitter une place si bien ap-
provisionnée. Il priait conséquemment Son Al-
tesse de vouloir bien l'excuser.... etc., etc.
I Quant à votre menace de bombarder la
forteresse et de la détruire de fond en comble,
disait-il en terminant, je m'en soude comme
du roi Dagobert I •
L'archiduc Jean d'Autriche entendait très-
bien le français..;. II avait, de plus, nn faible
pour la cuisine , et comprit les scrupules de
Jean-Pierre. Aussi, dès le lendemain, il re-
monta tranquillement la vallée de la Zome....
après avoir foit demi-tour à gauche t
Ht ToilA ponrqum Hunebouig ike fut pas
rendu.
ROMANS NATIONAUX ILLUSTRÉS PAR J. FUCHS
V ERCKMANN -CHATRIAN \/
Louise guettail le retour des hirondelles. (Page 3.)
Si voQB tenez A connaître l'histoire de la
grande invasion d? î814 , telle que me l'a
tacontèe le vieux chasseur PranU du Hengst,
il faut TOUS transporter au village des Char-
mes, dans lea Vosges. Une trentaine de mai-
«innella» couvertes de bardeaux et de jou-
I bart« vert sombre se suivent à la ûle le long de
la Sarre, TOUS en apercevei les pignons tapis-
sés de lierre et de chèvrereuille flétrie, — car
l'hiver approche, — les ruchera fermés avec
des bouchons de paille, les petits jardina, lei
palissades, les bouts de haie qui les séparent
les unes des autres.
A gauche, sur une haute montagne, s'élôveut
ROMANS NATIONAUX.
les ruines de l'antique château de Falkeinstein,
détruit, il y a deux cents ans, par les Suédois.
Ce n'est plus qu'un amas de décombres hérissés
de ronces; im vieux chemin de sc/ifftte, * aux
échelons vermoulus, y monte à travers les
sapins. A droite, sur la côte, on aperçoit la
ferme du Bois-de-Chénes : une large construc-
tion avec granges, écuries, et hangars, la toi-
ture plate chargée de grosses pierres, pour
résister aux vents du nord. Quelques vaches se
promènent dans les bruyères, quelques chèvres
dans les rochers.
Tout cela est calme, silencieux.
Des enfants, en pantalons de toile grise, la
tête et les pieds nus, se chau£fent autour de
leurs petits feux sur la lisière des bois ; les spi-
rales de fumée bleue s'effilent dans Pair, de
grands nuages blancs et gris restent immobiles
au-dessus de la vallée ; derrière ces nuages on
découvre les cimes arides du Grosmann et du
Donon.
Or il faut savoir que la dernière maison du
village, dont le toit en équerre est percé de
deux lucarnes vitrées, et dont la porte basse
s'ouvre sur la rue fangeuse, appartenait, en
1813, à Jean-Glaude Hullin, un ancien volon-
taire de 92, mais alors sabotier au village des
Charmes^ et jouissant d'une grande considéra-
tion parmi les montagnards. Hullin était un
homme trapu et charnu, avec des yeux gris, de
grosses lèvres , un nez court , fendu par le
bout, et d'épais sourcils grisonnants. Il était
d'humeur joviale et tendre, et ne savait rien
refuser à sa fille Louise, une enfant qu'il avait
recueillie jadis de ces misérables heimatshlâSy
— ferblantiers, forgerons, — sans feu ni lieu,
qui vont de village en village étamer les casse-
roles, fondre les cuillers et raccommoder la
vaisselle fêlée. Il la considérait comme sa pro-
pre fille, et ne se souvenait plus qu^elle était
d'une race étrangère.
Outre cette affection naturelle, le brave
homme en avait encore d'autres : il aimait
surtout sa cousine, la vieille fermièi*e du Bois-
de-Ghênes, Catherine Lefèvre, et son fils Gas-
pard, enlevé par la conscription de cette année,
un beau garçon fiancé à Louise, et dont toute
la famille attendait le retour à la fin de la cam-
pagne
Hullin se rappelait toujours avec enthou-
siasme ses campagnes de Sambre-et-Meuse,
d'Italie et d'Egypte. Il y pensait souvent, et,
parfois, le soir, après le travail, il se rendait à
la scierie du Valtin, cette sombre usine formée
de troncs d^arbres encore revêtus de leur écorco,
* On appelle chemins de tchUtte lei chemins ou
r^R traniporte les troncs d'arbres abattus en pleine
forét.
et que vous apercevez là-bas au fond de la
gorge. Il s asseyait au milieu des bûcherons,
des charbonniers, des scMitteurs, en face du
grand feu de sciure, et tandis que la roue pe-
sante tournait, que l'écluse tonnait et que la
scie grinçait^ lui, le coude sur le genou, la pipe
aux lèvres, il leur parlait de Hoche, de Kléber,
et finalement du général Bonaparte, qu'il avait
vu cent fois, et dont il peignait la figure maigre,
les yeux perçants, le profil d'aigle, comme s'il
eût été présent.
Tel était Jean-Claude Hullin.
C'était un homme de la vieille souche gau-
loise, aimant les aventures extraordinaires, les
entreprises héroïques, mais cloué au travail
par le sentiment du devoir depuis le jour de
l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre.
Ouant à Louise, la fille des heimatshlés^ c'était
une créature svelte, légère, les mains longues
et délicates, les yeux d'un bleu d'azur si tendre
qu'ils vous allaient jusqu'au fond de Tâme, le
teint d'une blancheur de neige, les cheveux
d'un blond paille, semblables à de la soie, les
épaules inclinées comme celles d'une vierge en
prière. Son naïf sourire, son front rêveur, enfin
toute sa personne rappelait le vieux lied du minr
nesinger Ërhart, lorsqu'il dit : « J'ai vu passer
• un rayon de lumière, mes yeux en sont en-
« core éblouis... Était-ce un regard de la lune
• à travers le feuillage?... Était-ce un sourire
• de l'aurore au fond des bois*^ — Non... c'é-
• tait la belle Edith, mon amour, qui passait...
• Je Tai vue, et mes yeux en sont encore
t éblouis. »
Louise n'aimait que les champs, les jardins
et les fleurs. Au printemps, les premières notes
de l'alouette lui faisaient répandre des larmes
d'attendrissement. Elle allait voir naître les
bluets et l'aubépine derrière les buissons de la
côte ; elle guettait le retour des hirondelles au
coin des fenêtres de la mansarde. C'était tou-
jours la fille des heimatshlés errants et va^-
bonds, seulement un peu moins sauvage. Hul-
lin lui pardonnait tout; il comprenait sa nature
et lui disait parfois en riant :
« Ma pauvre Louise, avec le butin que tu
nous apportes, — tes belles gerbes de fleurs et
d'épis dorés, — nous mourrions de faim dans .
trois jours! »
Alors elle lui souriait si tendrement et Tem-
brassait de si bon cœur, qu'il se remettait à
l'ouvrage en disant :
« Bah ! qu'ai-je besoin de gronder? Elle a
raison, elle aime le soleil... Gaspard travaillera
pour deux, il aura du bonheur pour quatre.. .
Je ne le plains pas, au contraire... Des femmes
qui travaillent, on en trouve assez^ et ça ne les
rend pas plus belles; mais des femmes qiiî
L'INVASION.
I
aiment! quelle chance d^en rencontrer une,
quelle chance ! »
Ainsi raisonnait le brave homme, et les jours,
les semailles, les mois, se suivaient dans Tal-
teDte prochaine du retour de Gaspard.
La mère Lefèvre, femme d'une extrême éner-
gie, partageait les idées de Hullin au sujet de
Louise.
« Moi, disait-elle, je n^ai besoin que d'une
flUe qui nous aime; je ne veux pas qu'elle fie
mêle de mon ménage. Pourvu qu'elle soit con-
lente ! Tu ne me généras pas, n*e8t-ce pas,
Louise? >
Et toutes deux s'embrassaient!...
Mais Gaspard ne revenait toujours pas, el
depuis deux mois on n'avait plus de ses nou-
velles.
Or ce jour-là, vers le milieu du mois de dé-
cembre 1813, entre trois et quatre heures de
Taprès-midi, Hullin, courbé sur son établi,
terminait ime paire de sabots ferrés pour le
bûcheron Rochart. Louise venait de déposer
une écuelle de terre fleuronnée sur le petit
poêle de fonte, qui pétillait et bruissait d'un ton
plaintif, tandis que la vieille horloge comptait
les secondes de son tic-tac monotone. Au dehors,
tout le long de la rue, on remarquait de ces
petites flaques d'eau, recouvertes d'une couche
de glace blanche et friable, annonçant l'appro-
che des grands froids. Parfois on entendait cou-
rir de gros sabots sur la terre durcie, on voyait
passer un feutre, un capuchon, un bonnet de
coton, puis le bruit s'éloignait, et le sifflement
plaintif du bois vert dans la flamme, le boiir-
donnement du rouet de Louise et le bouillon-
nement de la marmite reprenaient le dessus.
Cela durait depuis deux heures, lorsque Hullin ,
jetant par hasard un coup d'œil à travers les
petites vitres de la fenêtre, suspendit sa beso-
gne, et resta les yeux tout grands ouverts,
comme absorbé par un spectacle inusité.
En effet, au tournant de la rue, en face du
cabaret des TroU-Pigeans, s'avançait alors, ^
au nûlieu d'une bande de gamins sifflant, sau-
tant et criant • le roi de Carreau ! le roi de Car-
reau 1 > — s^avançait, dis-je, le plus étrange
personnage qu'il soit possible d'imaginer :
figures-vous un homme roux de barbe et de
cheveux, la figure grave, l'œil sombre, le nez
droit, les sourcils joints au milieu du front, un
oerde de fer-blanc sur la tête, ime peau de chien-
berger gris de fer aux longs poils flottant sur
le dos, les deux pattes de devant nouées autour
du cou; la poitrine couverte de petites croix de
cuivre en breloques, les jambes revêtues d'une
aorte de caleçon de toile grise noué au-dessus
de la cheville, et les pieds nus. Un corbeau rie
grande taille, les ailes noires lustrées de blanc.
était perché sur son épaule. On aurait dit, à sa
démarche imposante, un de ces anciens rois
mérovingiens tels que les représentent les ima-
ges de Montbëliard ; il tenait de la main gauche
un gros bâton court, taillé en forme de scep-
tre, et de la main droite il faisait des gestes
magnifiques, levant le doigt au ciel et apostro-
phant son cortège.
Toutes les portes s*ouvraient sur son pas-
sage ; derrière toutes les vitres se pressaient les
figures des curieux. Quelques vieilles femmes,
sur l'escalier extérieur de leurs baraques, ap-
pelaient le fou, qui ne daignait pas tourner ia
tête; d^autres descendaient dans la rue et vou-
laient lui barrer le passage"; mais lui, la té to
haute, le sourcil relevé, d'un geste et d'un mot
les forçait de s'écarter,
• Tiens! fit HuUhi, voici Yégof... Je ne m'at-
tendais pas à le revoir cet hiver... Cela n'entre
pas dans ses habitudes... Que diable peut-il
avoir pour revenir par un temps pareil? »
Et Louise, déposant sa quenouille, se hâta
d'accourir pour contempler le Roi de Carreau.
C'était tout un événement que Tarrivée du fou
Yégof à l'entrée de l'hiver; les uns s'en réjouis-
saient, espérant le retenir et lui faire raconter
sa fortune et sa gloire dans les cabarets; d'au-
tres, et surtout les femmes, en concevaient ime
vague inquiétude, car les fous, comme chacun
sait, ont des idées d'un autre monde : ils con-
naissent le passé et l'avenir, ils sont inspirés de
Dieu; le tout est de savoir les comprendre,
leurs paroles ayant toujours deux sens, l'un
grossier pour les gens ordinaires, l'autre pro-
fond pour les âmes délicates et les sages. Co
fou-là, d'ailleurs, plus que tous les autres, avait
des pensées vraiment extraordinaires et subli-
mes. On ne savait ni d'où il venait, ni où il
allait, ni ce qu'il voulait, car Yégof errait à
travers le pays conune une âme en peine; il
parlait des races éteintes, et se prétendait lui-
même empereur d'Austrasie, de Polynésie et
autres lieux. On aurait pu écrire de gros livres
sur ses châteaux, ses palais et ses places fortes,
dont il connaissait le nombre, la situation, Tar-
chitecture, et dont il célébrait la grandeur, la
beauté, la richesse d'un air simple et modeste.
Il parlait de ses écuries, de ses chasses, des
officiers de sa couronne, de ses ministres, de
ses conseillers, des intendants de ses provinces;
il ne se trompait jamais ni sur leurs noms-ni
sur leur mérite, mais il se plaignait amèremen l
d'avoir été détrôné par la race maudite, et la
vieille sage-femme Sapience Goquclin, chaque
fois qu'elle Tenlendait gémir à ce sujet, pleu-
rait à chaudes larmes, et d'antres aussi. Alors
lui, levant le doigt au ciel, s'écriait :
' « 0 femmesl ô femmes! souvenei-vous !.. •
I
souvenez-vous 1... L^beure est proche... l'esprit
des ténèbres s'enfuit... La vieille race... les
maîtres de vos maîtres s'avancent comme les
flots delà merl »
Et chaque printemps il avait l'habitude de
faire un tour dans les vieux nids de hibou, les
antiques castels et tous les décombres qui cou-
ronnent les Vosges au fond des bois, au Nideck,
au Géroldseck, à Lutzelbourg, à Turkestein,
disant qu'il allait visiter ses Uudes, et parlant
de rétablir l'antique splendeur de ses États, et
de remettre les peuples révoltés en esclavage,
avec l'aide du Grand Gélo^ son cousin.
Jean-Claude Hullin riait de c^s choses,
n'ayant pas l'esprit assez élevé pour entrer
dans les sphères invisibles; mais Louise en
éprouvait un grand trouble, surtout lorsque le
corbeau battait de raiié et faisait entendre son
cri rauque.
Yégof descendait donc la rue sans s'arrêter
nulle part, et Louise, tout émue, voyant qu'il
regardait leur maisonnette, se prit à dire:
« Papa Jean-Claude, je crois qu'il vient chez
nous.
— C'est bien possible, répondit Hullin; le
pauvre diable aurait grand besoin d'une paire
de sabots fourrés par un froid pareil, et s'il me
la demande, ma foi, je serais bien en peine de
la lui refuser.
— Oh 1 que vous êtes bon I fit la jeune flUè
en l'embrassant avec tendresse.
—Oui... oui... tu me câlines, dit-il en riant,
parce que je fais ce que tu veux... Qui me
paiera mon bois et mon travail?... Ce ne sera
pasTégof! »
Louise l'embrassa de nouveau, et Hullin, la
regardant d'un œil attendri, murmura : .
« Cette monnaie en vaut bien une autre. •
Yégof se tiouvait alors à cinquante pas de
la maisonnette, et le tumulte croissait toujours.
Les gamins , s'accrochant aux loques de sa
veste, criaient: « Carreau! Pique 1 Trèfle! »
Tout à coup il se retourna levant son sceptre,
et d'un air digne , quoique furieux , il s'é-
cria :
« Relirez- vous , race maudite!... Retirez-
vous... ne m'assourdissez plus... ou je déchaîne
contre vous la meute de mes molosses I •
Cette menace ne fit que redoubler les sifflets
et les éclats de rire ; mais comme au même
instant Hullin parut sur le seuil avec sa longue
tarière, et que, distinguant cinq ou six des plus
acharnés , il les prévint que le soir même il
irait leur tirer le*ï oreilles pendant le souper,
chose que le brave homme avait déjà faite plu-
sieurs fois avec l'assentiment des parents, toute
la bande se dispersa, consternée de cette ren-
contre. Alors, se tournant vers le fou :
« Entre, Yégof, lui dit le sabotier, viens le
réchaufier au coin du. leu.
—Je ne m'appelle pas Yégof, répondit le
malheureux d'un air offensé, je m'appelle Luit-
prand, roi d'Austrasie et de Polynésie.
—Oui, oui, je sais, fit Jean -Claude, je sais!
Tu m'as déjà raconté tout cela. Enfin, n'im-
porte, que tu t'appelles Yégof ou Luitprand,
entre toujours. Il fait froid; tâche de te re-
ch^ufller.
—J'entre, reprit le fou, mais c'est pour une
afiJaiire bien autrement grave, c'est pour une
affaire d'État... pour former une alliance indis-
soluble entre les Germains et les Triboques.
— Bon, nous allons causer de cela. •
Yégof, se courbant alors sous la porte, entra
tout rêveur, et salua Louise de la tête en abais-
sant son sceptre; mais le corbeau ne voulut
pas entrer. Déployant ses grandes ailes creuses,
il fit un vaste circuit autour de la baraque, et
vint s'abattre de plein vol contre les vitres pour
les briser.
« Hans, lui cria le fou, prends gai*del J'ar-
rive!... »
Mais l'oiseau ne détacha point ses griffes
aiguës des mailles de plomb, et ne cessa pas
d'agiter aux fenêtres ses grandes ailes, tant que
son maître resta dans la cassine. Louise ne le
quittait pas des yeux; elle en avait peur. Quant
à Yégof, il prit place dans le vieux fauteuil de
cuir, derrière le poêle, les jambes étendues^
comme sur im trône, et promenant autour de
lui des regards superbes, il s'écria:
• J'arrive de Jérôme en ligne droite poui
aonclure une alliance avec toi, Hullin. Tu n'i«
gnores pas que j'ai daigné jeter les yeux sui
ta fille, et je viens te la demander en mariage. »
Louise, à cette proposition, rougit jusqu'aux
oreilles, et HulUn partit d'un éclat de rire re-
tentissant.
• Tu ris 1 s'écria le fou d'une voix creuse.
Eh bien! tu as tort de rire... Cette alliance peut
seule te sauver de la ruine qui te menace, toi^
ta maison et tous les tiens... En ce moment
même mes armées s'avancent... elles sont in-
nombrables... elles couvrent la terre... Que
pouvez-vous contre moi? Vous serez vaincus,
anéantis ou réduits en esclavage, comme vous
l'avez déjà été pendant des siècles , car moi ,
Luitprand, roi d'Austrasie et de Polynésie, j^ai
décidé que tout rentrerait dans l'ancien o'ilre
de choses... Souviens-toi! »
Ici le fou leva le doigt d'un air solennel :
t Souviens-toi de ce qui s'est passé!... Vous
avez été battus!... Et nous, les vieilles races
du Nord, nous vous avons mis le pied sur la
tête... Nous vous avons chaîné les plus groBsea
pierres sur le dos, pour construire nos ctid-
L'INVASION.
ieaux forts et nos prisons souterraines... Nous
vous avons attelés à nos charrues, vous avez
6té devant nous comme la paille devant l'ou-
ragan... Souviens-toi; souviens-toi, Triboque,
9t tremble 1
— Je me souviens très-bien, dit HuUin tou-
jours en riant ; mais nous avons pris notre
revanche... Tu sais ?
— Oui, oui, interrompit le fou en fronçant
le sourcil ; mais ce temps est passé. Mes guer-
riers sont plus nombreux que les fouilles des
bois... et votre sang coule comme Teau des
ruisseaux. Toi , je te connais , je te connais
depuis plus de mille ans I
— Bahl fit Hullin.
—Oui, c'est cette main^ entends-tu^ cette
main qui t'a vaincu, lorsque nous sommes ar-
rivés la première fois au milieu de vos forêts...
Bile t'a courbé la tête sous le joug, elle te la
courbera encore ! Parce que vous êtes braves,
vous vous croyez à tout jamais les maîtres de
ce pays et de toute la France... Eh bien, vous
avez tort! nous vous avons partagés, et nous
vous partagerons de nouveau : nous rendrons
l'Alsace et la Lorraine à l'Allemagne, la Bre-
tagne et la Normandie aux hommes du Nord,
avec les Flandres et le Midi à l'Espagne. Nous
ferons un petit royamne de France autour de
Paris... un tout petit royaume, avec im descen-
dant de la vieille race à votre tête... et vous ne
remuerez plus... vous serez bien tranquilles. ••
Hélhéîhél >
Yégof se prit à rire.
Hullin, qui ne connaissait guère Thisloire,
s'étonnait que le fou sût tant de noms.
• Bah! laisse cela, Yégof, dit-il, et tiens,
mange un peu de soupe . pour te réchauffer
Testomac.
— Je ne te demande pas de soupe, je te de-
mande cette fille en mariage... la plus belle de
mes États.. • Donne-la-moi volontairement, et
je t'élëve aux marches de mon trône ; sinon^
mes armées la prendront de force, et tu n'auras
pas le mérite de me l'avoir donnée. »
En parlant ainsi , le malheureux regardait
Louise d'un air d^admiration profonde.
• Qu'elle est belle !... fit- il. Je la destine aux
plus grands honneurs... Réjouis-toi, ô jeune
fille, réjouis-toi... Tu seras reine d'Austrasie!
—Ecoute, Tégof , dit Uidlin, je suis très-
flatté de ta demande... cela prouve que tu sais
apprécier la beauté... C'est très-bien... mais
ma fille est déjà fiancée à Gaspard Lefèvre.
— £t moi, s'écria le fou d'un accent irrité, je
ae veux pas entendre pniler de cela ! »
Puis se levant :
« Hullin, dit-il en reprenant son air solennel,
u'eat ma première demande : je la renouvellerai
deux fois encore... entends- tu... deux fois! Et
si tu persistes dans ton obstination... malheur...
malheur sur toi et sur ta race f
— Comment I tu ne veux pas manger de
soupe?
— Non! non ! hurla le fou, je n'accepterai rien
de toi tant que tu n'auras pas consenti... rien !
rien! •
Et se dirigeant vers la porte à la grande sa-
tisfaction de Louise, qui voyait toujours le cor-
beau battre de l'aile centre les vitres, il dit en
levant son sceptre :
• Deux fois encore I. ... »
Et sortit. : ' ,
Hullin partit d'un immense éclat de rire.
« Pauvre diable! i\'écria-t-il. Malgré lui, son
nez se tournait vert la marmite... Il n'a rien
dans l'estomac. . . ses dents claquen t de misère. • .
Eh bien I la foUe esV plus forte que le froid et
la faim.
--Oh ! qu'il m'a fait peur 1 dit Louise.
— Allons, allons, mon enfant, remets-toi...
Le voilà dehors... il te trouve jolie, tout fou
qu'il est ; il ne faut pas que cela t'effraye. •
Malgré ces paroles et le départ du fou, Louise
tremblait encore et se sentait rougir, en son«
géant aux regards que le malheureux dirigeait
vers elle. <
Yégof avait repris la route du Valtin. On le
voyait s'éloigner gravement, son corbeau sui
Tépaule, et faire des gestes bizarres, quoiqu'il
n'y eûi plus personne autour de lui. La nuit
approchait; bientôt la haute taille du Roi (U
Carreau se fondit dans les teintes grises du cré-
puscule d'hiver et disparut.
Il
Le soir du même jour, après le souper, Louiseï
ayant pris son rouet, était allée faire la veillée
chez la mère Aochart,où se réunissaient les
bonnes femmes et les jeunes filles du voisinage
jusqu'à près de minuit. On y racontait de vieilles
légendes, on y causait de la pluie, du temps,
des mariages, des baptêmes, du départ ou du
retour des conscrits... que sais-je? Et cela vous
aidait à passer les heures dhine manière
agréable.
Hullin, resté seul en face de sa petite lampe
do cuivre, ferrait les sabots du vieux bûcheron ;
il ne songeait déjà plus au fou Yégof; son mar-
teau s'élevait et s'abaissait, enfonçant les gros
clous dans les épaisses semelles de bois, et tout
cela machinalement, à force d'habitude. Cepen-
dant mille idées lui passaient par la tête ; il
6
ROMANS NATIONAUX.
était rêveur sans savoir pourquoi. Tantôt il
songeait à Gaspard, qui ne donnait plus signe
de vie, tantôt à la campagne, qui se prolongeait
indéfiniment. La lampe éclairait de son reflet
jaunâtre la petite cassine enfumée. Au dehors^
pas un bruit. Le feu commençait à s'éteindre ;
Jean- Claude se leva pour y remettre une bûche,
puis il se rassit en murmurant :
« Bah ! tout cela ne peut durer... nous allons
recevoir une /ettre un de ces jours. »
La vieille horloge se mit à tinter neuf heures,
et comme Hullin reprenait sa besogne, la porte
s'ouvrit, et Catherine Lefèvre, la fermière du
Bois-de-Chénes, parut sur le seuil à la grande
stupéfaction du sabotier, car elle ne venait pas
d'habitude à pareille heure.
Catherine Lefèvre pouvait avoir soixante ans,
mais elle était encore droite et ferme comme à
trente; ses yeux gris clair, son nez crochu te-
naient de Toiseau de proie; ses joues tirées et
leA coins de sa bouche abaissés par la réfle